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« Subiuguer le monde; » qui le demandera à cet tuy cy, il dira, « Mener l'humaine vie conformement à sa naturelle condition': » science bien plus generale, plus poisante et plus legitime.

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dans les eglises, à fin que le peuple et les dieux mesmes veissent dans ses actions privees. Tel a esté miraculeux au monde, auquel sa femme et son valet n'ont rien veu seulement de remarquable; peu d'hommes ont esté admirez par leurs Le prix de l'ame ne consiste pas à aller hault, domestiques'; nul a esté prophete non seulement mais ordonneement; sa grandeur ne s'exerce pas en sa maison, mais en son païs, dict l'experience en la grandeur, c'est en la mediocrité. Ainsi que des histoires de mesme aux choses de neant; et ceulx qui nous iugent et touchent au dedans, : en ce bas exemple, se veoid l'image des grands. font pas grande recepte de la lueur de nos actions En mon climat de Gascoigne, on tient pour dro- publicques, et veoyent que ce ne sont que filets lerie de me veoir imprimé; d'autant que la co- et poinctes d'eau fine reiaillies d'un fond au degnoissance qu'on prend de moy s'esloingne de mourant limonneux et poisant en pareil cas, mon giste, i'en vaulx d'autant mieulx: i'achepte ceulx qui nous iugent par cette brave apparence les imprimeurs en Guienne; ailleurs ils m'achep- du dehors, concluent de mesme de nostre constent. Sur cet accident se fondent ceulx qui se titution interne; et ne peuvent accoupler des facachent vivants et presents, pour se mettre en cultez populaires et pareilles aux leurs, à ces credit trespassez et absents. I'ayme mieulx en aultres facultez qui les estonnent si loing de leur avoir moins; et ne me iecte au monde que pour la visee. Ainsi donnons nous aux daimons des formes part que i'en tire: au partir de là, ie l'en quitte. Le sauvages; et qui non à Tamburlan des sourcils peuple reconvoye celuy là, d'un acte publicque, eslevez, des nazeaux ouverts, un visage affreux, avecques estonnement, iusques à sa porte il et une taille desmesuree, comme est la taille de laisse avecques sa robe ce roolle; il en retumbe❘ l'imagination qu'il en a conceue par le bruict de d'autant plus bas, qu'il s'estoit plus hault monté; son nom? Qui m'eust faict veoir Erasme aultreau dedans, chez luy, tout est tumultuaire et vil. fois, il eust esté mal aysé que ie n'eusse prins pour Quand le reiglement s'y trouveroit, il fault un adages et apophthegmes tout ce qu'il eust dict à iugement vif et bien trié pour l'appercevoir en son valet et à son hostesse. Nous imaginons bien cès actions basses et privees: ioinct que l'ordre plus sortablement un artisan sur sa garderobbe ou est une vertu morne et sombre. Gaigner une bres- sur sa femme, qu'un grand president venerable che, conduire une ambassade, regir un peuple, par son maintien et suffisance : il nous semble que ce sont actions esclatantes: tanser, rire, vendre, de ces haults throsnes ils ne s'abbaissent pas iuspayer, aymer, haïr, et converser avecques les ques à vivre. Comme les ames vicieuses sont insiens, et avecques soy mesme, doulcement et citees souvent à bien faire par quelque impulsion iustement, ne relascher point, ne se desmentir estrangiere; aussi sont les vertueuses, à faire mal: point; c'est chose plus rare, plus difficile et moins il les fault doncques iuger par leur estat rassis, remarquable. Les vies retirees soustiennent par quand elles sont chez elles, si quelquesfois elles là, quoy qu'on die, des debvoirs autant ou plus y sont; ou au moins quand elles sont plus voyaspres et tendus, que ne le font les aultres vies; sines du repos, et en leur naïfve assiette. et les privez, dict Aristote 2, servent la vertu plus difficilement et haultement, que ne font ceulx qui sont en magistrat : nous nous preparons aux occasions eminentes, plus par gloire que par conscience. La plus courte façon d'arriver à la gloire, ce seroit faire pour la conscience ce que nous faisons pour la gloire et la vertu d'Alexandre me semble representer assez moins de vigueur en son theatre, que ne faict celle de Socrates en cette exercitation basse et obscure. Ie conceoy ayseement Socrates en la place d'Alexandre; Alexandre en celle de Socrates, ie ne puis. Qui demandera à celuy là, ce qu'il sçait faire, il respondra,

I « Il faut être bien héros, disait le maréchal de Catinat, pour l'être aux yeux de son valet de chambre. » C.

Morale à Nicomaque, X, 7. J. V. L.

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Les inclinations naturelles s'aydent et fortifient par institution; mais elles ne se changent gueres et surmontent: mille natures de mon temps ont eschappé vers la vertu, ou vers le vice, au travers d'une discipline contraire.

Sic ubi desuetæ silvis in carcere clausæ

Mansuevere feræ, et vultus posuere minaces,
Atque hominem didicere pati, si torrida parvus
Venit in ora cruor, redeunt rabiesque furorque,
Admonitæque tument gustato sanguine fauces;
Fervet, et a trepido vix abstinet ira magistro2:

Montaigne ajoutait ici, faire au monde ce pourquoy il est au monde; mais il a rayé depuis cette phrase. N.

2 Ainsi quand les bêtes fauves, dans l'ombre de leur pri son, oubliant les forêts, semblent s'être adoucies, et que dé pouillant leur orgueil farouche, elles ont appris à souffrir l'empire de l'homme; si, par hasard, un peu de sang vient à toucher leurs lèvres enflammées, leur rage se réveille; leur

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on n'extirpe pas ces qualitez originelles; on les | mais ils le contrebalancent avecques le plaisir ou couvre, on les cache. Le langage latin m'est comme naturel; ie l'entens mieulx que le françois mais il y a quarante ans que ie ne m'en suis du tout point servy à parler ny gueres à escrire. Si est ce qu'à des extremes et soubdaines esmotions, où ie suis tumbé deux ou trois fois en ma vie, et l'une, veoyant mon pere, tout sain, se renverser sur moy pasmé, i'ay tousiours eslancé du fond des entrailles les premieres paroles, latines: nature se sourdant et s'exprimant à force, à l'encontre d'un si long usage; et cet exemple se dict d'assez d'aultres.

Ceulx qui ont essayé de radviser' les mœurs du monde, de mon temps, par nouvelles opinions, reforment les vices de l'apparence; ceulx de l'essence, ils les laissent là, s'ils ne les augmentent: et l'augmentation y est à craindre; on se seiourne volontiers de tout aultre bien faire, sur ces reformations externes, arbitraires, de moindre coust et de plus grand merite; et satisfaict on à bon marché, par là, les aultres vices naturels, consubstantiels et intestins. Regardez un peu comment s'en porte nostre experience : il n'est personne, s'il s'escoute, qui ne descouvre en soy une forme sienne, une forme maistresse, qui luicte contre l'institution, et contre la tempeste des passions qui luy sont contraires. De moy, ie ne me sens gueres agiter par secousse : ie me treuve quasi tousiours en ma place, comme font les corps lourds et poisants; si ie ne suis chez moy, i'en suis tousiours bien prez. Mes desbauches ne m'emportent pas fort loing, il n'y a rien d'extreme et d'estrange; et si ay des radvisements sains et vigoreux.

La vraye condemnation, et qui touche la commune façon de nos hommes, c'est que leur retraicte mesme est pleine de corruption et d'ordure, l'idee de leur amendement chafourree3, leur penitence malade et en coulpe, autant à peu prez que leur peché : aulcuns, ou pour estre collez au vice d'une attache naturelle, ou par longue accoustumance, n'en treuvent plus la laideur : à d'aultres (duquel regiment ie suis) le vice poise, gosier s'enfle, altéré du sang dont le goût vient d'exciter la soif; elles brûlent de s'en assouvir, et leur cruauté s'abstient à peine de dévorer leur maitre pålissant. LUCAIN, IV, 237.

Corriger, réformer. — Se raviser, pour dire changer d'avis, a été et est encore en usage; mais raviser les mœurs, pour dire les redresser, les corriger, c'est une expression qu'on ne trouve nulle part, et que Montaigne a hasardée, ou peut-être fabriquée sans y penser. C.

2 On s'abstient, on se dispense. C.

3 Confuse, barbouillée. C'est ce qu'emporte le mot de chafourré, vieux mot qu'on trouve encore en ce sens-là dans les dictionnaires de Nicot et de Cotgrave. C.

aultre occasion; et le souffrent et s'y prestent, à certain prix, vicieusement pourtant et laschement. Si se pourroit il, à l'adventure, imaginer si esloingnee disproportion de mesure, où, avecques iustice, le plaisir excuseroit le peché, comme nous disons de l'utilité; non seulement s'il estoit accidental et hors du peché, comme au larrecin, mais en l'exercice mesme d'iceluy, comme en l'accointance des femmes, où l'incitation est violente, et, dict on, par fois invincible. En la terre d'un mien parent, l'aultre iour que i'estois en Armaignac, ie veis un païsant que chascun surnomme le Larron. Il faisoit ainsi le conte de sa vie: Qu'estant nay mendiant, et trouvant qu'à gaigner son pain au travail de ses mains, il n'arriveroit iamais à se fortifier assez contre l'indigence, il s'advisa de se faire larron; et avoit employé à ce mestier toute sa ieunesse en seureté, par le moyen de sa force corporelle; car il moissonnoit et vendangeoit des terres d'aultruy, mais c'estoit au loing et à si gros monceaux, qu'il estoit inimaginable qu'un homme en eust tant emporté en une nuict sur ses espaules; et avoit soing, oultre cela, d'egualer et disperser le dommage qu'il faisoit, si que la foule estoit moins importable à chasque particulier. Il se treuve à cette heure, en sa vieillesse, riche pour un homme de sa condition, mercy à cette traficque, de laquelle il se confesse ouvertement. Et pour s'accommoder avecques Dieu de ses acquests, il dict estre touts les iours aprez à satisfaire, par bienfaicts, aux successeurs de ceulx qu'il a desrobbez; et s'il n'acheve (car d'y pourveoir tout à la fois, il ne peult), qu'il en chargera ses heritiers, à la raison de la science qu'il a luy seul du mal qu'il a faict à chascun. Par cette description, soit vraye ou faulse, cettuy cy regarde le larrecin comme action deshonneste, et le hait, mais moins que l'indigence; s'en repent bien simplement; mais en tant qu'elle estoit ainsi contrebalancee et compensee, il ne s'en repent pas. Cela, ce n'est pas cette habitude qui nous incorpore au vice, et y conforme nostre entendement mesme, ny n'est ce vent impetueux qui va troublant et aveuglant à secousses nostre ame, et nous precipite pour l'heure, iugement et tout, en la puissance du vice.

Ie fois coustumierement entier ce que ie fois, et marche tout d'une piece; ie n'ay gueres de mouvement qui se cache et desrobbe à ma raison, et qui ne se conduise, à peu prez, par le consentement de toutes mes parties, sans divi

sion, sans sedition intestine : mon iugement en a la coulpe ou la louange entiere; et la coulpe qu'il a une fois, il l'a tousiours; car quasi dez sa naissance il est un, mesme inclination, mesme route, mesme force et en matiere d'opinions universelles, dez l'enfance ie me logeay au poinct où l'avois à me tenir. Il y a des pechez impetueux, prompts et subits; laissons les à part: mais en ces aultres pechez à tant de fois reprins, deliberez et consultez, ou pechez de complexion, ou pechez de profession et de vacation, ie ne puis pas concevoir qu'ils soient plantez si long temps en un mesme courage, sans que la raison et la conscience de celuy qui les possede le vueille constamment', et l'entende ainsin; et le repentir qu'il se vante luy en venir à certain instant prescript, m'est un peu dur à imaginer et former. Ie ne suy pas la secte de Pythagoras, « que les hommes prennent une ame nouvelle quand ils approchent des simulacres des dieux pour recueillir leurs oracles; »> sinon qu'il voulust dire cela mesme, Qu'il fault bien qu'elle soit estrangiere, nouvelle, et prestee pour le temps: la nostre monstrant si peu de signe de purification et netteté condigne à cet office.

Ils font tout à l'opposite des preceptes stoïques, qui nous ordonnent bien de corriger les imperfections et vices que nous recognoissons en nous, mais nous deffendent d'en alterer le repos de nostre ame: ceulx cy nous font accroire qu'ils en ont grande desplaisance et remors au dedans; mais d'amendement et correction, ny d'interruption, ils ne nous en font rien apparoir. Si n'est ce pas guarison, si on ne se descharge du mal si la repentance poisoit sur le plat de la balance, elle emporteroit le peché. Ie ne treuve aulcune qualité si aysee à contrefaire que la devotion, si on n'y conforme les mœurs et la vie : son essence est abstruse et occulte; les apparences, faciles et trompeuses.

Quant à moy, ie puis desirer en general estre aultre; ie puis condemner et me desplaire de ma forme universelle, et supplier Dieu pour mor entiere reformation, et pour l'excuse de ma foiblesse naturelle; mais cela, ie ne le dois nommer repentir, ce me semble, non plus que le desplaisir de n'estre ny ange ny Caton. Mes actions sont reiglees, et conformes à ce que ie suis et à ma con

'Pour rendre plus clairement cette pensée, l'auteur pouvait mettre ici, sans que la raison et la conscience de celuy qui possede ces pechez de complexion ou de profession, le vueille constamment ainsi ; c'est-à-dire, sans que l'homme soit luimême déterminé par sa propre volonté à persister dans ces péchés de complexion ou de profession. C.

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dition; ie ne puis faire mieulx et le repentir ne touche pas proprement les choses qui ne sont pas en nostre force; ouy bien le regret. I'imagine infinies natures plus haultes et plus reiglees que la mienne : ie n'amende pourtant mes facultez; comme ny mon bras ny mon esprit ne deviennent plus vigoreux, pour en concevoir un aultre qui le soit. Si l'imaginer et desirer un agir plus noble que le nostre, produisoit la repentance du nostre, nous aurions à nous repentir de nos operations plus innocentes, d'autant que nous iugeons bien qu'en la nature plus excellente, elles auroient esté conduictes d'une plus grande perfection et dignité; et vouldrions faire de mesme. Lors que ie consulte des deportements de ma ieunesse, avecques ma vieillesse, ie treuve que ie les ay communement conduicts avecques ordre, selon moy: c'est tout ce que peult ma resistance. Ie ne me flatte pas; à circonstances pareilles, ie seroy tousiours tel : ce n'est pas macheure 1, c'est plustost une teincture universelle, qui me tache. le ne cognoy pas de repentance superficielle, moyenne, et de cerimonie: il fault qu'elle me touche de toutes parts, avant que ie la nomme ainsin; et qu'elle pince mes entrailles, et les afflige, autant profondement que Dieu me veoid, et autant universellement.

Quant aux negoces', il m'est eschappé plusieurs bonnes adventures, à faulte d'heureuse conduicte: mes conseils ont pourtant bien choisy, selon les occurrences qu'on leur presentoit; leur façon est de prendre tousiours le plus facile et seur party. Ie treuve qu'en mes deliberations passees, i̇'ay, selon ma reigle, sagement procedé, pour l'estat du subiect qu'on me proposoit, et en ferois autant d'icy à mille ans, en pareilles occasions; ie ne regarde pas quel il est à cette heure, mais quel il estoit quand i'en consultoy: la force de tout conseil gist au temps; les occasions et les matieres roulent et changent sans cesse. l'ay encouru quelques lourdes erreurs en ma vie, et importantes, non par faulte de bon advis, mais par faulte de bonheur. Il y a des parties secrettes aux obiects qu'on manie, et indivinables, signamment en la nature des hommes; des conditions muettes, sans monstre, incogneues par fois du possesseur mesme, qui se produisent et esveillent par des occasions survenantes: si ma prudence ne les a peu pene

1 Macheure, tache, contusion, meurtrissure. Voyez CorGRAVE, dans son Dictionnaire françois et anglois; et NICOT, augmenté par DE BROSSES, et publié pour la première fois en 1614. C. Edition in-4o de 1588, fol. 355 : « Ce n'est pas tache, c'est plustost une teincture universelle, qui me noircit. » Affaires.

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trer et prophetizer, ie ne luy en sçay nul mauvais gré; sa charge se contient en ses limites: si l'evenement me bat, s'il favorise le party que i'ay refusé, il n'y a remede, ie ne m'en prens pas à moy, i'accuse ma fortune, non pas mon ouvrage; cela ne s'appelle pas repentir.

ou

En touts affaires, quand ils sont passez, comment que ce soit, i'y ay peu de regret; car cette imagination me met hors de peine, qu'ils debvoient ainsi passer : les voylà dans le grand cours de l'univers, et dans l'enchaisneure des causes stoïques; vostre fantasie n'en peult, par souhaict et imagination, remuer un poinct, que tout l'ordre des choses ne renverse, et le passé, et l'advenir.

Phocion avoit donné aux Atheniens certain advis qui ne feut pas suyvy: l'affaire pourtant se passant, contre son opinion, avecques prosperité, Au demourant, ie hay cet accidental repentir quelqu'un luy dit : « Eh bien, Phocion, es tu con- que l'aage apporte. Celuy qui disoit anciennetent que la chose aille si bien? - Bien suis ie con- ment estre obligé aux annees, dequoy elles l'atent, feit il', qu'il soit advenu cecy; mais ie ne voient desfaict de la volupté, avoit aultre opinion me repens point d'avoir conseillé cela. » Quand mes que la mienne : ie ne sçauray iamais bon gré à amis s'addressent à moy pour estre conseillez, ie l'impuissance, de bien qu'elle me face; nec tam le fois librement et clairement, sans m'arrester, aversa unquam videbitur ab opere suo provicomme faict quasi tout le monde, à ce que, la dentia, ut debilitas inter optima inventa sit1. chose estant hazardeuse, il peult advenir au re- Nos appetits sont rares en la vieillesse; une probours de mon sens, par où ils ayent à me faire re- fonde satieté nous saisit aprez le coup : en cela, proche de mon conseil ; dequoy il ne me chault: car ie ne veoy rien de conscience; le chagrin et la ils auront tort; et ie n'ay deu leur refuser cet office. foiblesse nous impriment une vertu lasche et Ie n'ay gueres à me prendre de mes faultes, catarrheuse. Il ne nous fault pas laisser emporter infortunes, à aultre qu'à moy : car, en effect, ie si entiers aux alterations naturelles, que d'en me sers rarement des advis d'aultruy, si ce n'est abbastardir nostre iugement. La ieunesse et le par honneur de cerimonie; sauf où i̇'ay besoing plaisir n'ont pas faict aultrefois que i'aye mesd'instruction, de science, ou de la cognoissance cogneu le visage du vice en la volupté; ny ne du faict. Mais ez choses où ie n'ay à employer faict, à cette heure, le desgoust que les ans m'apque le iugement, les raisons estrangieres peuvent portent, que ie mescognoisse celuy de la volupté servir à m'appuyer, mais peu à me destourner : au vice ores3 que ie n'y suis plus, i'en iuge ie les escoute favorablement et decemment toutes; comme si i'y estoy. Moy, qui la secoue vifvement qu'il m'en souvienne, ie n'en ay creu iusques à et attentifvement, treuve que ma raison est celle cette heure que les miennes. Selon moy, ce ne mesme que i'avois en l'aage plus licentieux, sinon, sont que mouches et atomes qui promeinent ma à l'adventure, d'autant qu'elle s'est affoiblie et volonté ie prise peu mes opinions; mais ie empiree en vieillissant; et treuve que ce qu'elle prise aussi peu celles des aultres. Fortune me paye refuse de m'enfourner à ce plaisir, en consideradignement si ie ne receoy pas de conseil, i'ention de l'interest de ma santé corporelle, elle ne le donne aussi peu. I'en suis fort peu enquis3, mais i'en suis encores moins creu; et ne sçache nulle entreprinse publicque ny privee que mon advis aye redressee et ramenee. Ceulx mesmes que la fortune y avoit aulcunement attachez, se sont lais- | sez plus volontiers manier à toute aultre cervelle qu'à la mienne. Comme cil qui suis bien autant ialoux des droicts de mon repos que des droicts de mon auctorité, ie l'ayme mieulx ainsi : me laissant là, on faict selon ma profession, qui est de m'establir et contenir tout en moy. Ce m'est plaisir d'estre desinteressé des affaires d'aultruy, et desgagé de leur gariement 4.

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feroit, non plus qu'aultrefois, pour la santé spirituelle. Pour la veoir hors de combat, ie ne l'estime pas plus valeureuse: mes tentations sont si cassees et mortifiees, qu'elles ne valent pas qu'elle s'y oppose; tendant seulement les mains au devant ie les coniure 4. Qu'on luy remette en ment ou gariment, vieux mot de la coutume de Poitou, selon Borel, et qui signifie garantie, sauvegarde, etc. Voy. Thomas Corneille dans son Dictionnaire des arts. Selon Cotgrave, qui le prend dans le même sens que Corneille, c'est un terme gascon. C.

1 Sophocle. Quelqu'un lui ayant demandé si, dans sa vieil

lesse, il jouissait encore des plaisirs de l'amour, il répondit:

« Aux dieux ne plaise! et c'est de bon cœur que je m'en suis délivré, comme d'un maitre sauvage et furieux. » CIC. de Sen. c. 14. C.

2 Et la Providence ne sera jamais si ennemie de son ouvrage, que la faiblesse puisse être mise au rang des meilleures choses. QUINTIL. Inst. orat. V, 12.

3 A présent que, etc. C.

4 Dans l'édition de 1588, in-4o, fol. 356, il y a ie les escon iure, c'est-à-dire, je les prie de se retirer. C'est ce qu'em

presence cette ancienne concupiscence, ie crains qu'elle auroit moins de force à la soustenir, qu'elle n'avoit aultrefois; ie ne luy veoy rien iuger à part soy, que lors elle ne iugeast, ny aulcune nouvelle clarté parquoy, s'il y a convalescence, c'est une convalescence maleficiee. Miserable sorte de remede, debvoir à la maladie sa santé ! Ce n'est pas à nostre malheur de faire cet office; c'est au bonheur de nostre iugement. On ne me faict rien faire par les offenses et afflictions, que les mauldire c'est aux gents qui ne s'esveillent qu'à coups de fouet. Ma raison a bien son cours plus delivre en la prosperité; elle est bien plus distraicte et occupee à digerer les maulx que les plaisirs ie veoy bien plus clair en temps serein; la santé m'advertit, comme plus alaigrement, aussi plus utilement, que la maladie 2. Ie me suis advancé le plus que i̇'ay peu vers ma reparation et reiglement, lors que i'avois à en iouyr ie seroy honteux, et envieux, que la misere et l'infortune de ma vieillesse eust à se preferer à mes bonnes annees, saines, esveillees, vigoreuses, et qu'on eust à m'estimer, non par où i'ay esté, mais par où l'ay cessé d'estre.

A mon advis, c'est « le vivre heureusement, »> non, comme disoit Antisthenes 3, a le mourir heureusement, » qui faict l'humaine felicité. Ie ne me suis pas attendu d'attacher monstrueusement la queue d'un philosophe à la teste et au corps d'un homme perdu, ny que ce chestif bout eust à desadvouer et desmentir la plus belle, entiere et longue partie de ma vie : ie me veulx presenter et faire veoir par tout uniformement. Si i'avois à revivre, ie revivroy comme i'ay vescu: ny ie ne plains le passé, ny ie ne crains l'advenir; et si ie ne me deceoy, il est allé du dedans environ comme du dehors. C'est une des principales obligations que i'aye à ma fortune, que le cours de mon estat corporel ayt esté conduict chasque chose en sa saison; i'en ay veu l'herbe, et les fleurs, et le fruict; et en veoy la seicheresse heureusement, puis que c'est naturellement. Ie porte bien doulcement les maulx que i'ay, d'autant qu'ils sont en leur poinct, et qu'ils me font aussi plus favorablement souvenir de la longue felicité de ma vie passee: pareillement,

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ma sagesse peult bien estre de mesme taille, en l'un et en l'aultre temps; mais elle estoit bien de plus d'exploict et de meilleure grace, verte, gaye, naifve, qu'elle n'est à present, cassee, grondeuse, laborieuse. Je renonce doncques à ces reformations casuelles et douloureuses. Il fault que Dieu nous touche le courage; il fault que nostre conscience s'amende d'elle mesme, par renforcement de nostre raison, non par l'affoiblissement de nos appetits: la volupté n'en est en soy ny palle ny descoulouree, pour estre apperceue par des yeulx chassieux et troubles.

On doibt aymer la temperance par elle mesme, et pour le respect de Dieu, qui nous l'a ordonnee, et la chasteté; celle que les catarrhes nous prestent, et que ie dois au benefice de ma cholique, ce n'est ny chasteté, ny temperance: on ne peult se vanter de mespriser et combattre la volupté, si on ne la veoid, si on l'ignore, et ses graces, et ses forces, et sa beaulté plus attrayante; ie coguoy l'une et l'aultre, c'est à moy de le dire. Mais il me semble qu'en la vieillesse nos ames sont subiectes à des maladies et imperfections plus importunes qu'en la ieunesse; ie le disois estant ieune; lors on me donnoit de mon menton par le nez ie le dis encores à cette heure, que mon poil gris m'en donne le credit. Nous appellons sagesse la difficulté de nos humeurs, le desgoust des cnoses presentes; mais, à la verité, nous ne quittons pas tant les vices, comme nous les changeons, et, à mon opinion, en pis : oultre une sotte et caducque fierté, un babil ennuyeux, ces humeurs espineuses et inassociables, et la superstition, et un soing ridicule des richesses, lors que l'usage en est perdu, i'y treuve plus d'envie, d’iniustice et de malignité; elle nous attache plus de rides en l'esprit qu'au visage1; et ne se veoid point d'ames, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l'aigre et le moisy. L'homme marche entier vers son croist et vers son descroist. A veoir la sagesse de Socrates, et plusieurs circonstances de sa condemnation, i'oseroy croire2 qu'il s'y

I pour bien écrire encor, j'ai trop longtemps écrit, Et les rides du front passent jusqu'à l'esprit. CORNEILLE, Épître au roi. On n'a pas assez remarqué combien les grands écrivains du dix septième siècle, surtout la Fontaine, Corneille, la Bruyère, avaient étudié Montaigne, et combien l'originalité de son style a pu leur fournir d'expressions et d'images. J. V. L. 2 Si cette conjecture n'est fondée que sur la sagacité de Montaigne, elle lui fait beaucoup d'honneur; car Xénophon nous dil expressément, dans son Apologie de Socrate, qu'en effet Socrate ne se défendit avec tant de hauteur devant ses juges, que parce qu'il considéra qu'à son âge il lui serait plus avantageux de mourir que de vivre. C'est sur quoi roule tout le préambule de cette petite pièce, intitulée : Σωκράτους ἀπολογία

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