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nocent de la faulte, feust employé et chargé d'un homicide.

Le prince, quand une urgente circonstance, et quelque impetueux et inopiné accident du besoing de son estat, luy faict gauchir sa parole et sa foy, ou aultrement le iecte hors de son debvoir ordinaire, doibt attribuer cette necessité à un coup de la verge divine: vice n'est ce pas, car il a quitté sa raison à une plus universelle et puissante raison; mais, certes, c'est malheur : de maniere qu'à quelqu'un qui me demandoit, « Quel remede? Nul remede, feis ie, s'il feut veritablement gehenné1 entre ces deux extremes; sed videat, ne quæratur latebra periurio: il le falloit faire; mais s'il le feit sans regret, s'il ne luy greva de le faire, c'est signe que sa conscience est en mauvais termes. » Quand il s'en trouveroit quelqu'un de si tendre conscience, à qui nulle guarison ne semblast digne d'un si poisant remede, ie ne l'en estimeroy pas moins : il ne se sçauroit perdre plus excusablement et decemment. Nous ne pouvons pas tout: ainsi comme ainsi nous fault il souvent, comme à la derniere anchre, remettre la protection de nostre vaisseau à la pure conduicte du ciel. A quelle plus iuste necessité se reserve il? que luy est il moins possible à faire, que ce qu'il ne peult faire qu'aux despens de sa foy et de son honneur? choses qui, à l'adventure, luy doibvent estre plus cheres que son propre salut, ouy, et que le salut de son peuple. Quand, les bras croisez, il appellera Dieu simplement à son ayde, n'aura il pas à esperer que la divine bonté n'est pour refuser la faveur de sa main extraordinaire à une main pure et iuste ? Ce sont dangereux exemples, rares et maladifves exceptions à nos reigles naturelles; il y fault ceder, mais avecques grande moderation et circonspection aulcune utilité privee n'est digne pour laquelle nous facions cet effort à nostre conscience; la publicque, bien, lors qu'elle est tres apparente et tres importante.

Timoleon se guarantit à propos de l'estrangeté de son exploict, par les larmes qu'il rendit, se souvenant que c'estoit d'une main fraternelle qu'il avoit tué le tyran ; et cela pincea iustement sa conscience, qu'il eust esté necessité d'achepter l'utilité publicque à tel prix de l'honnesteté de ses mœurs. Le senat mesme, delivré de servitude par son moyen, n'osa rondement decider d'un si hault faict, et deschiré en deux si poisants et con

Tourmenté, pressé, serré. E. J.

2 Mais qu'il se garde bien de chercher un prétexte pour couvrir son parjure. Cic. de Offic. III, 26.

| traires visages; mais les Syracusains ayants tout à poinct, à l'heure mesme1, envoyé requerir les Corinthiens de leur protection, et d'un chef digne de restablir leur ville en sa premiere dignité, et nettoyer la Sicile de plusieurs tyranneaux qui l'oppressoient, il y deputa Timoleon, avecques cette nouvelle desfaicte et declaration : « Que, selon ce qu'il se porteroit bien ou mal en sa charge, leur arrest prendroit party, à la faveur du liberateur de son païs, ou à la desfaveur du meurtrier de son frere. » Cette fantastique conclusion a quelque excuse, sur le dangier de l'exemple et importance d'un faict si divers2; et feirent bien d'en descharger leur iugement, ou de l'appuyer ailleurs et en des considerations tierces. Or les de portements de Timoleon en ce voyage rendirent bientost sa cause plus claire, tant il s'y porta dignement et vertueusement, en toutes façons : et le bonheur qui l'accompaigna aux aspretez qu'il eut à vaincre en cette noble besongne, sembla luy estre envoyé par les dieux conspirants et favorables à sa iustification.

La fin de cettuy cy est excusable, si aulcune le pouvoit estre : mais le proufit de l'augmentation du revenu publicque, qui servit de pretexte au senat romain à cette orde3 conclusion que ie m'en vois reciter, n'est pas assez fort pour mettre à guarant une telle iniustice. Certaines citez s'estoient racheptees à prix d'argent, et remises en liberté, avecques l'ordonnance et permission du senat, des mains de L. Sylla: la chose estant tumbee en nouveau iugement, le senat les condemna à estre taillables comme auparavant, et que l'argent qu'elles avoient employé pour se rachepter demeureroit perdu pour elles 4. Les guerres civiles produisent souvent ces vilains exemples: Que nous punissons les privez, de ce qu'ils nous ont creu, quand nous estions aultres; et un mesme magistrat faict porter ia peine de son changement à qui n'en peult mais; le maistre fouette son disciple de docilité, et la guide son aveugle horrible image de iustice!

Il y a des reigles en la philosophie et faulses et molles. L'exemple qu'on nous propose, pour

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d'une si extreme doulceur et debonnaireté de complexion? Horrible de fer et de sang, il va fracassant et rompant une nation invincible contre tout aultre que contre luy seul; et gauchit au milieu d'une telle meslee, au rencontre de son hoste et de son amy 1. Vrayement celuy là propre ment commandoit bien à la guerre, qui luy faisoit souffrir le mors de la benignité, sur le poinct de sa plus forte chaleur, ainsin enflammee qu'elle estoit, et toute escumeuse de fureur et de meurtre. C'est miracle de pouvoir mesler à telles ac

faire prevaloir l'utilité privee à la foy donnee, ne receoit pas assez de poids par la circonstance qu'ils y meslent: Des voleurs vous ont prins, ils vous ont remis en liberté, ayants tiré de vous serment du payement de certaine somme. On a tort de dire qu'un homme de bien sera quitte de sa foy, sans payer, estant hors de leurs mains. Il n'en est rien: ce que la crainte m'a faict une fois vouloir, ie suis tenu de le vouloir encores, sans crainte; et quand elle n'aura forcé que ma langue sans la volonté, encores suis ie tenu de faire la maille bonne de ma parole. Pour moy, quandtions quelque image de iustice; mais il n'apparpar fois elle a inconsidereement devancé ma pensee, i'ay faict conscience de la desadvouer pourtant: aultrement, de degré en degré, nous viendrons à abolir tout le droict qu'un tiers prend de nos promesses et serments. Quasi vero forti viro vis possit adhiberi 3. En cecy seulement a loy❘ l'interest privé de nous excuser de faillir à nostre promesse, si nous avons promis chose meschante et inique de soy; car le droict de la vertu doibt prevaloir le droict de nostre obligation.

I'ay aultrefois logé Epaminondas au premier reng des hommes excellents 4, et ne m'en desdis pas. Iusques où montoit il la consideration de son particulier debvoir? qui ne tua iamais homme qu'il eust vaincu; qui pour ce bien inestimable de rendre la liberté à son pays, faisoit conscience de tuer un tyran, ou ses complices, sans les formes de la justice 5; et qui iugeoit meschant homme, quelque bon citoyen qu'il feust, celuy qui entre les ennemis et en la battaille, n'espargnoit son amy et son hoste. Voylà une ame riche de composition! il marioit aux plus rudes et violentes actions humaines la bonté et l'humanité, voire mesme la plus delicate qui se treuve en l'eschole de la philosophie. Ce courage si gros, enflé, et obstiné contre la douleur, la mort, la pauvreté, estoit ce nature ou art qui l'eust attendry iusques au poinct

La décision de Montaigne sur ce cas de conscience est plus sevère que celle de Cicéron, que l'on n'a jamais cependant accusé de relâchement dans sa morale. « Un pirate, dit-il (de Offic. III, 29), n'est pas pour vous un ennemi légitime, un ennemi pour lequel on reconnaisse un droit des gens; c'est l'ennemi de toutes les nations. Il ne peut y avoir entre vous et lui ni foi ni serments. » Il avait déjà dit dans le même ouvrage, I, 10: « Qui ne sent qu'on n'est pas obligé de tenir les promesses arrachées par la crainte, ou surprises par la fraude?» J. V. L.

De tenir fermement ma parole. C.

3 Comme si la violence pouvait rien sur un homme de cœur. CIC. de Offic. III, 30. Mais Cicéron parle ici de Régulus, c'est-à-dire, de la conduite d'un ennemi à l'égard d'un ennemi légitime, « envers lequel le droit fécial et tous les autres devaient être respectés. » J. V. L.

4 Livre II, c. 36.

5 PLUTARQUE, De l'esprit familier de Socrate, c. 4 et 24. C.

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tient qu'à la roideur d'Epaminondas d'y pouvoir mesler la doulceur et la facilité des mœurs les plus molles, et la pure innocence : et où l'un dit aux Mamertins, « que les statuts n'avoient point de mise envers les hommes armez; » l'aultre3, au tribun du peuple, « que le temps de la iustice et de la guerre estoient deux, » le tiers 4, que le bruict des armes l'empeschoit d'entendre la voix des loix, » cettuy cy n'estoit pas seulement empesché d'entendre celle de la civilité et pure courtoisie. Avoit il pas emprunté de ses ennemis 5 l'usage de sacrifier aux Muses, allant à la guerre, pour destremper, par leur doulceur et gayeté, cette furie et aspreté martiale? Ne craignons point, aprez un si grand precepteur, d'estimer qu'il y a quelque chose illicite contre les ennemis mesmes; que l'interest commun ne doibt pas tout requerir de touts, contre l'interest privé; manente memoria, etiam in dissidio publicorum fœderum, privati iuris 6;

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2 Pompée. Voyez sa Vie dans PLUTARQUE, c. 3. C.
3 César, dans sa Vie par PLUTARQUE, c. II. C.

4 Marius, dans sa Vie par PLUTARQUE, c. 10. C.

5 Des Lacédémoniens, cette nation invincible contre tout autre que contre le seul Épaminondas. C.

6 Le souvenir du droit particulier subsistant même au milieu des dissensions publiques. TITE-LIVE, XXV, 18.

7 Nulle puissance ne peut autoriser l'infraction des droits de l'amitié. OVIDE, de Ponto, 1, 7, 37.

8 Car la patrie ne l'emporte pas sur tous les devoirs; et il lui importe à elle-même d'avoir des citoyens qui soient pieux envers leurs parents. Cic. de Offic. III, 23.-La première de ces deux phrases est interrogative dans Cicéron, et la réponse est loin d'être aussi décisive qu'on pourrait le croire d'après la citation. J. V. L.

propre au temps: nous n'avons que faire de durcir nos courages par ces lames de fer; c'est assez que nos espaules le soyent; c'est assez de tremper nos plumes en encre, sans les tremper en sang: si c'est grandeur de courage, et l'effect d'une vertu rare et singuliere, de mespriser l'amitié, les obligations privees, sa parole et la parenté, pour le bien commun et obeïssance du magistrat; c'est assez vrayement, pour nous en excuser, que c'est une grandeur qui ne peult loger en la grandeur du courage d'Epaminondas.

I'abomine les enhortements enragez de cette aultre ame desreiglee',

CHAPITRE II.
Du repentir.

ie

Les aultres forment l'homme : ie le recite; et en represente un particulier, bien mal formé, et lequel si i'avois à façonner de nouveau, ie feroy vrayement bien aultre qu'il n'est: meshuy, c'est faict. Or les traicts de ma peincture ne se fourvoyent point, quoy qu'ils se changent et diversifient: le monde n'est qu'une bransloire perenne3; toutes choses y branslent sans cesse, la terre, les rochiers du Caucase, les pyramides d'Aegypte, et du bransle publicque et du leur; la constance Dum tela micant, non vos pietatis imago mesme n'est aultre chose qu'un bransle plus lanUlla, nec adversa conspecti fronte parentes Commoveant; vultus gladio turbate verendos. guissant. Ie ne puis asseurer mon obiect; il va trouble et chancelant, d'une yvresse naturelle : ie le Ostons aux meschants naturels, et sanguinaires, et traistres, ce pretexte de raison; laissons la prens en ce poinct comme il est, en l'instant que et traistres, ce pretexte de raison; laissons là ie m'amuse à luy : ie ne peins pas l'estre, cette iustice enorme et hors de soy, et nous te-peins le passage, non un passage d'aage en aulnons aux plus humaines imitations. Combien peult tre, ou comme dict le peuple, de sept en sept ans, le temps et l'exemple! En une rencontre de la guerre civile contre Cinna, un soldat de Pompeius accommoder mon histoire à l'heure ; ie pourroy mais de iour en iour, de minute en minute : il fault ayant tué, sans y penser, son frere, qui estoit au tantost changer, non de fortune seulement, mais party contraire, se tua sur le champ soy mesme, aussi d'intention. C'est un contreroolle de divers de honte et de regret ; et quelques annees aprez, et muables accidents, et d'imaginations irresoen une aultre guerre civile de ce mesme peuple, lues, et quand il y eschet, contraires; soit que un soldat, pour avoir tué son frere, demanda reie sois aultre moy mesme, soit que ie saisisse les compense à ses capitaines 3. subiects par aultres circonstances et considerations: tant y a que ie me contredis bien à l'adventure; mais la verité, comme disoit Demades 4, iene la contredis point. Si mon ame pouvoit pren. dre pied, ie ne m'essayeroy pas, ie me resouldroy5: elle est tousiours en apprentissage.

On argumente mal l'honneur et la beaulté d'une action, par son utilité; et conclud on mal d'estimer que chascun y soit obligé, et qu'elle soit honneste à chascun, si elle est utile :

Omnia non pariter rerum sunt omnibus apta 4. Choisissons la plus necessaire et plus utile de l'humaine societé; ce sera le mariage: si est ce que le conseil des saincts treuve le contraire party plus honneste, et en exclud la plus venerable vacation des nommes; comme nous assignons au haras les bestes qui sont de moindre estime.

• De Jules César, qui, en guerre ouverte contre sa patrie, dont il veut opprimer la liberté, s'écrie dans LUCAIN (VII, 320): << Tant que le glaive brillera, qu'aucun'sentiment de pitié ou de tendresse ne vous touche; que la vue même de vos pères, dans le parti opposé, n'ébranle point vos courages: frappez, défigurez ces faces vénérables. »

1 Prælio, quo apud Janiculum adversus Cinnam pugnatum est, Pompeianus miles fratrem suum, dein, cognito facinore, se ipsum interfecit. TACITE, Hist. III, 51.

3 Celeberrimos auctores habeo, tantam victoribus adversus fas nefasque irreverentiam fuisse, ut gregarius eques, occisum a se proxima acie fratrem professus, præmium a ducibus petierit. TACITE, Hist. III, 51.

4 Toutes choses ne conviennent pas également à tous. PROPERCE, III, 9, 7.

Ie propose une vie basse et sans lustre : c'est tout un; on attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privee, qu'à une vie de plus riche estoffe: chasque homme porte la forme entiere de l'humaine condition. Les aucteurs se communiquent au peuple par quelque marque speciale et estrangiere; moy, le premier, par mon estre universel; comme Michel de Montaigne, non comme grammairien, ou poëte, ou iurisconsulte. Si le monde se plaind dequoy ie parle trop de moy,

1 On peut voir le même sujet traité plus méthodiquement par Charron, De la Sagesse, II, 3, 19. Il est inutile d'indiquer partout ces rapports presque continuels entre le maître et le disciple, ou plutôt entre l'original et le copiste. J. V. L. Aujourd'hui, c'est fini, terminé, achevé. E. J.

3 Perpétuelle, comme on a mis dans quelques éditions. C. 4 Montaigne paraphrase ici à sa manière ce que disait cet ancien orateur, selon Plutarque, dans la Vie de Démosthène, c. 3, « Qu'il s'estoit bien contredict à soy mesme assez de fois, selon les occurrencès des affaires; mais contre le bien de la chose publicque, iamais. » C.

5 Je parlerais décisivement, et d'un ton de maître. C.

tente de soy, non comme de la conscience d'un ange ou d'un cheval, mais comme de la conscience d'un homme : adioustant tousiours ce refrain, non un refrain de cerimonie, mais de naïfve et essentielle soubmission, « que ie parle enquerant et ignorant, me rapportant de la resolution, purement et simplement, aux creances communes et legitimes. Ie n'enseigne point, ie raconte.

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Il n'est vice veritablement vice qui n'offense et qu'un iugement entier n'accuse; car il a de la laideur et incommodité si apparente, qu'à l'adven

cipalement produict par bestise et ignorance : tant il est mal aysé d'imaginer qu'on le cognoisse sans le haïr! La malice hume la pluspart de son propre venin, et s'en empoisonne 2. Le vice laisse, comme un ulcere en la chair, une repentance en l'ame, qui tousiours s'esgratigne et s'ensanglante elle mesme; car la raison efface les aultres tristesses et douleurs, mais elle engendre celle de la repentance, qui est plus griefve, d'autant qu'elle naist au dedans, comme le froid et le chauld des fiebvres est plus poignant que celuy qui vient du dehors. Ie tiens pour vices (mais chascun selon sa mesure) non seulement ceulx que la raison et la nature condemnent, mais ceulx aussi que l'opinion des hommes a forgé, voire faulse et erronee, si les loix et l'usage l'auctorise.

ie me plains dequoy il ne pense seulement pas à soy. Mais est ce raison que, si particulier en usage, ie pretende me rendre publicque en cognoissance? est il aussi raison que ie produise au monde, où la façon et l'art ont tant de credit et de commandement, des effects de nature et cruds et simples, et d'une nature encores bien foiblette? est ce pas faire une muraille sans pierre, ou chose semblable, que de bastir des livres sans science et sans art? Les fantasies de la musique sont conduictes par art, les miennes par sort. Au moins i'ay cecy selon la discipline, Que iamais homme ne traictature ceulx là ont raison qui disent qu'il est prinsubiect qu'il entendist, ne cogneust mieulx que ie fois celuy qui l'ay entreprins; et qu'en celuy là ie suis le plus sçavant homme qui vive: secondement, Que iamais aulcun ne penetra en sa matiere plus avant, ny en espelucha plus distinctement les membres et suittes, et n'arriva plus exactement et plus plainement à la fin qu'il s'estoit proposé à sa besongne. Pour la parfaire, ie n'ay besoing d'y apporter que la fidelité : celle là y est, la plus sincere et pure qui se treuve. Ie dis vray, non pas tout mon saoul, mais autant que ie l'ose dire: et l'ose un peu plus en vieillissant ; car il semble que la coustume concede à cet aage plus de liberté de bavasser 1, et d'indiscretion à parler de soy. Il ne peult advenir icy ce que ie veoy advenir souvent, que l'artisan et sa besongne se contrarient: Un homme de si honneste conversation a il faict un si sot escript? ou, Des escripts si sçavants sont ils partis d'un homme de si foible conversation? Qui a un entretien commun, et ses escripts rares, c'est à dire que sa capacité est en lieu d'où il l'emprunte, et non en luy. Un personnage sçavant n'est pas sçavant par tout; mais le suffisant est par tout suffisant, et à ignorer mesme: icy nous allons conformement, et tout d'un train, mon livre et moy. Ailleurs, on peult recommender et accuser l'ouvrage, à part de l'ouvrier: icy non; qui touche l'un touche l'aultre. Celuy qui en iugera sans le cognoistre, se fera plus de tort qu'à moy: celuy qui l'aura cogneu, m'a du tout satisfaict. Heureux oultre mon merite, si i'ay seulement cette part à l'approbation publicque, que ie face sentir aux gents d'entendement que i'estoy capable de faire mon proufit de la science, si i'en eusse eu, et que ie meritoy que la memoire me secourust mieulx. Excusons icy ce que ie dis souvent, que ie me repens rarement, et que ma conscience se con

1 Bavasser, babiller, folâtrer; de baver, qui a le même sens dans Nicot. De baver a été formé le mot de baverie, qui signifie, selon Nicot, vain babil, vaniloquium, et celui de bavard, qui est encore en usage. On trouve bavasser dans le Dictionnaire françois et anglois de Cotgrave. C.

Il n'est pareillement bonté qui ne resiouïsse une nature bien nee; il y a, certes, ie ne sçay quelle congratulation de bien faire, qui nous resiouït en nous mesmes, et une fierté genereuse qui accompaigne la bonne conscience: une ame courageusement vicieuse se peult à l'adventure garnir de securité; mais de cette complaisance et satisfaction, elle ne s'en peult fournir. Ce n'est pas un legier plaisir de se sentir preservé de la contagion d'un siecle si gasté, et de dire en soy : « Qui me verroit iusques dans l'ame, encores ne me trouveroit il coulpable, ny de l'affliction et ruyne de personne, ny de vengeance ou d'envie, ny d'offenses publicques des loix, ny de nouvelleté et de trouble, ny de faulte à ma parole; et quoy que la licence du temps permist et apprinst à chascun, si n'ay ie mis la main ny ez biens, ny en la bourse d'homme françois, et n'ay vescu que sur la mienne, non plus en guerre qu'en paix; ny ne me suis servy du travail de personne sans loyer. » Ces tesmoignages de la

Tout vice est issu d'ánerie. Ailleurs, liv. II, c. 12, Montaigne dit du même proverbe : « Si cela est vray, cela est subiect à une longue interpretation. »

* Pensée prise de SÉNÈQUE, Epist. 81 : Quemadmodum At talus noster dicere solebat, malitia ipsa maximam partem veneni sui bibit. C.

conscience plaisent; et nous est grand benefice que | prez le peché, ne semble pas regarder le peché cette esiouïssance naturelle, et le seul payement qui iamais ne nous manque.

4

3

De fonder la recompense des actions vertueuses sur l'approbation d'aultruy, c'est prendre un trop incertain et trouble fondement, signamment en un siecle corrompu et ignorant, comme cettuy cy; la bonne estime du peuple est iniurieuse : à qui vous fiez vous de veoir ce qui est louable? Dieu me gard' d'estre homme de bien selon la description que ie veoy faire touts les iours, par honneur, à chascun de soy. Quæ fuerant vitia, mores sunt'. Tels de mes amis ont par fois entreprins de me chapitrer et mercurializer 2 à cœur ouvert, ou de leur propre mouvement, ou semons par moy comme d'un office qui, à une ame bien faicte, non en utilité seulement, mais en doulceur aussi, surpasse touts les offices de l'amitié ; ie l'ay tousiours accueilly des bras de la courtoisie et recognoissance les plus ouverts: mais à en parler asture en conscience, i'ay souvent trouvé en leurs reproches et louanges tant de faulse mesure, que ie n'eusse gueres failly de faillir, plustost que de bien faire à leur mode. Nous aultres principalement, qui vivons une vie privee qui n'est en monstre qu'à nous, debvons avoir estably un patron au dedans, auquel toucher nos actions 5, et selon iceluy nous caresser tantost, tantost nous chastier. l'ay mes loix et ma court pour iuger de moy, et m'y addresse plus qu'ailleurs : ie restreins bien selon aultruy mes actions, mais ie ne les estens que selon moy. Il n'y a que vous qui sçache si vous estes lasche et cruel, ou loyal et devotieux: les aultres ne vous veoyent point, ils vous devinent par coniectures incertaines; ils veoyent non tant vostre nature, que vostre art: par ainsi, ne vous tenez pas à leur sentence, tenez vous à la vostre. Tuo tibi iudicio est utendum... Virtutis et vitiorum grave ipsius conscientiæ pondus est: qua sublata, iacent omnia 6.

Mais ce qu'on dict, que la repentance suit de

1 Les vices d'autrefois sont devenus les mœurs d'aujourd'hui. SÉNÈQUE, Epist. 39.

2 Reprendre, censurer. Dans Cotgrave, mercurializer signifie babiller. C.

3 Avertis, invités, sollicités par moi. E. J.

4 Montaigne avait d'abord écrit : « Mais ie meure s'il n'advenoit qu'imbus de ces faulses opinions du temps, ils m'offroient à destourner à honneur leurs reprimandes, et leurs approbations à reprobations. Ce n'estoit pas à moy pourtant de le leur faire sentir, mais de les en remercier et sçavoir gré, pour ne troubler la faveur d'un si bon office. » Mais il a rayé cette leçon pour y substituer celle qu'on lit ici. N.

5 Par lequel nous puissions juger du prix de nos actions. C.

6 Servez-vous de votre propre jugement... Le témoignage Intérieur que se rend le vice ou la vertu est d'un grand poids:

MONTAIGNE.

qui est en son hault appareil, qui loge en nous comme en son propre domicile: on peult desadvouer et desdire les vices qui nous surprennent, et vers lesquels les passions nous emportent; mais ceulx qui, par longue habitude, sont enracinez et anchrez en une volonté forte et vigoreuse, ne sont pas subiects à contradiction. Le repentir n'est qu'une desdicte de nostre volonté, et opposition de nos fantasies, qui nous pourmeine à touts sens. Il faict desadvouer à celuy là sa vertu passee et sa continence :

Quæ mens est hodie, cur eadem non puero fuit? Vel cur his animis incolumes non redeunt genæ1? C'est une vie exquise, celle qui se maintient en ordre iusques en son privé. Chascun peult avoir part au battelage, et representer un honneste personnage en l'eschaffaut 2; mais au dedans et en sa poictrine, où tout nous est loisible, où tout est caché, d'y estre reiglé, c'est le poinct. Le voysin degré, c'est de l'estre en sa maison, en ses actions ordinaires, desquelles nous n'avons à rendre raison à personne, où il n'y a point d'estude, point d'artifice; et pourtant 3 Bias peignant un excellent estat de famille: « De laquelle, dict il, le maistre soit tel au dedans par luy mesme, comme il est au dehors par la crainte de la loy et du dire des hommes; » et feut une digne parole de Iulius Drusus, aux ouvriers qui luy offroient, pour trois mille escus, mettre sa maison en tel poinct, que ses voysins n'y auroient plus la veue qu'ils y avoient le vous en donneray, dit il, six mille, et faictes que chascun y veoye de toutes parts. » On remarque avecques honneur l'usage d'Agesilaus 5, de prendre, en voyageant, son logis

-Les pre

ôtez cette conscience, tout le reste ne leur est rien. miers mots sont tirés, des Tusculanes de CICERON, I, 25; et la phrase suivante, du traité de Natura deorum, III, 35. C. Hélas! que ne pensais-je autrefois comme je pense aujourd'hui! ou que n'ai-je encore aujourd'hui l'éclat dont brillait ma jeunesse! HOR. Od. IV, 10, 7.- Horace nous représente ici Ligurinus qui se repentira un jour, suivant lui, de n'avoir point jadis profité des charmes du jeune âge. C. 2 En plein théâtre, en public. C.

3 Et c'est pour cela, d'après ces principes, que Bias, etc. PLUTARQUE, Banquet des sept Sages, c. 14. C.

4 Ou plutôt, comme dit Velléius Paterculus, de Marcus Livius Drusus, fameux tribun du peuple, qui mourut l'an 662 de Rome, après avoir allumé en Italie, par son ambition, une dangereuse guerre dont parle Florus, III, 17 et 18. Quant à ce que Montaigne dit ici de Livius Drusus, il l'a pris d'un traité de Plutarque, intitulé, Instruction pour ceulx qui manient affaires d'estat, c. 4, où ce Drusus est appelé Iulius Drusus, tribum du peuple, Ιούλιος Δροῦσες ὁ δημαγωγός. Si Montaigne eût consulté Paterculus, II, 14, il aurait pu s'a percevoir de cette petite méprise de Plutarque. L'historien latin raconte aussi ce trait un peu différemment. C.

5 PLUTARQUE, Vie d'Agésilas, c. 5; d'après XENOPHON, Éloge d'Agésilas, V, 7. J. V. L.

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