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un nom sans forme et sans corps; » et dire « que ses responses debvoient meshuy servir de loix';» et recevoir assis le corps du senat venant vers luy; et souffrir qu'on l'adorast et qu'on luy feist en sa presence des honneurs divins. Somme, ce seul vice, à mon advis, perdit en luy le plus beau et le plus riche naturel qui feut oncques; et a rendu sa memoire abominable à touts les gents de bien, pour avoir voulu chercher sa gloire en la ruyne de son païs et subversion de la plus puissante et fleurissante chose publicque que le monde verra iamais. Il se pourroit bien, au contraire, trouver plusieurs exemples de grands personnages ausquels la volupté a faict oublier la conduicte de leurs affaires, comme Marcus Antonius, et aultres; mais où l'amour et l'ambition seroient en eguale balance, et viendroient à se chocquer de forces pareilles, ie ne fois aulcun doubte que cette cy ne gaignast le prix de la maistrise.

Or, pour me remettre sur mes brisees, c'est beaucoup de pouvoir brider nos appetits par le discours de la raison, ou de forcer nos membres, par violence, à se tenir en leur debvoir : mais de nous fouetter pour l'interest de nos voysins; de non seulement nous desfaire de cette doulce passion qui nous chatouille, du plaisir que nous sentons de nous veoir agreables à aultruy, et aymez et recherchez d'un chascun, mais encores de prendre en haine et à contrecœur nos graces qui en sont cause, et condemner nostre beaulté, parce que quelque aultre s'en eschauffe, ie n'en ay veu gueres d'exemples: cettuy cy en est. Spurina, jeune homme de la Toscane,

Qualis gemma micat, fulvum quæ dividit aurum,
Aut collo decus, aut capiti; vel quale per artem
Inclusum buxo, aut Oricia terebintho,
Lucet ebur3,

estant doué d'une singuliere beaulté, et si excessifve que les yeulx plus continents ne pouvoient en souffrir l'esclat continemment, ne se contentant point de laisser sans secours tant de fiebvre et de feu, qu'il alloit attisant par tout, entra en furieux despit contre soy mesme et contre ces riches presents que nature luy avoit faicts, comme si on se debvoit prendre à eulx de la faulte d'aultruy, et detailla et troubla, à force de playes qu'il se feit à escient, et de cicatrices, la parfaicte proportion et ordonnance

I SUÉTONE, César, c. 77. C.

2 1D. ibid. c. 78. C.

3 Comme brille un diamant enchâssé dans l'or, superbe ornement d'un collier ou d'une couronne; ou comme l'ivoire éclate environné de buis ou de térébinthe. VIRG En. X, 134.

que nature avoit si curieusement observee en son visage'.

Pour en dire mon advis, i̇'admire telles actions plus que ie ne les honnore : ces excez sont ennemis de mes reigles. Le desseing en feut beau et conscientieux, mais, à mon advis, un peu manque de prudence: quoy, si sa laideur servit depuis à en iecter d'aultres au peché de mespris et de haine; ou d'envie, pour la gloire d'une si rare recommendation; ou de calomnie, interpretant cette humeur à une forcenee ambition? y a il quelque forme de laquelle le vice ne tire, s'il veult, occasion à s'exercer en quelque maniere? Il estoit plus iuste et aussi plus glorieux, qu'il feist de ces dons de Dieu un subiect de vertu exemplaire et de reiglement.

Ceulx qui se desrobbent aux offices communs, et à ce nombre infiny de reigles espineuses à tant de visages, qui lient un homme d'exacte preud' hommie en la vie civile, font, à mon gré, une belle espargne, quelque poincte d'aspreté peculiere qu'ils s'enioignent : c'est aulcunement mourir pour fuyr la peine de bien vivre. Ils peuvent avoir aultre prix; mais le prix de la difficulté, il ne m'a iamais semblé qu'ils l'eussent, ny qu'en mal aysance il y aye rien au delà de se tenir droict emmy les flots de la presse du monde, respondant et satisfaisant loyalement à touts les membres de sa charge. Il est à l'adventure plus facile de se passer nettement de tout le sexe, que de se maintenir deuement de tout poinct en la compaignie de sa femme; et a lon dequoy couler plus incurieusement en la pauvreté, qu'en l'abondance iustement dispensee : l'usage conduict selon raison a plus d'aspreté que n'a l'abstinence; la moderation est vertu bien plus affaireuse que n'est la souffrance. Le bien vivre du ieune Scipion a mille façons; le bien vivre de Diogenes n'en a qu'une : cette cy surpasse d'autant en innocence les vies ordinaires, comme les exquises et accomplies la surpassent en utilité et en force.

CHAPITRE XXXIV.

Observations sur les moyens de faire la guerre, de Iulius Cesar.

On recite de plusieurs chefs de guerre, qu'ils ont eu certains livres en particuliere recommendation; comme le grand Alexandre, Homere; Scipion Africain, Xenophon; Marcus Brutus, Po

I VALÈRE MAXIME, IV, 5, ext. 1. C.

lybius; Charles cinquiesme, Philippe de Comines; et dict on, de ce temps, que Machiavel est encores ailleurs en credit. Mais le feu mareschal Strozzi', qui avoit prins Cesar pour sa part, avoit sans doubte bien mieulx choisy; car, à la verité, ce debvroit estre le breviaire de tout homme de guerre, comme estant le vray et souverain patron de l'art militaire et Dieu sçait encores de quelle grace et de quelle beaulté il a fardé cette riche matiere, d'une façon de dire si pure, si delicate et si parfaicte, qu'à mon goust il n'y a aucuns escripts au monde qui puissent estre comparables aux siens en cette partie.

Ie veulx icy enregistrer certains traicts particuliers et rares, sur le faict de ses guerres, qui me sont demeurez en memoire.

Son armee estant en quelque effroy, pour le bruict qui couroit des grandes forces que menoit contre luy le roy Iuba; au lieu de rabbattre l'opinion que ses soldats en avoient prinse, et appetisser les moyens de son ennemy, les ayant faict assembler pour les rasseurer et leur donner courage, il print une voye toute contraire à celle que nous avons accoustumé; car il leur dict qu'ils ne se meissent plus en peine de s'enquerir des forces que menoit l'ennemy, et qu'il en avoit eu bien certain advertissement: et lors il leur en feit le nombre surpassant de beaucoup et la verité et la renommee qui en couroit dans son armee 2; suyvant ce que conseille Cyrus en Xenophon; d'autant que la tromperie n'est pas de tel interest3, de trouver les ennemis par effect plus foibles qu'on n'avoit esperé, que de les trouver à la verité bien forts, aprez les avoir iugez foibles par reputation. Il accoustumoit sur tout ses soldats à obeïr simplement, sans se mesler de contrerooller ou parler des desseings de leur capitaine, lesquels il ne leur communiquoit que sur le poinct de l'execution et prenoit plaisir, s'ils en avoient descouvert quelque chose, de changer sur le champ d'advis, pour les tromper; et souvent, pour cet effect, ayant assigné un logis en quelque lieu, il passoit oultre, et alongeoit la iournee, notamment s'il faisoit mauvais temps et pluvieux 4.

Les Souysses, au commencement de ses guerres de Gaule, ayants envoyé vers luy pour leur donner passage au travers des terres des Romains, estant deliberé de les empescher par force, il leur contrefeit toutesfois un bon visage, et print quel

'Pierre Strozzi, Florentin au service de France, tué au siége de Thionville, le 20 de juin 1588. J. V. L.

2 SUÉTONE, César, c. 66. C.

3 Ed. de 1588, fol. 315, n'est pas si grande.

4 SUÉTONE, César, c. 65. C.

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ques iours de delay à leur faire response, pour se servir de ce loisir à assembler son armee 1. Ces pauvres gents ne sçavoient pas combien il estoit excellent mesnagier du temps; car il redict maintesfois que c'est la plus souveraine partie d'un capitaine que la science de prendre au poinct les occasions, et la diligence, qui est en ses exploicts, à la verité, inouïe et incroyable.

S'il n'estoit pas fort conscientieux en cela, de prendre advantage sur son ennemy, soubs couleur d'un traicté d'accord, il l'estoit aussi peu en ce qu'il ne requeroit en ses soldats aultre vertu que la vaillance, ny ne punissoit gueres aultres vices que la mutination et la desobeïssance. Souvent, aprez ses victoires, il leur laschoit la bride à toute licence, les dispensant pour quelque temps des reigles de la discipline militaire; adioustant à cela, qu'il avoit des soldats si bien creez, que, touts parfumez et musquez, ils ne laissoient pas d'aller furieusement au combat. De vray, il aymoit qu'ils feussent richement armez, et leur faisoit porter des harnois gravez, dorez et argentez, à fin que le soing de la conservation de leurs armes les rendist plus aspres à se deffendre 3. Parlant à eulx, il les appelloit du nom de Compaignons 4, que nous usons encore: ce qu'Auguste, son successeur, reforma, estimant qu'il l'avoit faict pour la necessité de ses affaires, et pour flatter le cœur de ceulx qui ne le suyvoient que volontairement;

Rheni mihi Cæsar in undis

Dux erat; hic socius : facinus quos inquinat, æquat 5; mais que cette façon estoit trop rabbaissee pour la dignité d'un empereur et general d'armee, et remeit en train de les appeller seulement Soldats 6.

A cette courtoisie, Cesar mesloit toutesfois une grande severité à les reprimer: la neufviesme legion s'estant mutinee auprez de Plaisance, il la cassa avecques ignominie, quoy que Pompeius feust lors encores en pieds, et ne la receut en grace qu'avecques plusieurs supplications : il les rappaisoit plus par auctorité et par audace, que par doulceur 7.

Là où il parle de son passage de la riviere du Rhin, vers l'Allemaigne, il dict qu'estimant I CÉSAR, de Bell. gall. I, 7. N.

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digne de l'honneur du peuple romain qu'il pas- | l'Espaigne, où il passa des difficultez extremes sast son armee à navires, il feit dresser un pont, en la guerre contre Afranius et Petreius, et au à fin qu'il passast à pied ferme1. Ce fut là qu'il long siege de Marseille; de là il s'en retourna en bastit ce pont admirable, dequoy il deschiffre la Macedoine, battit l'armee romaine à Pharsale; particulierement la fabrique: car il ne s'arreste passa de là, suyvant Pompeius, en Aegypte, si volontiers en nul endroict de ses faicts, qu'à laquelle il subiugua; d'Aegypte il veint en Syrie, nous representer la subtilité de ses inventions en et au païs de Pont, où il combattit Pharnaces; telle sorte d'ouvrages de main. de là en Afrique, où il desfeit Scipion et Iuba; et rebroussa encores, par l'Italie, en Espaigne, où il desfeit les enfants de Pompeius :

I'y ay aussi remarqué cela, qu'il faict grand cas de ses exhortations aux soldats avant le combat: car où il veult monstrer avoir esté surprins ou pressé, il allegue tousiours cela, qu'il n'eut pas seulement loisir de haranguer son armee. Avant cette grande battaille contre ceulx de Tournay: « Cesar, dict il2, ayant ordonné du reste, courut soubdainement où la fortune le porta, pour exhorter ses gents; et rencontrant la dixiesme legion, il n'eut loisir de leur dire, sinon Qu'ils eussent souvenance de leur vertu accoustumee; qu'ils ne s'estonnassent point, et sousteinssent hardiement l'effort des adversaires : et parce que l'ennemy estoit desia approché à un iect de traict, il donna le signe de la battaille; et de là estant passé soubdainement ailleurs pour en encourager d'aultres, il trouva qu'ils estoient desia aux prinses. >> Voylà ce qu'il en dict en ce lieu là. De vray, sa langue lui a faict en plusieurs lieux de bien notables services; et estoit, de son temps mesme, son eloquence militaire en telle recommendation, que plusieurs en son armee recueilloient ses harangues; et par ce moyen, il en feut assemblé des volumes qui ont duré long temps aprez luy. Son parler avoit des graces particulieres; si que ses familiers, et entre aultres Auguste, oyant reciter ce qui en avoit esté recueilly, recognoissoit, iusques aux phrases et aux mots, ce qui n'estoit pas du sien 3.

La premiere fois qu'il sortit de Rome avecques charge publicque, il arriva en huict iours à la riviere du Rhosne, ayant dans son coche 4, devant luy, un secretaire ou deux qui escrivoient sans cesse; et derriere luy, celuy qui portoit son espee 5. Et certes, quand on ne feroit qu'aller, à peine pourroit on attaindre à cette promptitude dequoy, tousiours victorieux, ayant laissé la Gaule, et suyvant Pompeius à Brindes, il subiugua l'Italie en dix huict iours; reveint de Brindes à Rome; de Rome il s'en alla au fin fond de

I CÉSAR, de Bell. gall. IV, 17. J. V. L.

2 ID. ibid. II, 21. J. V. L.

3 SUÉTONE, César, c. 55. J. V. L.

4 Edit. de 1588, su coche.

5 PLUTARQUE, César, c. 12. C.

Ocyor et cæli flammis, et tigride fœta 2.
Ac veluti montis saxum de vertice præceps
Quum ruit avulsum vento, seu turbidus imber
Proluit, aut annis solvit sublapsa vetustas,
Fertur in abruptum magno mons improbus actu,
Exsultatque solo, silvas, armenta, virosque
Involvens secum 3.

Parlant du siege d'Avaricum, il dict 4 que c'estoit sa coustume de se tenir nuict et iour prez des ouvriers qu'il avoit en besongne. En toutes entreprinses de consequence, il faisoit tousiours la descouverte luy mesme, et ne passa iamais son armee en lieu qu'il n'eust premierement recogneu; et si nous croyons Suetone 5, quand il feit l'entreprinse de traiecter en Angleterre, il feut le premier à sonder le gué.

Il avoit accoustumé de dire, qu'il aymoit mieulx la victoire qui se conduisoit par conseil que par force; et en la guerre contre Petreius et Afranius, la fortune luy presentant une bien apparente occasion d'advantage, il la refusa, dict il 6, esperant, avecques un peu plus de longueur, mais moins de hazard, venir à bout de ses ennemis. Il feit aussi là un merveilleux traict, de commander à tout son ost de passer à nage la riviere sans aul

cune necessité :

Rapuitque ruens in prælia miles, Quod fugiens timuisset, iter: mox uda receptis Membra fovent armis, gelidosque a gurgite, cursu Restituunt artus 7.

Ie le treuve un peu plus retenu et consideré en ses entreprinses qu'Alexandre: car cettuy cy

1 Surpassa, surmonta. C.

2 Plus rapide que l'éclair, plus prompt que le tigre à qui on vient d'enlever ses petits. LUCAIN, V, 405.

3 Pareil a un vaste rocher, qui miné par le temps, ou arraché par la fureur des vents ou des eaux, tombe d'une haute montagne, et bondissant avec un fracas horrible, entraine avec lui les arbres, les troupeaux et les pasteurs. VIRG. Æn. XII, 684.

4 De Bello gallico, VII, 24. J. V. L.

5 SUETONE, César, c. 58. C.

6 De Bello civili, I, 72. J. V. L.

7 Le soldat saisit, pour voler aux combats, cette route qu'il n'aurait ose prendre dans la fuite: tout mouillé, il se couvre de ses armes, et dans une course rapide, retrouve la chaleur qu'il avait perdue. LUCAIN, IV, 151

semble rechercher et courir à force les dangiers, | il rencontra en mer Lucius Cassius, avecques comme un impetueux torrent qui chocque et at-dix gros navires de guerre; il eut le courage non taque sans discretion et sans chois tout ce qu'il rencontre;

Sic tauriformis volvitur Aufidus,
Qui regna Dauni perfluit Appuli,

Dum sævit, horrendamque cultis
Diluviem meditatur agris';

aussi estoit il embesongné en la fleur et premiere chaleur de son aage; là où Cesar s'y print estant desia meur et bien advancé : oultre ce qu'Alexandre estoit d'une temperature plus sanguine, cholere et ardente; et si esmouvoit encores cette humeur par le vin, duquel Cesar estoit tres abstinent.

Mais où les occasions de la necessité se presentoient, et où la chose le requeroit, il ne feut iamais homme faisant meilleur marché de sa personne. Quant à moy, il me semble lire en plusieurs de ses exploicts une certaine resolution de se perdre, pour fuyr la honte d'estre vaincu. En cette grande battaille qu'il eut contre ceulx de Tournay, il courut se presenter à la teste des ennemis, sans bouclier, comme il se trouva, veoyant la poincte de son armee s'esbranler 2; ce qui luy est advenu plusieurs aultres fois. Oyant dire que ses gents estoient assiegez, il passa desguisé au travers l'armee ennemie pour les aller fortifier de sa presence3. Ayant traversé à Dyrrachium, avecques bien petites forces, et veoyant que le reste de on armee, qu'il avoit laissee à conduire à Antonius, tardoit à le suyvre, il entreprint luy seul de repasser la mer, par une tres grande tormente 4, et se desrobba pour aller reprendre le reste de ses forces, les ports de delà et toute la mer estant saisie par Pompeius. Et quant aux entreprinses qu'il a faictes à main armee, il y en a plusieurs qui surpassent en hazard tout discours de raison militaire : car avecques combien foibles moyens entreprint il de subiuguer le royaume d'Aegypte; et depuis, d'aller attaquer les forces de Scipion et de Juba, de dix parts plus grandes que les siennes! Ces gents là ont eu ie ne sçay quelle plus qu'humaine confiance de leur fortune; et disoit il qu'il falloit executer, non pas consulter, les haultes entreprinses. Aprez la battaille de Pharsale, comme il eust envoyé son armee devant en Asie, et passast avecques un seul vaisseau le destroict de l'Hellespont,

1 Ainsi l'Aufide, qui arrose le royaume de l'antique Daunus, roule ses eaux impétueuses, et menace les moissons d'un horrible ravage. HOR. Od. IV, 14, 25.

2 CÉSAR, de Bello gall. II, 25. J. V. L. 3 SUÉTONE, César, c. 58. C.

4 SUÉTONE, César, c. 58; PLUTARQUE, passim; APPIEN, G. civ. II, pag. 463; DION, XLI, 46; LUCAIN, V, 519, etc. J. V. L.

seulement de l'attendre, mais de tirer droict vers luy, et le sommer de se rendre; et en veint à bout'.

2

3

Ayant entreprins ce furieux siege d'Alesia, où il y avoit quatre vingts mille hommes de deffense, toute la Gaule s'estant eslevee pour luy courre sus et lever le siege, et dressé une armee de cent neuf mille chevaulx et de deux cents quarante mille hommes de pied, quelle hardiesse et maniacle 3 confiance feut ce, de n'en vouloir pas abbandonner son entreprinse, et se resouldre à deux si grandes difficultez ensemble! lesquelles toutesfois il sousteint; et aprez avoir gaigné cette grande battaille contre ceulx de dehors, rengea bientost à sa mercy ceulx qu'il tenoit enfermez. Il en adveint autant à Lucullus, au siege de Tigranocerta contre le roy Tigranes; mais d'une condition dispareille, veu la mollesse des ennemis à qui Lucullus avoit affaire.

Ie veulx icy remarquer deux rares evenements et extraordinaires, sur le faict de ce siege d'Alesia : l'un, que les Gaulois s'assemblants pour venir trouver là Cesar, ayants faict denombrement de toutes leurs forces, resolurent en leur conseil de retrencher une bonne partie de cette grande multitude, de peur qu'ils n'en tumbassent en confusion. Cet exemple est nouveau, de crain< dre à estre trop mais à le bien prendre, il est vraysemblable que le corps d'une armee doibt avoir une grandeur moderee, et reiglee à certaines bornes, soit pour la difficulté de la nourrir, soit pour la difficulté de la conduire et tenir en ordre. Au moins seroit il bien aysé à verifier, par exemple, que ces armees monstrueuses en nombre n'ont gueres rien faict qui vaille. Suyvant le dire de Cyrus, en Xenophon, ce n'est pas le nombre des hommes, ains le nombre des bons hommes, qui faict l'advantage; le demourant servant plus de destourbier que de secours. Et Baiazet print le principal fondement à sa resolution de livrer iournee à Tamburlan, contre l'advis de touts ses capitaines, sur ce que le nombre innombrable des hommes de son ennemy luy donnoit

I SUÉTONE, César, c. 62. C.

2 CÉSAR, de Bello gallico, VII, 64. Au lieu de huit mille chevaux que met César, Montaigne en compte cent neuf mille. Peut-être y avait-il dans son manuscrit, huit à neuf mille chevaux, mots qui auront été mal lus par le copiste ou l'imprimeur. C'est, je crois, la seule manière d'expliquer une erreur aussi forte, qui aurait dû être corrigée dans le texte de la première édition. E. J.

3 Furieuse.-Maniacle et maniaque se trouvent dans Cot. grave, comme vrais synonymes: il n'y a que maniaque dans Nicot. C.

A CÉSAR, de Bello gallico, VII, 71. J. V. L.

certaine esperance de confusion. Scanderbech, bon iuge et tres expert, avoit accoustumé de dire que dix ou douze mille combattants fideles debvoient basterà un suffisant chef de guerre, pour guarantir sa reputation en toute sorte de besoing militaire. L'aultre poinct, qui semble estre contraire et à l'usage et à la raison de la guerre, c'est que Vercingentorix, qui estoit nommé chef et general de toutes les parties des Gaules revoltees, print party de s'aller enfermer dans Alesia: car celuy qui commande à tout un païs ne se doibt iamais engager, qu'au cas de cette extremité, qu'il y allast de sa derniere place, et qu'il n'y eust rien plus à esperer qu'en la deffense d'icelle; aultrement il se doibt tenir libre, pour avoir moyen de prouveoir en general à toutes les parties de son gouvernement.

Pour revenir à Cesar, il deveint, avecques le temps, un peu plus tardif et plus consideré, comme tesmoigne son familier Oppius3; estimant qu'il ne debvoit ayseement hazarder l'honneur de tant de victoires, lequel une seule desfortune luy pourroit faire perdre. C'est ce que disent les Italiens, quand ils veulent reprocher cette hardiesse temeraire qui se veoid aux ieunes gents, les nommants « necessiteux d'honneur, » bisognosi d'onore; et qu'estants encores en cette grande faim et disette de reputation, ils ont raison de la chercher à quelque prix que ce soit, ce que ne doibvent pas faire ceulx qui en ont desia acquis à suffisance. Il y peult avoir quelque iuste moderation en ce desir de gloire, et quelque satieté en cet appetit, comme aux aultres: assez de gents le practiquent ainsi.

Il estoit bien esloingné de cette religion des anciens Romains, qui ne se vouloient prevaloir en leurs guerres que de la vertu simple et naïfve: mais encores y apportoit il plus de conscience que nous ne ferions à cette heure, et n'approuvoit pas toutes sortes de moyens pour acquerir la victoire. En la guerre contre Ariovistus, estant à parlementer avecques luy, il y surveint quelque remuement entre les deux armees, qui commencea par la faulte des gents de cheval d'Ariovistus sur ce tumulte, Cesar se trouva avoir fort grand advantage sur ses ennemis; toutesfois il ne s'en voulut point prevaloir, de peur qu'on luy peust reprocher d'y avoir procedé de mauvaise foy 4.

Suffire à un habile général. C.

2 CÉSAR, de Bello gallico, VII, 68. J. V. L. 3 SUÉTONE, César, c. 60. C.

4 CÉSAR, de Bello gallico, I, 46. J. V. L

Il avoit accoustumé de porter un accoustrement riche au combat, et de couleur esclatante, pour se faire remarquer.

Il tenoit la bride plus estroicte à ses soldats, et les tenoit plus de court, estants prez des enne mis'.

Quand les anciens Grecs vouloient accuser quelqu'un d'extreme insuffisance, ils disoient en commun proverbe, « qu'il ne sçavoit ny lire ny nager. » Il avoit cette mesme opinion, que la science de nager estoit tres utile à la guerre, et en tira plusieurs commoditez: s'il avoit à faire diligence, il franchissoit ordinairement à la nage les rivieres qu'il rencontroit; car il aymoit à voyager à pied comme le grand Alexandre. En Aegypte, ayant esté forcé, pour se sauver, de se mettre dans un petit bateau, et tant de gents s'y estants lancez quand et luy, qu'il estoit en dangier d'aller à fonds, il ayma mieulx se iecter en la mer, et gaigna sa flotte à nage, qui estoit plus de deux cents pas au delà, tenant en sa main gauche ses tablettes hors de l'eau, et traisnant à belles dents sa cotte d'armes, à fin que l'ennemy n'en iouïst, estant desia bien advancé sur l'aage 2.

Iamais chef de guerre n'eut tant de creance sur ses soldats : au commencement de ses guerres civiles, les centeniers luy offrirent de souldoyer, chascun sur sa bourse, un homme d'armes; et les gents de pied, de le servir à leurs despens, ceulx qui estoient plus aysez entreprenants encores à desfrayer les plus necessiteux 3. Feu monsieur l'admiral de Chastillon 4 nous feit veoir dernierement un pareil cas en nos guerres civiles; car les François de son armee fournissoient de leurs bourses au payement des estrangiers qui l'accompagnoient. Il ne se trouveroit gueres d'exemples d'affection si ardente et si preste parmy ceulx qui marchent dans le vieux train, sous l'ancienne police des loix; la passion nous commande bien plus vifvement que la raison : il est pourtant advenu en la guerre contre Annibal, qu'à l'exemple de la liberalité du peuple romain en la ville, les gentsdarmes et capitaines refuserent leur paye; et appelloit on, au camp de Marcellus, Mercenaires, ceulx qui en prenoient. Ayant eu du pire auprez de Dyrrachium3, ses soldats se veindrent d'eulx mesmes offrir à estre chastiez et punis; de façon

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