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Nous avons assez de travail du mal, sans nous travailler à ces reigles superflues.

Ce que ie dis pour excuser ceulx qu'on veoid ordinairement se tempester aux secousses et assaults de cette maladie; car pour moy, ie l'ay passee iusques à cette heure avecques un peu meilleure contenance, et me contente de gemir sans brailler: non pourtant que ie me mette en peine pour maintenir cette decence exterieure; car ie | fois peu de compte d'un tel advantage; ie preste en cela au mal autant qu'il veult; mais, ou mes douleurs ne sont pas si excessifves, ou i'y apporte plus de fermeté que le commun. Ie me plains, ie me despite, quand les aigres poinctures me pressent; mais ie n'en viens point au desespoir comme celuy là,

Qui eiulatu, questu, gemitu, fremitibus
Resonando, multum flebiles voces refert1:

ie me taste au plus espez du mal; et ay tousiours
trouvé que l'estoy capable de dire, de penser, de
respondre aussi sainement qu'en une aultre heure,
mais non si constamment, la douleur me trou-
blant et destournant. Quand on me tient le plus
atterré, et que les assistants m'espargnent, i'es-
saye souvent mes forces, et leur entame moy mes-
me des propos les plus esloingnez de mon estat.
Ie puis tout par un soubdain effort; mais ostez
en la duree. Oh! que n'ay ie la faculté de ce son-
geur de Cicero', qui songeant embrasser une
garse, trouva qu'il s'estoit deschargé de sa pierre
emmy ses draps! les miennes me desgarsent 3 es-
trangement. Aux intervalles de cette douleur ex-
cessifve, lorsque mes ureteres 4 languissent sans
me ronger, ie me remets soubdain en ma forme
ordinaire, d'autant que mon ame ne prend aultre
alarme que la sensible et corporelle; ce que ie
dois certainement au soing que l'ay eu à me pre-
parer par discours à tels accidents:

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Ie suis essayé pourtant un peu bien rudement
pour un apprenty, et d'un changement bien soub-
dain et bien rude, estant cheu tout à d'une
coup
tres doulce condition de vie et tres heureuse, à
la plus douloureuse et penible qui se puisse ima-
giner: car oultre ce que c'est une maladie bien
fort à craindre d'elle mesme, elle faict en moy
ses commencements beaucoup plus aspres et dif-
ficiles qu'elle n'a accoustumé : les accez me re-
prennent si souvent, que ie ne sens quasi plus
d'entiere santé. Ie maintiens toutesfois, iusques à
cette heure, mon esprit en telle assiette, que pour-
veu que i'y puisse apporter de la constance, ie me
treuve en assez meilleure condition de vie que
mille aultres, qui n'ont ny fiebvre ny mal que ce-
luy qu'il se donnent eulx mesmes par la faulte de
leur discours.

Il est certaine façon d'humilité subtile, qui naist de la presumption, comme cette cy, Que nous recognoissons nostre ignorance en plusieurs choses, et sommes si courtois d'advouer qu'il y ayt ez ouvrages de nature aulcunes qualitez et conditions qui nous sont imperceptibles, et desquelles nostre suffisance ne peult descouvrir les moyens et les causes: par cette honneste et conscientieuse declaration, nous esperons gaigner qu'on nous croira aussi de celles que nous dirons entendre. Nous n'avons que faire d'aller trier des miracles et des difficultez estrangieres; il me semble que parmy les choses que nous veoyons ordinairement, il y a des estrangetez si incomprehensibles, qu'elles surpassent toute la difficulté des miracles. Quel monstre est ce, que cette goutte de semence dequoy nous sommes produicts, porte en soy les impressions, non de la forme corporelle seulement, mais des pensements et des inclinations de nos peres? cette goutte d'eau, où loge elle ce nombre infiny de formes? et comme porte elle ces ressemblances, d'un progrez si temeraire et si desreiglé, que l'arrierefils respondra à son bisayeul, le nepveu à l'oncle? En la famille de Lepidus, à Rome, il y en a eu trois, non de suitte, mais par intervalles, qui nasquirent un mesme œil couvert de cartilage 2. A Thebes, il y avoit une race qui portoit dez le ventre de la mere la forme d'un fer de lance; et qui ne le portoit, estoit tenu illegitime 3. Aristote dict qu'en certaine nation où les

1 Je suis mis à l'essai, à l'épreuve. E. J.

2 PLINE, Nat. Hist. VII, 12. C.

3 PLUTARQUE, dans son traité De ceulx dont Dieu differe la punition, c. 19 de la traduction d'Amyot; mais Plutarque ne dit point qu'on eût jamais tenu pour illégitimes ceux qui, dans cette race, ne portaient pas la figure d'une lance sur leur corps, λόγχης τύπον ἐν τῷ σώματι, puisqu'il remarque ex

femmes estoient communes, on assignoit les en- | point à cette heure à leur advantage, qu'ils ne me fants à leurs peres par la ressemblance 1.

Il est à croire que ie dois à mon pere cette qualité pierreuse; car il mourut merveilleusement affligé d'une grosse pierre qu'il avoit en la vessie. Il ne s'apperceut de son mal que le soixante septiesme an de son aage : et avant cela il n'en avoit eu aulcune menace ou ressentiment aux reins, aux costez, ny ailleurs; et avoit vescu iusques lors en une heureuse santé, et bien peu subiecte à maladie; et dura encores sept ans en ce mal, traisnant une fin de vie bien douloureuse. l'estoy nay vingt cinq ans, et plus, avant sa maladie, et durant le cours de son meilleur estat, le troisiesme de ses enfants en reng de naissance. Où se couvoit tant de temps la propension à ce default? et lorsqu'il estoit si loing du mal, cette legiere piece de sa substance, dequoy il me bastit, comment emportoit elle pour sa part une si grande impression? et comment encores si couverte, que quarante cinq ans aprez i'aye commencé à m'en ressentir, seul iusques à cette heure entre tant de freres et de sœurs, et touts d'une mere? Qui m'esclaircira de ce progrez, ie le croiray d'autant d'aultres miracles qu'il vouldra; pourveu que, comme ils font, il ne me donne pas en payement une doctrine beaucoup plus difficile et fantastique que n'est la chose mesme.

menacent point, atterré comme ie suis; ce seroit supercherie. Aussi, à dire la verité, l'ay assez gaigné sur eulx par mes exemples domestiques, encores qu'ils s'arrestent là. Les choses humaines n'ont pas tant de constance: il y a deux cents ans, il ne s'en fault que dix huict, que cet essay nous dure, car le premier nasquit l'an mil quatre cents deux ; c'est vrayement bien raison que cette experience commence à nous faillir. Qu'ils ne me reprochent point les maulx qui me tiennent à cette heure à la gorge : d'avoir vescu sain quarante sept ans pour ma part', n'est ce pas assez? quand ce sera le bout de ma carriere, elle est des plus longues.

Mes ancestres avoient la medecine à contrecœur par quelque inclination occulte et naturelle; car la veue mesme des drogues faisoit horreur à mon pere. Le seigneur de Gaviac, mon oncle paternel, homme d'Église, maladif dez sa naissance, et qui feit toutesfois durer cette vie debile iusques à soixante sept ans, estant tumbé aultrefois en une grosse et vehemente fiebvre continue, il feut ordonné par les medecins qu'on luy declareroit, s'il ne se vouloit ayder (ils appellent secours ce qui le plus souvent est empeschement), qu'il estoit infailliblement mort. Ce bon homme, tout effrayé comme il feut de cette horrible sentence, si respondit il: « le suis doncques mort. » Mais Dieu rendit tantost aprez vain ce prognostícque. Le dernier des freres (ils estoient quatre), sieur de Bussaguet, et de bien loing le dernier, se soubmeit seul à cet art, pour le commerce, ce croy ie, qu'il avoit avecques les aultres arts, car il estoit conseiller en la cour de parlement; et luy succeda si mal, qu'estant par apparence de plus forte complexion, il mourut pourtant long temps avant les aultres, sauf un, le sieur de Sainct

Que les medecins excusent un peu ma liberté; car, par cette mesme infusion et insinuation fatale, i̇'ay receu la haine et le mespris de leur doctrine cette antipathie que l'ay à leur art m'est hereditaire. Mon pere a vescu soixante et quatorze ans, mon ayeul soixante et neuf, mon bisayeul prez de quatre vingts, sans avoir gousté aulcune sorte de medecine; et entre eulx, tout ce qui n'estoit de l'usage ordinaire tenoit lieu de drogue. La medecine se forme par exemples et experience: aussi faict mon opinion. Voylà pas une bien expresse experience, et bien advantageuse? Il est possible que i'ay receu d'eulx cette dysie ne sçay s'ils m'en trouveront trois en leurs regis-pathie naturelle à la medecine : mais s'il n'y tres, nayz, nourris et trespassez en mesme fouyer, mesme toict, ayants autant vescu par leur conduicte. Il fault qu'ils m'advouent en cela, que si ce n'est la raison, au moins que la fortune est de mon party or, chez les medecins, fortune vault bien mieulx que la raison. Qu'ils ne me prennent

pressément que la figure d'une lance n'avait paru de nouveau qu'après un long intervalle de temps, sur le dernier des enfants d'un certain Python, qu'on disait descendre de la race des premiers fondateurs de Thèbes, λeyoμévou тoiç Enартcis προσήκειν. C.

C'est ce que raconte Hérodote d'un peuple de Libye, 1. IV, c. 180. J. V. L.

Michel.

eust eu que cette consideration, i'eusse essayé de la forcer; car toutes ces conditions qui naissent en nous sans raison, elles sont vicieuses; c'est

1 Peut-être faut-il conclure de cette phrase, non que Montaigne écrivit ce chapitre à quarante-sept ans, mais qu'il avait cet åge quand il commença à souffrir sérieusement de la gravelle, dont il avait ressenti les premières atteintes à quarantecinq. Il n'y aura pas alors de contradiction. Comme il dit luimême plus haut que c'est depuis dix-huit mois, ou environ, qu'il est en ce mal plaisant estat, il avait, en écrivant ce chapitre, à peu près quarante-neuf ans. C'était en 1582 ou 83, pendant sa mairie de Bordeaux. J. V. L. 2 Cette aversion.

grec. C.

Le mot dyspathie est emprunté du

une espece de maladie qu'il fault combattre. Il
peult estre que i'y avoy cette propension; mais
le l'ay appuyee et fortifiee par les discours, qui
m'en ont estably l'opinion que i'en ay: car ie hay
aussi cette consideration de refuser la medecine
pour l'aigreur de son goust; ce ne seroit aysee-
ment mon humeur, qui treuve la santé digne d'es-
tre racheptee par touts les cauteres et incisions
les plus penibles qui se facent: et suyvant Epi-
curus', les voluptez me semblent à eviter, si elles
tirent à leur suitte des douleurs plus grandes; et
les douleurs à rechercher, qui tirent à leur suitte
des voluptez plus grandes. C'est une pretieuse
chose que la santé, et la seule qui merite, à la ve-
rité, qu'on y employe, non le temps seulement,
la sueur, la peine, les biens, mais encores la vie
à sa poursuitte; d'autant que sans elle la vie nous
vient à estre penible et iniurieuse; la volupté, la
sagesse, la science et la vertu, sans elle, se ter-
nissent et esvanouïssent: et aux plus fermes et
tendus discours que la philosophie nous vueille
imprimer au contraire, nous n'avons qu'à opposer
l'image de Platon estant frappé du hault mal ou
d'une apoplexie; et en cette presupposition, le
desfier d'appeller à son secours les riches facul-
tez de son ame. Toute voye qui nous meneroit
à la santé ne se peult dire, pour moy, ny aspre
ny chere. Mais i'ay quelques aultres apparences
qui me font estrangement desfier de toute cette
marchandise. Ie ne dis pas qu'il n'y en puisse
avoir quelque art; qu'il n'y ayt, parmy tant d'ou-
vrages de nature, des choses propres à la conser-
vation de nostre santé, cela est certain: i'entens
bien qu'il y a quelque simple qui humecte, quel-
que aultre qui asseiche; ie sçay par experience,
et que les raiforts produisent des vents, et que
les feuilles du sené laschent le ventre; ie sçay
plusieurs telles experiences, comme ie sçay que
le mouton me nourrit, et que le vin m'eschauffe;
et disoit Solon, que le manger estoit, comme les
aultres drogues, une medecine contre la maladie
de la faim; ie ne desadvoue pas l'usage que nous
tirons du monde, ny ne doubte de la puissance
et uberté de nature, et de son application à nos-
tre besoing; ie veoy bien que les brochets et les
arondes 3 se treuvent bien d'elle: ie me desfie des
inventions de nostre esprit, de nostre science et
art, en faveur duquel nous l'avons abbandonnee
et ses reigles, et auquel nous ne sçavons tenir mo-

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deration ny limite. Comme nous appellons iustice,
le pastissage des premieres loix qui nous tum-
bent en main, et leur dispensation et practique,
tres inepte souvent et tres inique ; et comme ceulx
qui s'en mocquent, et qui l'accusent, n'entendent
pas pourtant iniurier cette noble vertu, ains con-
demner seulement l'abus et profanation de ce sa-
i'honnore
cré tiltre: de mesme, en la medecine,
bien ce glorieux nom, sa proposition, sa pro-
messe, si utile au genre humain; mais ce qu'il de-
signe, entre nous, ie ne l'honnore ny l'estime3.

En premier lieu, l'experience me le faict craindre; car, de ce que i'ay de cognoissance, ie ne veoy nulle race de gents si tost malade, et si tard guarie, que celle qui est soubs la iurisdiction de la medecine : leur santé mesme est alteree et corrompue par la contraincte des regimes. Les me decins ne se contentent point d'avoir la maladie en gouvernement; ils rendent la santé malade, pour garder qu'on ne puisse en aulcune saison eschapper leur auctorité d'une santé constante et entiere, n'en tirent ils pas l'argument d'une grande maladie future? l'ay esté assez souvent malade; i'ay trouvé, sans leur secours, mes maladies aussi doulces à supporter (et en ay essayé quasi de toutes les sortes), et aussi courtes qu'à nul aultre; et si n'y ay point meslé l'amertume de leurs ordonnances. La santé, ie l'ay libre et entiere, sans reigle et sans aultre discipline que de ma coustume et de mon plaisir : tout lieu m'est bon à m'arrester; car il ne me fault aultres commoditez estant malade, que celles qu'il me fault estant sain. Ie ne me passionne 4 point d'estre sans medecin, sans apotiquaire et sans secours; dequoy i'en veoy la pluspart plus affligez que du mal. Quoy? eulx mesmes nous font ils veoir de l'heur et de la duree, en leur vie, qui nous puisse tesmoigner quelque apparent effect de leur science?

1 Le mélange informe, l'espèce de salmigondis ou de macédoine. E. J.

Prescrit, ordonne. Le mot de désigner se trouve en ce sens-là dans Cotgrave. C.

3 Montaigne se trouvant, pour sa santé, aux bains della Villa près de Lucques, en 1581, laisse échapper cette exclamation (Voyage, t. II, p. 176): La vaine chose que c'est que la medecine! Tout ce qui suit prouve que ce mot partait du fond de l'âme. Il fut cependant, à la mème époque, invité à une consultation importante par de savants médecins, dont le malade était résolu de s'en tenir à sa décision. (Ibid. p. 261.) « l'en riois en moy-mesme, mene rideva fra me stesso. » I ajoute que plus d'une fois les médecins de Rome lui avaient aussi donné ce plaisir. On voit qu'il ne parle pas ici sans expérience et sans réflexion. J. V. L.

4 Je ne me fais pas un sujet de frayeur d'être sans médecin, etc. C. La phrase qui suit prouve que Coste a mal compris le sens du mot passionner : ie ne me passionne point doit

--

:

2

ments ou flux de ventre, par accident estrangier, et faire un grand vuidange d'excrements sans be soing aucun precedent, et sans aulcune utilité suyvante, voire avecques empirement et dommage. C'est du grand Platon' que l'apprins n'agueres que de trois sortes de mouvements qui nous appartiennent, le dernier et le pire est celuy des purgations, que nul homme, s'il n'est fol, ne doibt entreprendre qu'à l'extreme necessité. On va troublant et esveillant le mal par oppositions contraires; il fault que ce soit la forme de vivre qui doulcement l'alanguisse et reconduise à sa fin les violentes harpades de la drogue et du mal sont tousiours à nostre perte, puis que la querelle se desmesle chez nous, et que la drogue est un secours infiable 3, de sa nature ennemy à nostre santé, et qui n'a accez en nostre estat que par le trouble. Laissons un peu faire : l'ordre qui pourveoid aux pulces et aux taulpes, pourveoid aussi aux hommes qui ont la patience pareille à se laisser gouverner, que les pulces et les taulpes; nous avons beau crier Bihore 4, c'est bien pour nous enrouer, mais non pour l'advancer : c'est un ordre superbe et impiteux; nostre crainte, nostre desespoir le desgouste et retarde de nostre ayde, au lieu de l'y convier; il doibt au mal son cours, comme à la santé : de se laisser corrompre en faveur de l'un, au preiudice des droicts de l'aultre,

Il n'est nation qui n'ayt esté plusieurs siecles sans la medecine, et les premiers siecles, c'est à dire les meilleurs et les plus heureux: et du monde la dixiesme partie ne s'en sert pas, encores à cette heure; infinies nations ne la cognoissent pas, l'on vit et plus sainement et plus longuement qu'on ne faict icy; et parmy nous, le commun peuple s'en passe heureusement; les Romains avoient esté six cents ans avant que de la recevoir; mais aprez l'avoir essayee, ils la chasserent de leur ville, par l'entremise de Caton le censeur, qui monstra combien ayseement il s'en pouvoit passer, ayant vescu quatre vingts et cinq ans, et faiet vivre sa femme iusques à l'extreme vieillesse, non pas sans medecine, mais ouy bien sans medecin '; car toute chose qui se treuve salubre à nostre vie, se peult nommer medecine : il entretenoit, ce dict Plutarque2, sa famille en santé, par l'usage, ce me semble, du lievre : comme les Arcades, dict Pline3, guarissent toutes maladies avecques du laict de vache; et les Libyens, dict Herodote 4, iouïssent populairement d'une rare santé, par cette coustume qu'ils ont, aprez que leurs enfants ont attainct quatre ans, de leur cauterizer et brusler les veines du chef et des temples, par où ils couppent chemin, pour leur vie, à toute defluxion de rheume; et les gents de village de ce pays, à touts accidents, n'employent que du vin le plus fort qu'ils peuvent, meslé à force safranil ne le fera pas; il tumberoit en desordre. Suyet espice : tout cela avecques une fortune pareille. Et à dire vray, de toute cette diversité et confusion d'ordonnances, quelle aultre fin et effect aprez tout y a il, que de vuider le ventre? ce que mille simples domestiques peuvent faire et si, ne sçay si c'est si utilement qu'ils disent, et si nostre nature n'a point besoing de la residence de ses excrements, iusques à certaine mesure, comme le vin a de sa lie pour sa conservation; vous veoyez souvent des hommes sains tumber en vomissesignifier je ne souffre point; c'est le sens propre de passionner, qui ne se dit plus aujourd'hui qu'au sens figuré. E. J.

1 Montaigne a fort bien pu assurer, sur l'autorité de Pline, XXIX, 1, que les Romains ne reçurent la médecine que six cents ans après la fondation de Rome; et qu'après en avoir fait l'épreuve, ils condamnèrent cet art, et chassèrent les médecins de leur ville mais quant à ce qu'il ajoute, qu'ils la chasserent de leur ville par l'entremise de Caton le censeur, Pline est si éloigné de l'autoriser, qu'il dit expressément, dans le même chapitre, que les Romains ne bannirent les médecins de Rome que longtemps après la mort de Caton. Plusieurs écrivains modernes ont commis la même faute que Montaigne, comme on peut voir dans le Dictionnaire de Bayle, remarque II de l'article Porcius. C.

2 Dans la Vie de Caton le censeur, c. 12. C.

3 Nat. Hist. XXV, 8. C.

4 Liv. IV, c. 187. Hippocrate dit à peu près la même chose des Scythes, traité Des airs, des eaux, et des lieux, p. 355. J. V. L.

vons, de par Dieu, suyvons : il meine ceulx qui suyvent; ceulx qui ne le suyvent pas, il les entraisne 5, et leur rage, et leur medecine ensemble. Faites ordonner une purgation à vostre cervelle; elle y sera mieulx employee qu'à vostre estomach.

On demandoit à un Lacedemonien, qui l'avoit faict vivre sain si long temps : « L'ignorance de la medecine,» respondit il; et Adrian l'empereur crioit sans cesse en mourant, « Que la presse des medecins l'avoit tué 6. » Un mauvais luicteur

1 Dans le Timée, p. 551. C.

2 Griffades, coups de harpons ou de griffes, c'est-à-dire
violents combats entre la drogue et le mal. E. J.
3 Mal assuré, auquel on ne peut se fier.·
On trouve in-
fiable dans le Dictionnaire français-anglais de Cotgrave. C.
4 Bihore, terme qui se trouve dans Cotgrave, et dont se
servent les charretiers du Languedoc, pour hater leurs che-
vaux : il répond à notre haie! et signifie, à la lettre, vite, dehors;
car je le crois composé des deux mots latins via et foras ou
foris. E. J.

5 Imitation de ce vers de SÉNÈQUE, Epist. 107:
Ducunt volentem fata, nolentem trahunt.

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Qu'il n'appartenoit qu'aux medecins de mentir en toute liberté, puis que nostre salut depend de la vanité et faulseté de leurs promesses. Aesope, aucteur de tres rare excellence, et duquel peu de gents descouvrent toutes les graces, est plaisant à nous representer cette auctorité tyrannique qu'ils usurpent sur ces pauvres ames affoiblies et abbattues par le mal et la crainte; car il conte qu'un malade estant interrogé par son medecin, quelle operation il sentoit des medicaments qu'il luy avoit donnez: «< l'ay fort sué, respondit il. - Cela est bon! » dit le medecin. Une aultre fois il luy demanda encores comme il s'estoit porté depuis:

se feit medecin : « Courage, luy dit Diogenes1; | mal aysees à croire. Platon disoit bien a propos, tu as raison: tu mettras à cette heure en terre ceulx qui t'y ont mis aultrefois. » Mais ils ont cet heur, selon Nicocles', «que le soleil esclaire leur succez, et la terre cache leur faulte. » Et oultre cela, ils ont une façon bien advantageuse à se servir de toutes sortes d'evenements: car ce que la fortune, ce que la nature ou quelque aultre cause estrangiere ( desquelles le nombre est infiny) produict en nous de bon et de salutaire, c'est le privilege de la medecine de se l'attribuer; touts les heureux succez qui arrivent au patient qui est soubs son regime, c'est d'elle qu'il les tient; les occasions qui m'ont guary moy, et qui guarissent mille aultres qui n'appellent point les medecins à leur secours, ils les usurpent en leurs subiects3: et quant aux mauvais accidents, ou ils les desadvouent tout à faict, en attribuant la coulpe au patient, par des raisons si vaines, qu'ils n'ont garde de faillir d'en treuver tousiours assez bon nombre de telles : « Il a descouvert son bras; il a ouy le bruict d'un coche,

Vicorum in flexu 4;

Rhedarum transitus arcto

on a entr'ouvert sa fenestre; il s'est couché sur le costé gauche, ou il a passé par sa teste quelque pensement penible; » somme, une parole, un songe, une œillade leur semble suffisante excuse pour se descharger de faulte. Ou, s'il leur plaist, ils se servent encores de cet empirement et en font leurs affaires, par cet aultre moyen qui ne leur peult iamais faillir: c'est de nous payer, lorsque la maladie se treuve reschauffee par leurs applications, de l'asseurance qu'ils nous donnent qu'elle seroit bien aultrement empiree sans leurs remedes; celuy qu'ils ont iecté d'un morfondement 5 en une fiebvre quotidienne, il eust eu, sans eulx, la continue. Ils n'ont garde de faire mal leurs besongnes, puis que le dommage leur revient à proufit. Vrayement ils ont raison de requerir du malade une application de creance favorable: il fault qu'elle le soit, à la verité, en bon escient et bien soupple, pour s'appliquer à des imaginations si

où l'on fait dire à un mort, turba se medicorum periisse. Nat. Hist. XXIX, I. C.

IDIOG. LAERCE, VI, 62. C.

2 Le mot de Nicoclès se trouve dans le chapitre 146 de la Collection des moines Antonius et Maximus, imprimé à la suite de STOBÉE. Cette épigramme a été souvent répétée. C. 3 Ils s'en font honneur à l'égard de ceux qui se sont mis entre leurs mains. C.

4 Le bruit des chars embarrassés au détour des rues étroites. JUVENAL, III, 236.

5 Un morfondement est une maladie causée par un froid subit, après avoir eu chaud. On trouve morfondure dans Nicot et dans Monet. E. J.

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l'ay eu un froid extreme, feit 11, et si ay fort tremblé. Cela est bon !» suyvit le medecin. A la troisiesme fois, il luy demanda derechef comment il se portoit : « Ie me sens, dit il, enfler et bouffir comme d'hydropisie. Voylà qui va bien!» adiousta le medecin. L'un de ses domestiques venant, aprez, à s'enquerir à luy de son estat : « Certes, mon amy, respond il, à force de bien estre, ie me meurs. »

Il y avoit en Aegypte une loy plus iuste, par laquelle le medecin prenoit son patient en charge, les trois premiers iours, aux perils et fortunes du patient; mais les trois iours passez, c'estoit aux siens propres : car quelle raison y a il qu'Aescula pius leur patron ait esté frappé du fouldre pour avoir ramené Hippolytus de mort à vie;

Nam pater omnipotens, aliquem indignatus ab umbris Mortalem infernis ad lumina surgere vitæ, Ipse repertorem medicinæ talis, et artis, Fulmine Phoebigenam Stygias detrusit ad undas3; et ses suyvants soient absoults, qui envoyent tant d'ames de la vie à la mort? Un medecin vantoit à Nicocles son art estre de grande auctorité : « Vrayement c'est mon 4, dit Nicocles, qui peult impuneement tuer tant de gents. »

Au demourant, si i'eusse esté de leur conseil, i'eusse rendu ma discipline plus sacree et mysterieuse : ils avoient assez bien commencé; mais ils n'ont achevé de mesme. C'estoit un bon compas mencement, d'avoir faict les dieux et les daimons

1 De la République, III, p. 433. C.

2 Fable 13, le Malade et le Médecin. C.

3 Jupiter, indigné qu'un mortel, échappé des ténèbres infernales, reparût au séjour de la lumière, frappa de la foudre l'inventeur de cet art audacieux, et précipita sur les bords du Styx le fils d'Apollon. VIRG. Énéide, VII, 770.

4 Vraiment oui, puisqu'il peut, etc. Dans cette expression, vrayement c'est mon, le mot de mon sert à affirmer plus for tement; mais il est à présent tout à fait barbare en ce sens-là. Cette réponse de Nicoclès se trouve dans le chapitre 146 de la Collection des moines Antonius et Maximus, imprimé à la suite de STOBÉE. C.

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