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quelle chose peult estre plus estrange, que de veoir un peuple obligé à suyvre les loix qu'il n'entendit oneques; attaché en touts ses affaires domestiques, mariages, donations, testaments, ventes et achapts, à des reigles qu'il ne peult sçavoir, n'estants escriptes ny publiees en sa langue, et desquelles, par necessité, il luy faille achepter l'interpretation et l'usage: non selon l'ingenieuse opinion d'Isocrates', qui conseille à son roy de rendre les traficques et negociations de ses subiects, libres, franches et lucratifves, et leurs debats et querelles, onereuses, chargees de poisants subsides; mais selon une opinion prodigieuse, de mettre en traficque la raison mesme, et donner aux loix cours de marchandise. Ie sçay bon gré à la fortune dequoy, comme disent nos historiens, ce feut un gentilhomme gascon et de mon pays, qui le premier s'opposa à Charlemaigne nous voulant donner des loix latines et imperiales.

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Qu'est il plus farouche que de veoir une nation où, par legitime coustume, la charge de iuger se vende, et les iugements soyent payez à purs deniers comptants, et où legitimement la iustice soit refusee à qui n'a dequoy la payer; et ayt cette marchandise si grand crédit, qu'il se face en une police un quatriesme estat de gents maniants les procez, pour le ioindre aux trois anciens, de l'eglise, de la noblesse, et du peuple; lequel estat ayant la charge des loix et souveraine auctorité des biens et des vies, face un corps à part de celuy de la noblesse d'où il advienne qu'il y ayt doubles loix, celles de l'honneur, et celles de la iustice, en plusieurs choses fort contraires; aussi rigoreusement condemnent celles là un dementy souffert, comme celles icy un dementy revenché; par le debvoir des armes, celuy là soit degradé d'honneur et de noblesse, qui souffre une iniure, et par le debvoir civil, celuy qui s'en venge encoure une peine capitale; qui s'adresse aux loix pour avoir raison d'une offense faicte à son honneur, il se deshonnore; et qui ne s'y adresse, il en est puny et chastié par les loix et de ces deux pieces si diverses, se rapportants toutesfois à un seul chef, ceulx là ayent la paix, ceulx cy la guerre, en charge; ceulx là ayent le gaing, ceulx cy l'honneur; ceulx là le sçavoir, ceulx cy la vertu; ceulx là la parole, ceulx cy l'action; ceulx là la iustice, ceulx cy la vaillance; ceulx là la raison,

1 Disc. à Nicoclès, édit. d'Henri Estienne, p. 18. C. Depuis le chancelier du Prat, sous François I.

ceulx cy la force; ceulx là la robbe longue, ceulx cy la courte, en partage?

Quant aux choses indifferentes, comme ves tements, qui les vouldra ramener à leur vraye fin, qui est le service et commodité du corps, d'où depend leur grace et bienseance originelle : pour les plus fantastiques à mon gré qui se puissent imaginer, ie luy donray entre aultres nos bonnets quarrez; cette longue queue de veloux plissé qui pend aux testes de nos femmes avecques son attirail bigarré; et ce vain modele et inutile d'un membre que nous ne pouvons seulement honnestement nommer, duquel toutesfois nous faisons montre et parade en public. Ces considerations ne destournent pourtant pas un homme d'entendement de suyvre le style commun1: ains au rebours, il me semble que toutes façons escartees et particulieres partent plustost de folie ou d'affectation ambitieuse, que de vraye raison; et que le sage doibt au dedans retirer son ame de la presse, et la tenir en liberté et puissance de iuger librement des choses; mais quant au dehors, qu'il doibt suyvre entierement les façons et formes receues. La societé publicque n'a que faire de nos pensees; mais le demourant, comme nos actions, nostre travail, nos fortunes, et nostre vie, il les fault prester et abandonner à son service et aux opinions communes : comme ce bon et grand Socrates refusa de sauver sa vie, par la desobeïssance du magistrat, voire d'un magistrat tres iniuste et tres inique; car c'est la reigle des reigles, et generale loy des loix, que chascun observe celle du lieu où il est :

Νόμοις ἔπεσθαι τοῖσιν ἐγχωρίοις καλόν 2. En voycy d'une aultre cuvee. Il y a grand doubte s'il se peult trouver si evident proufit au changement d'une loy receue, telle qu'elle soit, qu'il y a du mal à la remuer : d'autant qu'une police, c'est comme un bastiment de diverses pieces ioinctes ensemble d'une telle liaison, qu'il est impossible d'en esbranler une, que Thuriens 3 ordonna que quiconque vouldroit, ou tout le corps ne s'en sente. Le legislateur des abolir une des vieilles loix, ou en establir une nouvelle, se presenteroit au peuple la chorde au col; à fin que sí la nouvelleté n'estoit approuvee d'un chascun, il feust incontinent estranglé : et celuy de Lacedemone employa sa vie, pour

Dans le chapitre 3 du livre III, Montaigne revient sur ces idées et les développe. A. D.

2 Il est beau d'obéir aux lois de son pays. Excerpta ex tragoed. græcis, H. GROTIO interpr. 1626, in-4°, p. 937. 3 Charondas. DIODORE DE SICILE, XII, 24. C.

tirer de ses citoyens une promesse asseuree de n'enfreindre aulcune de ses ordonnances. L'ephore qui couppa si rudement les deux chordes que Phrynis avoit adiousté à la musique, ne s'esmoye pas si elle en vault mieulx, ou si les accords en sont mieulx remplis; il luy suffit, pour les condemner, que ce soit une alteration de la vieille façon. C'est ce que signifioit cette espee rouillee de la iustice de Marseille 3.

Ie suis desgouté de la nouvelleté, quelque visage qu'elle porte; et ay raison, car i'en ay veu des effects tres dommageables : celle qui nous presse depuis tant d'ans, elle n'a pas tout exploicté; mais on peult dire, avecques apparence, que par accident elle a tout product et engendré, voire et les maulx et ruynes qui se font depuis, sans elle et contre elle: c'est à elle de s'en prendre au nez5;

Heu! patior telis vulnera facta meis 6; Ceulx qui donnent le bransle à un estat, sont volontiers les premiers absorbez en sa ruyne, le fruict du trouble ne demeure gueres à celuy qui l'a esmeu; il bat et brouille l'eau pour d'aultres pescheurs. La liaison et contexture de cette monarchie et ce grand bastiment ayant esté desmis et dissoult, notamment sur ses vieux ans, par elle, donne tant qu'on veult d'ouverture et d'entree à pareilles iniures: la maiesté royale s'avalle plus difficilement du sommet au milieu, qu'elle ne se precipite du milieu à fond. Mais si les inventeurs sont plus dommageables, ies imitateurs sont plus vicieux, de se iecter en des exemples desquels ils ont senty et puny l'horreur et le mal: et s'il y a quelque degré d'honneur, mesme au mal à faire, ceulx cy doibvent aux aultres la gloire de l'invention et le courage du premier effort. Toutes sortes de nouvelles desbauches puisent heureusement en cette premiere et feconde source, les images et patrons à troubler nostre police; on lit en nos loix mesmes, faictes pour le remede de ce premier mal, l'apprentissage et l'excuse de toutes sortes de mauvaises entreprinses; et nous advient ce que Thucydides dict des guerres ci

I PLUTARQUE, Lycurgue, c. 22. C.

2 Phrynis, de Mitylene, célebre joueur de cithare, ajouta en effet deux cordes à cet instrument, qui n'en avait d'abord que sept; et Aristophane, dans sa comédie des Nuées, lui reproche d'avoir substitué des airs mous et efféminés à une musique noble et male. E. J.

VALERE MAXIME, II. 6. 7. C.

4 Vingt-cinq ou trente ans, édit. de 1588, in-4°, fol. 42.

5 A mettre tout cela sur son compte. C.

6 Ah! c'est de moi que vient tout le mal que j'endure!

OVIDE, Epist. Phyllidis Demophoonti. v 48.

7 Liv. III, chap. 52. C.

| viles de son temps, qu'en faveur des vices publicques on les baptisoit de mots nouveaux plus doulx pour leur excuse, abastardissant et amollissant leurs vrays tiltres: c'est pourtant pour reformer nos consciences et nos creances! honesta oratio est1. Mais le meilleur pretexte de nouvelleté est tres dangereux : adeo nihil motum ex antiquo probabile est! Si me semble il, à le dire franchement, qu'il y a grand amour de soy et presumption, d'estimer ses opinions iusques là que, pour les ●stablir, il faille renverser une paix publicque, et introduire tant de maulx inevitables, et une si horrible corruption de mœurs que les guerres civiles apportent, et les mutations d'estat en chose de tel poids, et les introduire en son païs propre. Est ce pas mal mesnagé, d'avancer tant de vices certains et cogneus, pour combattre des erreurs contestees et debattables? est il quelque pire espece de vices, que ceulx qui chocquent la propre conscience et naturelle cognoissance? Le senat osa donner en payement cette desfaicte, sur le different d'entre luy et le peuple, pour le ministere de leur religion, ad deos id magis, quam ad se, pertinere ; ipsos visuros, ne sacra sua polluantur 3; conformement à ce que respondit l'oracle à ceulx de Delphes, en la guerre medoise, craignants l'invasion des Perses. Ils demanderent au dieu ce qu'ils avoient à faire des tresors sacrez de son temple, ou les cacher, ou les emporter il leur respondit, qu'ils ne bougeassent rien, qu'ils se souciassent d'eulx, qu'il estoit suffisant pour prouveoir à ce qui luy estoit propre 4.

La religion chrestienne a toutes les marques d'extreme iustice et utilité, mais nulle plus apparente que l'exacte recommendation de l'obeïssance du magistrat et manutention des polices. Quel merveilleux exemple nous en a laissé la sapience divine, qui pour establir le salut du genre humain, et conduire cette sienne glorieuse victoire contre la mort et le peché, ne l'a voulu faire qu'à la mercy de nostre ordre politique; et a soubmis son progrez, et la conduicte d'un si hault effect et si salutaire, à l'aveuglement et iniustice de nos observations et usances, y laissant courir le sang innocent de tant d'esleus ses favoris, et souffrant une longue perte d'anLe prétexte est honnête. TÉRENCE, Andr. act. I, sc. I,

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nees à meurir ce fruict inestimable! Il y a grand | volam, pontifices maximos, non Zenonem, aut à dire entre la cause de celuy qui suit les formes Cleanthem, aut Chrysippum sequor1. Dieu le et les loix de son païs, et celuy qui entreprend scache, en nostre presente querelle, où il y a cent de les regenter et changer : celuy là allegue pour articles à oster et remettre, grands et profonds son excuse la simplicité, l'obeïssance et l'exem- articles, combien ils sont qui se puissent vanter ple; quoy qu'il face, ce ne peult estre malice; d'avoir exactement recogneu les raisons et fonc'est, pour le plus, malheur : quis est enim, dements de l'un et l'aultre party : c'est un nombre, quem non moveat clarissimis monumentis tes- si c'est nombre, qui n'auroit pas grand moyen tata consignataque antiquitas1? oultre ce que de nous troubler. Mais toute cette aultre presse, dict Isocrates', que la defectuosité a plus de où va elle ? soubs quelle enseigne se iecte elle à part à la moderation que n'a l'excez : l'aultre est quartier ? Il advient de la leur comme des aultres en bien plus rude party; car qui se mesle de medecines foibles et mal appliquees : les humeurs choisir et de changer, usurpe l'auctorité de iuger, qu'elle vouloit purger en nous, elle les a eschaufet se doibt faire fort de veoir la faulte de ce qu'il fees, exasperees et aigries par le conflict; et si, chasse, et le bien de ce qu'il introduict. nous est demeuree dans le corps : elle n'a sceu nous purger par sa foiblesse, et nous a cependant affoiblis; en maniere que nous ne la pouvons vuider non plus, et ne recevons de son ope ration que des douleurs longues et intestines.

Cette si vulgaire consideration m'a fermy en mon siege, et tenu ma ieunesse mesme, plus temeraire, en bride, de ne charger mes espaules d'un si lourd fais, que de me rendre respondant d'une science de telle importance, et oser en cette cy ce qu'en sain iugement ie ne pourrois oser en la plus facile de celles ausquelles on m'avoit instruict, et ausquelles la temerité de iuger est de nul preiudice; me semblant tres inique de vouloir soubmettre les constitutions et observances publicques et immobiles à l'instabilité d'une privee fantasie (la raison privee n'a qu'une iurisdiction privee), et entreprendre sur les loix divines ce que nulle police ne supporteroit aux civiles; ausquelles encores que l'humaine raison ayt beaucoup plus de commerce, si sont elles souverainement iuges de leurs iuges; et l'extreme suffisance sert à expliquer et estendre l'usage qui en est receu, non à le destourner et innover. Si quelquesfois la providence divine a passé par dessus les reigles ausquelles elle nous a necessairement astreincts, ce n'est pas pour nous en dispenser : ce sont coups de la main divine, qu'il nous fault non pas imiter, mais admirer; et exemples extraordinaires marquez d'un exprez et particulier adveu, du genre des miracles, qu'elle nous offre pour tesmoignage de sa toute puissance, au dessus de nos ordres et de nos forces, qu'il est folie et impieté d'essayer à representer, et que nous ne debvons pas suyvre, mais contempler avec estonnement, acte de son personnage, non pas du nostre. Cotta proteste bien opportuneement: Quum de religione agitur, Ti. Coruncanium, P. Scipionem, P. Sca

Qui pourrait ne pas respecter une antiquité qui nous a été conservée et transmise par les plus éclatants témoignages? CICÉRON, de Divin. I, 40.

› Discours à Nicoclès, pag. 21. C.

MONTAIGNE.

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Si est ce que la fortune reservant tousiours son auctorité au dessus de nos discours, nous presente aulcunesfois la necessité si urgente, qu'il est besoing que les loix lui facent quelque place : et quand on resiste à l'accroissance d'une innovation qui vient par violence à s'introduire, de se tenir en tout et par tout en bride et en reigle contre ceulx qui ont la clef des champs, ausquels tout cela est loisible qui peult advancer leur desseing, qui n'ont ny loy ny ordre que de suyvre leur advantage, c'est une dangereuse obligation et inequalité.

Aditum nocendi perfido præstat fides2 : d'autant que la discipline ordinaire d'un estat, qui est en sa santé, ne pourveoit pas à ces accidents extraordinaires; elle presuppose un corps qui se tient en ses principaulx membres et offices, et un commun consentement à son observation et obeïssance. L'aller legitime est un aller froid, poisant et contrainct, et n'est pas pour

tenir bon à un aller licentieux et effrené. On

sçait qu'il est encores reproché à ces deux grands personnages, Octavius et Caton, aux guerres civiles, l'un de Sylla, l'aultre de Cesar, d'avoir plustost laissé encourir toutes extremitez à leur patrie, que de la secourir aux despens de ses loix, et que de rien remuer: car, à la verité, en ces dernieres necessitez où il n'y a plus que tenir, il seroit à l'adventure plus sagement faict de

'En matière de religion, j'écoute Tib. Coruncanius, P. Scipion, P. Scévola, souverains pontifes, et non pas Zénon, Cléanthe, ou Chrysippe. Cic. de Nat. deor. III, 2.

2 Se fier à un perfide, c'est lui donner moyen de nuire. SÉNÈQUE, OEdip. act. III, v. 686.

nance,

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baisser la teste et prester un peu au coup, que | advertissement: mais se promenant lendemain s'aheurtant, oultre la possibilité, à ne rien relas- au mont Saincte Catherine, d'où se faisoit noscher, donner occasion à la violence de fouler tre batterie à Rouan (car c'estoit au temps que tout aux pieds; et vauldroit mieulx faire vouloir nous la tenions assiegee), ayant à ses costez leaux loix ce qu'elles peuvent, puis qu'elles ne dit seigneur grand aumosnier et un aultre evespeuvent ce qu'elles veulent. Ainsi feit celuy qui que, il apperceut ce gentilhomme qui luy avoit ordonna qu'elles dormissent vingt et quatre heu- esté remarqué, et le feit appeller. Comme il res'; et celuy qui remua pour cette fois un iour feut en sa presence, il luy dict ainsi, le veoyant du calendrier; et cet aultre qui du mois de desia paslir et fremir des alarmes de sa coniuin feit le second may. Les Lacedemoniens mes- science: « Monsieur de tel lieu, vous vous doubmes, tant religieux observateurs des ordonnan- tez bien de ce que ie vous veulx, et vostre vices de leur païs, estants pressez de leur loy qui sage le montre. Vous n'avez rien à me cacher; deffendoit d'eslire par deux fois admiral un mesme car ie suis instruict de votre affaire si avant, personnage,et de l'aultre part leurs affaires re- que vous ne feriez qu'empirer vostre marché querants de toute necessité que Lysander prinst❘ d'essayer à le couvrir. Vous sçavez bien telle derechef cette charge, ils feirent bien un Ara- chose et telle (qui estoient les tenants et aboucus admiral, mais Lysander surintendant de la tissants des plus secrettes pieces de cette menee): marine3 et de mesme subtilité, un de leurs ne faillez, sur vostre vie, à me confesser la ve ambassadeurs estant envoyé vers les Atheniens rité de tout ce desseing. » Quand ce pauvre homme pour obtenir le changement de quelque ordon- se trouva prins et convaincu (car le tout avoit et Pericles luy alleguant qu'il estoit def- esté descouvert à la royne par l'un des complifendu d'oster le tableau où une loy estoit une ces), il n'eut qu'à ioindre les mains et requerir fois posee, luy conseilla de le tourner seulement, la grace et misericorde de ce prince, aux pieds d'autant que cela n'estoit pas deffendu 4. C'est duquel il se voulut iecter; mais il l'en garda, ce dequoy Plutarque loue Philopomen 5, qu'es- suyvant ainsi son propos1: « Venez ça; vous ay tant nay pour commander, il sçavoit non seu- ie aultrefois faict desplaisir? ay ie offensé quellement commander selon les loix, mais aux loix qu'un des vostres par haine particuliere? Il n'y mesmes, quand la necessité publicque le reque- a pas trois semaines que ie vous cognoy; quelle roit. raison vous a peu mouvoir à entreprendre ma mort?» Le gentilhomme respondit à cela, d'une voix tremblante, que ce n'estoit aulcune occasion particuliere qu'il en eust, mais l'interest de la cause generale de son party, et qu'aulcuns luy avoient persuadé que ce seroit une execution pleine de pieté, d'extirper, en quelque maniere que ce feust, un si puissant ennemy de leur religion. « Or, suyvit ce prince, ie vous veulx montrer combien la religion que ie tiens est plus doulce que celle dequoy vous faictes profession. La vostre vous a conseillé de me tuer sans m'ouyr, n'ayant receu de moy aulcune offense; et la mienne me commande que ie vous pardonne, tout convaincu que vous estes de m'avoir voulu tuer sans raison. Allez vous en, retirez vous; que ie ne vous veoye plus icy: et si vous estes sage, prenez doresnavant en vos entreprinses des conseillers plus gents de bien que ceulx là. »

CHAPITRE XXIII.

Divers evenements de mesme conseil.

Iacques Amyot, grand aumosnier de France, me recita un iour cette histoire à l'honneur d'un prince des nostres (et nostre estoit il à tres bonnes enseignes, encores que son origine feust estrangiere), que durant nos premiers troubles, au siege de Rouan, ce prince ayant esté adverty, par la royne mere du roy, d'une entreprinse qu'on faisoit sur sa vie, et instruict particulierement, par ses lettres, de celuy qui la debvoit conduire à chef, qui estoit un gentilhomme angevin, ou manceau, frequentant lors ordinairement pour cet effect la maison de ce prince, il ne communiqua à personne cet

1 C'est Agesilas, dans PLUTARQUE, Apophthegmes des Laédémoniens, et Vie d'Agésilas. C.

2 Alexandre le Grand. Voy. PLUTARQUE, Alex. c. 5. C. 3 PLUTARQUE, Vie de Lysandre, c. 4. C.

4 PLUTARQUE, Vie de Périclès, c. 18. C.

5 Dans la comparaison de T. Q. Flaminius avec Philopomen, vers la fin. C.

Le duc de Guise, surnommé le Balafré, de la maison de Lorraine. Au siége de Rouen, en 1562.

L'empereur Auguste estant en la Gaule, receut certain advertissement d'une coniuration

Tout ceci se trouve dans un livre intitulé la Fortune de la Cour, composé par le sieur de Dampmartin, ancien courtisan du règne de Henri III (liv. II, pag. 139). C.

2 Voyez SÉNÈQUE, dans son traité de la Clémence, I, 9, d'où cette histoire a été transportée ici mot pour mot.

«

que luy brassoit L. Cinna: il delibera de s'en venger, et manda pour cet effect au lendemain le conseil de ses amis. Mais la nuict d'entre deux, il la passa avecques grande inquietude, considerant qu'il avoit à faire mourir un ieune homme de bonne maison et nepveu du grand Pompeius, et produisoit en se plaignant plusieurs divers discours: « Quoy doncques, disoit il, sera il vray que ie demeureray en crainte et en alarme, et que ie lairray mon meurtrier se promener ce pendant à son ayse? S'en ira il quitte, ayant assailly ma teste, que l'ay sauvee de tant de guerres civiles, de tant de battailles par mer et par terre, et aprez avoir estably la paix universelle du monde? sera il absoult, ayant deliberé non de me meurtrir seulement, mais de me sacrifier? » car la coniuration estoit faicte de le tuer comme il feroit quelque sacrifice. Aprez cela, s'estant tenu coy quelque espace de temps, il recommenceoit d'une voix plus forte, et s'en prenoit à soy mesme : Pourquoy vis tu, s'il importe à tant de gents que tu meures? n'y aura il point de fin à tes vengeances et à tes cruautez? Ta vie vault elle que tant de dommage se face pour la conserver? » Livia, sa femme, le sentant en ces angoisses: « Et les conseils des femmes y seront ils receus? luy dict elle fay ce que font les medecins; quand les receptes accoustumees ne peuvent servir, ils en essayent de contraires. Par severité, tu n'as iusques à cette heure rien proufité; Lepidus a suyvi Salvidienus; Murena, Lepidus; Caepio, Murena; Egnatius, Caepio: commence à experimenter comment te succederont la doulceur et la clemence. Cinna est convaincu; pardonne luy : de te nuire desormais, il ne pourra, et proufitera à ta gloire. » Auguste feut bien ayse d'avoir trouvé un advocat de son humeur; et ayant remercié sa femme, et contremandé ses amis qu'il avoit assignez au conseil, commanda qu'on feist venir à luy Cinna tout seul; et ayant faict sortir tout le monde de sa chambre, et faict donner un siege à Cinna, il luy parla en cette maniere : En premier lieu, ie te demande, Cinna, paisible audience; n'interromps pas mon parler; ie te donray temps et loisir d'y respondre. Tu sçais, Cinna, que t'ayant prins au camp de mes ennemis, non seulement t'estant faict mon ennemy, mais estant nay tel, ie te sauvay, ie te meis entre mains touts tes biens, et t'ay enfin rendu si accommodé et si aysé, que les victorieux sont envieux de la condition du vaincu : l'office du sacerdoce que tu me demandas, ie te l'octroyay, l'ayant re

fusé à d'aultres, desquels les peres avoient tousiours combattu avecques moy. T'ayant si fort obligé, tu as entreprins de me tuer. » A quoy Cinna s'estant escrié qu'il estoit bien esloingné d'une si meschante pensee: « Tu ne me tiens pas, Cinna, ce que tu m'avois promis, suyvit Auguste; tu m'avois asseuré que ie ne seroy pas interrompu. Ouy, tu as entreprins de me tuer en tel lieu, tel iour, en telle compaignie, et de telle façon. » Et le veoyant transy de ces nouvelles, et en silence, non plus pour tenir le marché de se taire, mais de la presse de sa conscience: « Pourquoy, adiousta il, le fais tu? Est ce pour estre empereur? Vrayement il va bien mal à la chose publicque, s'il n'y a que moy qui t'empesche d'arriver à l'empire. Tu ne peulx pas seulement deffendre ta maison, et perdis dernierement un procez par la faveur d'un simple libertin '. Quoy? n'as tu moyen ny pouvoir en aultre chose qu'à entreprendre Cesar? Ie le quitte, s'il n'y a que moy qui empesche tes esperances. Penses tu que Paulus, que Fabius, que les Cosseens et Serviliens te souffrent, et une si grande trouppe de nobles, non seulement nobles de nom, mais qui, par leur vertu, honorent leur noblesse? » Aprez plusieurs aultres propos (car il parla à luy plus de deux heures entieres) « Or va, luy dict il, ie te donne, Cinna, la vie à traistre et à parricide, que ie te donnay aultrefois à ennemy; que l'amitié commence de ce iourd'huy entre nous; essayons qui de nous deux de meilleure foy, moy t'aye donné ta vie, ou tu l'ayes receue. » Et se despartit d'avecques luy en cette maniere. Quelque temps aprez il luy donna le consulat, se plaignant dequoy il ne le luy avoit osé demander. Il l'eut depuis pour fort amy, et feut seul faict par luy heritier de ses biens. Or depuis cet accident, qui adveint à Auguste au quarantiesme an de son aage, il n'y eut iamais de coniuration ny d'entreprinse contre luy, et receut une iuste recompense de cette sienne clemence. Mais il n'en adveint pas de mesme au nostre2; car sa doulceur ne le sceut guarantir qu'il ne cheust depuis aux lacs de pareille trahison: tant c'est chose vaine et frivole que l'humaine prudence! et au travers de touts nos proiects, de nos conseils et

1 Affranchi, du mot latin libertus, ou libertinus; car ce dernier ne veut pas dire, comme on l'a cru longtemps, fils d'affranchi. J. V. L.

2 Le même duc de Guise, dont Montaigne a parlé au com mencement du chapitre. Ce duc assiégeant Orléans en 1563, fut assassiné par un gentilhomme d'Angoumois, nommé Pol

trot. C.

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