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et souffririons nous un medecin qui feust animé et | courroucé contre son patient?

nier que le dire, lors que les actions suyvent, ne soit de plus d'auctorité et efficace; comme disoit Eudamidas', oyant un philosophe discourir de la guerre : « Ces propos sont beaux ; mais celuy qui les tient n'en est pas croyable, car il n'a pas les aureilles accoustumees au son de la trompette : » et Cleomenes oyant un rhetoricien haranguer de la vaillance, s'en print fort à rire; et l'aultre s'en scandalizant, il luy diet : « I'en feroy de mesme si c'estoit une arondelle qui en parlast; mais si c'estoit une aigle, ie l'orroy volontiers. l'apperceoy, ce me semble, ez escripts des anciens, que celuy qui dict ce qu'il pense, l'assene bien plus vifvement que celuy qui se contrefaict. Oyez Cicero parler de l'amour de la liberté ; oyez en parler Brutus : les escripts mesmes vous son

Nous mesmes, pour bien faire, ne debvrions iamais mettre la main sur nos serviteurs, tandis que la cholere nous dure. Pendant que le pouls nous bat et que nous sentons de l'esmotion, remettons la partie : les choses nous sembleront à la verité aultres, quand nous serons raccoisez1 et refroidis. C'est la passion qui commande lors, c'est la passion qui parle; ce n'est pas nous : au travers d'elle, les faultes nous apparoissent plus grandes, comme les corps au travers d'un brouillas 2. Celuy qui a faim use de viande ; mais celuy qui veult user de chastiement n'en doibt avoir faim ny soif. Et puis, les chastiements qui se font avecques poids et discretion se receoivent bien mieulx et avecques plus de fruict de celuy qui les souffre aultre-nent que cettuy cy estoit homme pour l'achepter ment, il ne pense pas avoir esté iustement condemné par un homme agité d'ire et de furie; et allegue, pour sa iustification, les mouvements extraordinaires de son maistre, l'inflammation de son visage, les serments inusitez, et cette sienne inquietude et precipitation temeraire :

Ora tument ira, nigrescunt sanguine venæ;

Lumina Gorgoneo sævius igne micant 3. Suetone 4 recite que Caïus Rabirius ayant esté condemné par Cesar, ce qui luy servit le plus en vers le peuple, auquel il appella, pour luy faire gaigner ce feut l'animosité et l'aspreté que Cesar

sa cause,

avoit apporté en ce iugement.

Le dire est aultre chose que le faire : il fault considerer le presche à part, et le prescheur à part. Ceulx là se sont donné beau ieu en nostre temps, qui ont essayé de chocquer la verité de nostre Eglise par les vices de ses ministres; elle tire ses tesmoignages d'ailleurs c'est une sotte façon d'argumenter, et qui reiecteroit toutes choses en confusion; un homme de bonnes mœurs peult avoir des opinions faulses, et un meschant peult prescher verité, voire celuy qui ne la croit pas. C'est sans doubte une belle harmonie, quand le faire et le dire vont ensemble: et ie ne veulx pas

1 Rapaisés, revenus de notre emportement. Raccoiser ne se trouve ni dans le dictionnaire de Nicot, ni dans celui de Cotgrave; mais accoiser est dans tous les deux, où il signifie calmer, apaiser, adoucir, etc. Ces mots venaient de coi, qui subsiste encore, et que les meilleurs écrivains ont employé. C.

2 Passage emprunté de Plutarque, Comment il fault refrener la cholere, c. II, et dans les propres termes d'Amyot. J. V. L.

3 Son visage est bouffi de colère, ses veines se gonflent et deviennent noires, ses yeux étincellent d'un feu plus ardent que celui des yeux de la Gorgone. OVIDE, de Arte amandi, III, 503.

4 Vie de César, c. 12. C.

au prix de la vie. Que Cicero, pere d'eloquence, traicte du mespris de la mort, que Seneque en traicte aussi : celuy là traisne languissant, et vous sentez qu'il vous veult resouldre de chose dequoy il n'est pas resolu; il ne vous donne point de cœur, car luy mesme n'en a point : l'aultre vous anime et enflamme. Ie ne veoy iamais aucteur, mesmement de ceulx qui traictent de la vertu et des actions, que ie ne recherche curieusement quel il a esté: car les ephores à Sparte, voyants un homme dissolu proposer au peuple un advis utile, luy commanderent de se taire, et prierent un homme de bien de s'en attribuer l'invention, et le proposer3.

Les escripts de Plutarque, à les bien savourer, nous le descouvrent assez, et ie pense le cognoistre iusques dans l'ame; si vouldroy ie que nous eussions quelques memoires de sa vie. Et me suis iecté en ce discours à quartier, à propos du bon gré que ie sens à Aul. Gellius 4 de nous avoir laissé par escript ce conte de ses mœurs, qui revient à mon subiect de la cholere. Un sien esclave, mauvais homme et vicieux, mais qui avoit les aureilles aulcunement abbruvees des leçons de philosophie, ayant esté pour quelque sienne faulte, despouillé par le commandement de Plutarque, pendant qu'on le fouet. toit, grondoit au commencement, «< Que c'estoit sans raison, et qu'il n'avoit rien faict : » mais enfin se mettant à crier, et iniurier bien à bon

I PLUTARQUE, Apophthegmes des Lacédémoniens. C. — II est probable qu'au lieu d'Eudamidas, il faut lire Eudemoni das. Voyez le texte de Plutarque, dans l'ouvrage cité, el Montaigne lui-même, Essais, liv. II, vers le commencement du chap. 28. J. V. L.

2 ID. ibid.

3 AULU-GELLE, XVIII, 3.

4 I, 26. C.

escient son maistre, luy reprochoit « qu'il n'estoit pas philosophe comme il s'en vantoit; qu'il luy avoit souvent ouy dire qu'il estoit laid de se courroucer, voire qu'il en avoit faict un livre; et ce que lors, tout plongé en la cholere, il le faisoit si cruellement battre, desmentoit entierement ses escripts. » A cela Plutarque, tout froidement et tout rassis : « Comment, dit il, rustre, à quoy iuges tu que ie sois à cette heure courroucé? mon visage, ma voix, ma couleur, ma parole, te donne elle quelque tesmoignage que ie sois esmeu? ie ne pense avoir ny les yeulx effarouchez, ny le visage troublé, ny un cry effroyable rougis ie? escume ie? m'eschappe il de dire chose dequoy i̇'aye à me repentir? tressauls ie? fremis ie de courroux? car, pour te dire, ce sont là les vrais signes de la cholere. » Et puis, se destounant à celuy qui fouettoit : Continuez, luy dit il, tousiours votre besongne, pendant que cettuy cy et moy disputons. » Voylà son conte.

«

Archytas Tarentinus revenant d'une guerre où il avoit esté capitaine general, trouva tout plein de mauvais mesnage en sa maison, et ses terres en friche, par le mauvais gouvernement | de son receveur; et l'ayant faict appeller: « Va, luy dit il, que si ie n'estois en cholere, ie t'estrilleroy bien ! » Platon de mesme, s'estant eschauffé contre l'un de ses esclaves, donna à Speusippus charge de le chastier, s'excusant d'y mettre la main luy mesme, sur ce qu'il estoit courroucé'. Charillus, Lacedemonien, à un Elote qui se portoit trop insolemment et audacieusement envers luy : « Par les dieux, dit il, si ie n'estoy courroucé, ie te feroy tout à cette heure mourir 3.

C'est une passion qui se plaist en soy, et qui se flatte. Combien de fois nous estants esbranlez sous une faulse cause, si on vient à nous presenter quelque bonne deffense ou excuse, nous despitons nous contre la verité mesme et l'innocence? l'ay retenu à ce propos un merveilleux exemple de l'antiquité : Piso, personnage par tout ailleurs de notable vertu 4, s'estant esmeu contre un sien soldat, dequoy revenant seul du

CIC. Tusc. quæst. IV, 36; de Republica, I, 38; VALÈRE
MAXIME, IV, 1, ext. 1; LACTANCE, de Ira Dei, c. 18; S. AM-
de Offic. I, 21, etc. J. V. L.
BROISE,

2 SÉNÈQUE, de Ira, III, 12. C.
3 PLUTARQUE, Apophthegmes. C.

4 a C'était, dit Sénèque, un homme exempt de plusieurs vices, mais d'un esprit faux, et qui prenait la rudesse pour fermeté d'ame. » ( De Ira, I, 16. ) Montaigne, qui lui emprunte tout ce récit, fait ici un portrait de Pison beaucoup plus avantageux je ne saurais dire pourquoi. C.

MONTAIGNE.

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fourrage, il ne luy scavoit rendre compte où il avoit laissé un sien compaignon, teint pour averé qu'il l'avoit tué, et le condemna soubdain à la mort. Ainsi qu'il estoit au gibet, voycy arriver ce compaignon esgaré toute l'armee en feit grand' feste, et aprez force caresses et accollades des deux compaignons, le bourreau meine l'un et l'aultre en la presence de Piso, s'attendant bien toute l'assistance que ce luy seroit à luy mesme un grand plaisir. Mais ce feut au rebours: car par honte et despit, son ardeur, qui estoit encores en son effort, se redoubla, et d'une subtilité que sa passion luy fournit soubdain, il en feit trois coulpables, parce qu'il en avoit trouvé un innocent, et les feit despescher touts trois : le premier soldat, parce qu'il y avoit arrest contre luy; le second qui s'estoit esgaré, parce qu'il estoit cause de la mort de son compaignon; et le bourreau, pour n'avoir obeï au commandement qu'on luy avoit faict.

Ceulx qui ont à negocier avecques des femmes testues, peuvent avoir essayé à quelle rage on les iecte, quand on oppose à leur agitation le silence et la froideur, et qu'on desdaigne de nourrir leur courroux. L'orateur Celius estoit merveilleusement cholere de sa nature à un qui souppoit en sa compaignie, homme de molle et doulce conversation, et qui pour ne l'esmouvoir, prenoit party d'approuver tout ce qu'il disoit, et d'y consentir; luy ne pouvant souffrir son chagrin se passer ainsi sans aliment : « Nie moy quelque chose, de par les dieux, dit il, afin que nous soyons deux'. » Elles, de mesme, ne se courroucent qu'afin qu'on se contrecourrouce, à l'imitation des loix de l'amour. Phocion, à un homme qui luy troubloit son propos en l'iniuriant asprement, n'y feit aultre chose que se taire, et luy donner tout loisir d'espuiser sa cholere: cela faict, sans aulcune mention de ce trouble, il recommencea son propos en l'endroict où il l'avoit laissé. Il n'est replique si picquante comme est un tel mespris.

Du plus cholere homme de France (et c'est tousiours imperfection, mais plus excusable à un homme militaire; car en cet exercice il y a certes des parties qui ne s'en peuvent passer), ie dis souvent que c'est le plus patient homme que ie cognoisse à brider sa cholere: elle l'agite de telle violence et fureur,

Magno veluti quum flamma sonore

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Virgea suggeritur costis undantis aheni,
Exsultantque æstu latices: furit intus aquaï
Fumidus, atque alte spumis exuberat amnis;
Nec iam se capit unda; volat vapor ater ad auras 1;

qu'il fault qu'il se contraigne cruellement pour la moderer. Et pour moy, ie ne sçache passion pour laquelle couvrir et soustenir ie peusse faire un tel effort ie ne vouldroy pas mettre la sagesse à si hault prix. Ie ne regarde pas tant ce qu'il faict, que combien il luy couste à ne faire pis.

Un aultre se vantoit à moy du reiglement et doulceur de ses mœurs, qui est à la verité singuliere ie luy disoy que c'estoit bien quelque chose, notamment à ceulx, comme luy d'eminente qualité, sur lesquels chascun a les yeulx, de se presenter au monde tousiours bien temperez; mais que le principal estoit de prouveoir au dedans et à soy mesme, et que ce n'estoit pas à mon gré bien mesnager ses affaires, que de se ronger interieurement, ce que ie craignoy qu'il feist, pour maintenir ce masque et cette reiglee apparence par le dehors.

On incorpore la cholere en la cachant; comme Diogenes dit à Demosthenes, lequel, de peur d'estre apperceu en une taverne, se reculoit au dedans: « Tant plus tu te recules arriere, tant plus tu y entres. » Le conseille qu'on donne plustost une buffe3 à la ioue de son valet, un peu hors de saison, que de gehenner sa fantasie pour representer cette sage contenance; et aimeroy mieulx produire mes passions, que de les couver à mes despens elles s'alanguissent en s'esventant et en s'exprimant; il vault mieulx que leur poincte agisse au dehors, que de la plier contre nous. Omnia vitia in aperto leviora sunt : et tunc pernicio- | sissima, quum, simulata sanitate, subsidunt. I'advertis ceulx qui ont loy de se pouvoir courroucer en ma famille : Premierement, qu'ils mesnagent leur cholere, et ne l'espandent pas à tout prix, car cela en empesche l'effect et le poids: la criaillerie temeraire et ordinaire passe en usage, et faict que chascun la mesprise; celle que vous employez contre un serviteur pour son larrecin, ne se sent point, d'autant que c'est celle mesme qu'il vous a veu employer cent fois contre luy,

Ainsi, lorsque la flamme petillante d'un bois sec s'allume à grand bruit sous un vase d'airain, l'eau, soulevée par la chaleur, frémit, bouillonne, et franchit écumante les bords du vase; une noire vapeur s'élève dans les airs. VIRG. Énéide, VII, 462.

2 DIOGENE LAERCE, VI, 34. C.

3 Buffe, ou soufflet, alapa. NICOT. C.

4 Les maladies de l'âme qui se manifestent, sont les plus légères les plus dangereuses sont celles qui se cachent sous l'apparence de la santé. SÉNÈQUE, Epist. 56.

pour avoir mal reinsé un verre, ou mal assis une escabelle: Secondement, qu'ils ne se courroucent point en l'air, et regardent que leur reprehension arrive à celuy de qui ils se plaignent; car ordinairement ils crient avant qu'il soit en leur presence, et durent à crier un siecle aprez qu'il est party':

Et secum petulans amentia certat 2: ils s'en prennent à leur umbre, et poulsent cette tempeste en lieu où personne n'en est ny chastié ny interessé, que du tintamarre de leur voix, tel qui n'en peult mais. l'accuse pareillement aux querelles ceulx qui bravent et se mutinent sans partie3; il fault garder ces rodomontades où elles portent :

Mugitus veluti quum prima in prælia taurus
Terrificos ciet, atque irasci in cornua tentat,
Arboris obnixus trunco, ventosque lacessit
Ictibus, et sparsa ad pugnam proludit arena 4.

Quand ie me courrouce, c'est le plus vifvement, mais aussi le plus briefvement et secrettement, que ie puis: ie me perds bien en vistesse et en violence; mais non pas en trouble, si que i'aille iectant à l'abbandon et sans chois toutes sortes de paroles iniurieuses, et que ie ne regarde d'asseoir pertinemment mes poinctes où i'estime qu'elles blecent le plus; car ie n'y employe communement que la langue. Mes valets en ont meilleur marché aux grandes occasions qu'aux petites : les petites me surprennent; et le malheur veult que depuis que vous estes dans le precipice, il n'importe qui vous ayt donné le bransle, vous allez tousiours iusques au fond: la cheute se presse, s'esmeut, et se haste d'elle mesme. Aux grandes occasions, cela me paye 5, qu'elles sont si iustes, que chascun s'attend d'en veoir naistre une raisonnable cholere; ie me glorifie à tromper leur attente : ie me bande et prepare contre celles cy; elles me mettent en cervelle, et menacent de m'emporter bien loing, si ie les suyvoy; ayseement ie me garde d'y entrer, et suis assez fort, si ie l'attens, pour repoulser l'impulsion de cette passion, quelque violente cause qu'elle aye; mais si elle me preoc

* Coste croit que Montaigne lance ici, en passant, un trait contre sa femme. E. J.

2 L'insensé ne se possédant pas, combat contre lui-même, CLAUDIEN, in Eutrop. I, 237.

3 Sans partie adverse, sans antagoniste. C.

4 Ainsi, brûlant d'amour et mugissant de rage,
D'un taureau furieux le superbe rival,

Quand son naissant courroux prélude au choc fatal,
Lutte contre les vents, s'exerce contre un chêne,
Et sous ses bonds fougueux disperse au loin l'arène.
VIRG. Én. XII, 103, trad. de Delille.
5 Me satisfait, me dédommage. E. J.

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et leurs deportements. En quoy, à mon opinion, il faict bien de l'honneur audict seigneur cardinal: car encores que ie sois de ceulx qui estiment autant son esprit, son eloquence, son zele envers sa religion et service de son roy, et sa bonne fortune d'estre nay en un siecle où il feut si nouveau et si rare, et quand et quand si necessaire pour le bien publicque, d'avoir un personnage ecclesiastique de telle noblesse et dignité, suffisant et capable de sa charge; si est ce qu'à confesser la verité, ie n'estime sa capacité de beaucoup prez telle, ny sa vertu si nette et entiere ny si ferme, que celle de Seneque.

cupe et saisit une fois, elle m'emporte, quelque | et quand et quand leurs mœurs, leurs conditions, vaine cause qu'elle aye. Ie marchande ainsin avecques ceulx qui peuvent contester avecques moy : Quand vous me sentirez esmeu le premier, laissez moy aller à tort ou à droict : i'en feray de mesme à mon tour. » La tempeste ne s'engendre que de la concurrence des choleres, qui se produisent volontiers l'une de l'aultre, et ne naissent pas en un poinct : donnons à chascune sa course, nous voylà tousiours en paix. Utile ordonnance, mais de difficile execution. Par fois m'advient il aussi de representer le courroucé pour le reiglement de ma maison, sans aulcune vraye esmotion. A mesure que l'aage me rend les humeurs plus aigres, l'estudie à m'y opposer: et feray, si ie puis, que le seray doresenavant d'autant moins chagrin et difficile, que i'auray plus d'excuse et d'inclination à l'estre, quoy que par cydevant ie l'aye esté entre ceulx qui le sont le moins.

Encores un mot pour clorre ce pas. Aristote dit « que la cholere sert par fois d'armes à la vertu et à la vaillance. » Cela est vraysemblable: toutesfois ceulx qui y contredisent, respondent plaisamment Que c'est une arme de nouvel usage, car nous remuons les aultres armes, cette cy nous remue; nostre main ne la guide pas, c'est elle qui guide nostre main; elle nous tient, nous ne la tenons pas.

CHAPITRE XXXII.

Deffense de Seneque et de Plutarque.

La familiarité que i'ay avecques ces personnages icy, et l'assistance qu'ils font à ma vieillesse, et à mon livre, massonné purement de leurs despouilles, m'oblige à espouser leur honneur.

Quant à Seneque, parmy une milliasse de petits livrets que ceulx de la religion pretendue reformee font courir pour la deffense de leur cause, qui partent par fois de bonne main, et qu'il est grand dommage n'estre embesongnee 3 à meilleur subiect, i'en ay veu aultrefois un qui, pour alonger et remplir la similitude qu'il veult trouver du gouvernement de nostre pauvre feu roy Charles neufviesme avecques celuy de Neron, apparie feu monsieur le cardinal de Lorraine avecques Seneque; leurs fortunes, d'avoir esté touts deux les premiers au gouvernement de leurs princes;

1 Morale à Nicomaque, III, 8. J. V. L.

* SÉNÉQUE, de Ira, I, 16. C.

3 Edition de 1802, embesongnés; leçon fautive, qu'il n'était pas permis de préférer à celle des éditions de 1588 et de 1595. Mademoiselle de Gournay, qui, en 1635, remplaça embesongnee par occupee, oublia trop ses devoirs d'éditeur, mais prouva du moins qu'elle comprenait cette phrase. J. V. L.

Or ce livre dequoy ie parle, pour venir à son but, faict une description de Seneque tres iniurieuse, ayant emprunté ces reproches de Dion l'historien, duquel ie ne croy aulcunement le tesmoignage car oultre qu'il est inconstant, qui aprez avoir appellé Seneque tres sage tantost, et tantost ennemy mortel des vices de Neron, le faict ailleurs avaricieux, usurier, ambitieux, lasche, voluptueux et contrefaisant le philosophe à faulses enseignes; sa vertu paroist si vifve et vigoreuse en ses escripts, et la deffense y est si claire à aulcunes de ces imputations, comme de sa richesse et despense excessifve, que ie n'en croirois aulcun tesmoignage au contraire; et davantage, il est bien plus raisonnable de croire en telles choses les historiens romains, que les grecs et estrangiers or Tacitus et les aultres parlent tres honnorablement et de sa vie et de sa mort', et nous le peignent en toutes choses personnage tres excellent et tres vertueux; et ie ne veulx alleguer aultre reproche contre le iugement de Dion, que cettuy cy qui est inevitable, c'est qu'il a le sentiment si malade aux affaires romaines, qu'il ose soustenir la cause de Iulius Cesar contre Pom

peius, et d'Antonius contre Cicero.

Venons à Plutarque. Iean Bodin 2 est un bon aucteur de nostre temps, et accompaigné de

* TACITE, Annal. XIII, 11; XIV, 53, 54, 55; XV, 60-64. Sénèque est surtout attaqué par l'historien Dion, LXI, 10, 12, 20, etc. faut avouer cependant qu'il y a dans Tacite même de terribles imputations contre lui, lorsqu'il le représente (Annal. XIV, 7) demandant à Burrhus s'il faut ordon. ner aux soldats le meurtre d'Agrippine, an militi imperanda cædes esset, et se chargeant ensuite (ibid. c. 11) de l'apologie de ce parricide. On connait, sur tout ce qui regarde Séneque, la longue controverse de la Harpe contre Diderot. J. V. L. 2 Célèbre jurisconsulte d'Angers, qui fut, selon d'Aguesseau, un digne magistrat, un savant auteur, un très-bon citoyen. Sa Méthode de l'histoire, citée ici par Montaigne, parut en 1566, à Paris, sous ce titre : Methodus ad facilem historiarum cognitionem. Les ouvrages de Bodin sont aujourd'hui presque oubliés, même sa République et sa Démonomanie. 1 mourut en 1598. quatre ans après Montaigne. J. V. L.

beaucoup plus de iugement que la tourbe des escrivailleurs de son siecle, et merite qu'on le iuge et considere ie le treuve un peu hardy en ce passage de sa Methode de l'histoire, où il accuse Plutarque, non seulement d'ignorance (sur quoy ie l'eusse laissé dire, cela n'estant pas de mon gibbier), mais aussi en ce que cet aucteur escrit souvent des choses incroyables et entierement fabuleuses : » ce sont ses mots. S'il eust dict simplement, « les choses aultrement qu'elles ne sont, » ce n'estoit pas grande reprehension; car ce que nous n'avons pas veu, nous le prenons des mains d'aultruy et à credit: et ie veoy qu'à escient il recite par fois diversement mesme histoire; comme le iugement des trois meilleurs capitaines qui eussent oncques esté, faict par Han- | nibal, il est aultrement en la Vie de Flaminius, aultrement en celle de Pyrrhus. Mais de le charger d'avoir prins pour argent comptant des choses incroyables et impossibles, c'est accuser de faulte de iugement le plus iudicieux aucteur du monde et voycy son exemple : « Comme, ce dict il, quand il recite qu'un enfant de Lacedemone se laissa deschirer tout le ventre à un regnardeau, qu'il avoit desrobbé, et le tenoit caché soubs sa robbe, iusques à mourir plustost que de descouvrir son larrecin 1. » Ie treuve en premier lieu cet exemple mal choisy; d'autant qu'il est bien mal aysé de borner les efforts des facultez de l'ame, là où des forces corporelles nous avons plus de Joy de les limiter et cognoistre : et à cette cause, si c'eust esté à moy à faire, i'eusse plustost choisy un exemple de cette seconde sorte; et il y en a de moins croyables, comme, entre aultres, ce qu'il recite de Pyrrhus, « que, tout blecé qu'il estoit, il donna si grand coup d'espee à un sien ennemy, armé de toutes pieces, qu'il le fendit du hault de la teste iusques au bas, si bien que le corps se partit en deux parts 3. » En son exemple, ie n'y treuve pas grand miracle, ny ne receoy l'excuse dequoy il couvre Plutarque, d'avoir adiousté ce mot, « comme on dict,» pour nous advertir et tenir en bride nostre creance; car si ce n'est aux choses receues par auctorité et reverence d'ancienneté ou de religion, il n'eust voulu ny recevoir luy mesme, ny nous proposer à croire choses de soy incroyables. Et que ce mot, « comme on dict, »> il ne l'employe pas en ce lieu pour cet effect, il est aysé à veoir par ce que luy mesme nous raconte ail

2

Vie de Lycurgue, c. 14. C.

Plus de moyen, de faculté, de liberté. E. J. 3 Vie de Pyrrhus, c. 12. O

leurs, sur ce subiect de la patience des enfants lacedemoniens, des exemples advenus de son temps plus mal aysez à persuader : comme celuy que Cicero a tesmoigné aussi avant luy, « pour avoir (à ce qu'il dict) esté sur les lieux, » que iusques à leur temps, il se trouvoit des enfants, en cette preuve de patience à quoy on les essayoit devant l'autel de Diane, qui souffroient d'y estre fouettez iusques à ce que le sang leur couloit par tout, non seulement sans s'escrier, mais encores sans gemir, et aulcuns iusques à y laisser volontairement la vie : et ce que Plutarque aussi recite, avecques cent aultres tesmoings 3, qu'au sacrifice, un charbon ardent s'estant coulé dans la manche d'un enfant lacedemonien, ainsi qu'il encensoit, il se laissa brusler tout le bras, iusques à ce que la senteur de la chair cuicte en veint aux assistants. Il n'estoit rien, selon leur coustume, où il leur allast plus de la reputation, ny dequoy ils eussent à souffrir plus de blasme et de honte, que d'estre surprins en larrecin. Ie suis si imbu de la grandeur de ces hommes là, que non seulement il ne me semble point, comme à Bodin, que son conte soit incroyable, mais que ie ne le treuve pas seulement rare et estrange. L'histoire spartaine est pleine de mille plus aspres exemples et plus rares elle est, à ce prix, toute miracle.

Marcellinus recite 4, sur ce propos du larrecin, que de son temps il ne s'estoit encores peu trouver aulcune sorte de torment qui peust forcer les Aegyptiens, surprins en ce mesfaict, qui estoit fort en usage entre eulx, à dire seulement leur nom.

Un païsant espaignol estant mis à la gehenne, sur les complices de l'homicide du preteur Lucius Piso, crioit au milieu des torments, « Que ses amis ne bougeassent, et l'assistassent en toute seureté; et qu'il n'estoit pas en la douleur de luy arracher un mot de confession : » et n'en eut on aultre chose pour le premier iour. Le lendemain, ainsi qu'on le ramenoit pour recommencer son torment, s'esbranlant vigoreusement entre les mains de ses gardes, il alla froisser sa teste contre une paroy, et s'y tua 5.

Epicharis ayant saoulé et lassé la cruauté des

1 Immédiatement après l'exemple de cet enfant qui se laissa deschirer tout le ventre à un regnardeau qu'il avoit desrobbé. C.

2 Tusc. quæst. II, 14; V, 27. C.

3 VALÈRE MAXIME, III, 3, ext. I. Mais il attribue ce trait de courage à un enfant macédonien, qui assistait à un sacrifice offert par Alexandre. C.

4 Liv. XXII, vers la fin du chap. 16. C.

5 TACITE, Annal. IV, 45. C.

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