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Il fault se descharger de ces humeurs vulgaires | sir; i'en veoy la mort d'une veue beaucoup

et nuisibles. Tout ainsi qu'on a planté nos cimetieres ioignant les eglises, et aux lieux les plus frequentez de la ville, pour accoustumer, disoit Lycurgus', le bas populaire, les femmes et les enfants à ne s'effaroucher point de veoir un homme mort, et à fin que ce continuel spectacle d'ossements, de tumbeaux et de convois nous advertisse de nostre condition;

Quin etiam exhilarare viris convivia cæde
Mos olim, et miscere epulis spectacula dira
Certantum ferro, sæpe et super ipsa cadentum
Pocula, respersis non parco sanguine mensis 2;

et comme les Aegyptiens, aprez leurs festins, faisoient presenter aux assistants une grande image de la mort par un qui leur crioit : « Boy, et t'esiouy; car, mort, tu seras tel:» aussi ay ie prins en coustume d'avoir, non seulement en l'imagination, mais continuellement la mort en la bouche. Et n'est rien dequoy ie m'informe si volontiers que de la mort des hommes, « quelle parole, quel visage, quelle contenance ils y ont eu; » ny endroict des histoires que ie remarque si attentifvement: il y paroist à la farcissure de mes exemples, et que i'ay en particuliere affection cette matiere. Si l'estoy faiseur de livres, ie ferois un registre commenté des morts diverses. Qui apprendroit les hommes à mourir, leur apprendroit à vivre. Dicearchus en feit un de pareil titre, mais d'aultre et moins utile fin 3.

On me dira que l'effect surmonte de si loing la pensee, qu'il n'y a si belle escrime qui ne se perde quand on en vient là. Laissez les dire: le premediter donne sans doubte grand avantage; et puis, n'est ce rien d'aller au moins iusques là sans alteration et sans fiebvre? Il y a plus; nature mesme nous preste la main, et nous donne courage si c'est une mort courte et violente, nous n'avons pas loisir de la craindre; si elle est aultre, ie m'apperceoy qu'à mesure que ie m'engage dans la maladie, i'entre naturellement en quelque desdaing de la vie. Ie treuve que i'ay bien plus à faire à digerer cette resolution de mourir, quand ie suis en santé, que quand je suis en fiebvre : d'autant que ie ne tiens plus si fort aux commoditez de la vie, à raison que ie commence à en perdre l'usage et le plai

I PLUTARQUE, Vie de Lycurgue, c. 20. C.

* C'était jadis la coutume d'égayer les festins par des meurtres, et de mettre sous les yeux des convives d'affreux combats de gladiateurs; souvent ils tombaient parmi les coupes du banquet, et inondaient les tables de sang. SILIUS ITALICUS, XI, 51.

3 CICERON, de Offic. II, 5. C.

moins effroyee. Cela me faict esperer que plus ie m'esloingneray de celle là et approcheray de cette cy, plus ayseement i'entreray en composition de leur eschange. Tout ainsi que i'ay es sayé, en plusieurs aultres occurrences, ce que dict Cesar 1, que les choses nous paroissent souvent plus grandes de loing que de prez; i'ay treuvé que sain j'avois eu les maladies beaucoup plus en horreur que lors que ie les ay senties. L'alaigresse où ie suis, le plaisir et la force me font paroistre l'aultre estat si disproportionné à celuy là, que par imagination ie grossis ces incommoditez de la moitié, et les conceoy plus poisantes que ie ne les treuve quand ie les ay sur les espaules. I'espere qu'il m'en adviendra ainsi de la mort.

Veoyons à ces mutations et declinaisons ordinaires que nous souffrons, comme nature nous desrobbe la veue de nostre perte et empirement. Que reste il à un vieillard de la vigueur de sa ieunesse et de sa vie passee?

Heu! senibus vitæ portio quanta manet?!

Cesar, à un soldat de sa garde, recreu et cassé, qui veint en la rue luy demander congé de se faire mourir, regardant son maintien decrepite, respondit plaisamment : « Tu penses doncques estre en vie3? » Qui y tumberoit tout à un coup, ie ne croy pas que nous feussions capables de porter un tel changement : mais conduicts par sa main, d'une doulce pente et comme insensible, peu à peu, de degré en degré, elle nous roule dans ce miserable estat, et nous y apprivoise; si que nous ne sentons aulcune secousse quand la ieunesse meurt en nous, qui est, en essence et en verité, une mort plus dure que n'est la mort entière d'une vie languissante, et que n'est la mort de la vieillesse; d'autant le sault n'est pas si lourd du mal estre au non estre, comme il est d'un estre doulx et fleurissant à un estre penible et douloureux. Le corps courbe et plié a moins de force à soustenir un fais aussi a notre ame; il la fault dresser et eslever contre l'effort de cet adversaire. Car comme il est impossible qu'elle se mette en repos pendant qu'elle le craint; si elle s'en asseure aussi, elle se peult vanter (qui est chose comme surpassant l'humaine condition) qu'il est impossible

De Bello Gall. VII, 84. C.

2 Ah! qu'il reste aux vieillards peu de part en la vie ! MARIMIAN. vel Pseudo-Gallus, I, 16.

3 SÉNÈQUE, Epis., 77. C.

que

que l'inquietude, le torment et la peur, non le moindre desplaisir, loge en elle :

Non vultus instantis tyranni

Mente quatit solida, neque Auster,
Dux inquieti turbidus Adriæ,

Nec fulminantis magna Iovis manus 1;

elle est rendue maistresse de ses passions et concupiscences; maistresse de l'indigence, de la honte, de la pauvreté, et de toutes aultres iniures de fortune. Gaignons cet advantage, qui pourra. C'est icy la vraye et souveraine liberté, qui nous donne dequoy faire la figue à la force et à l'iniustice, et nous mocquer des prisons et des fers.

:

In manicis et

Compedibus sævo te sub custode tenebo. Ipse deus, simul atque volam, me solvet. Opinor, Hoc sentit: Moriar. Mors ultima linea rerum est 2. Nostre religion n'a point eu de plus asseuré fondement humain, que le mespris de la vie. Non seulement le discours de la raison nous y appelle; car pourquoy craindrions nous de perdre une chose, laquelle perdue ne peult estre regrettee? mais aussi, puis que nous sommes menacez de tant de façons de mort, n'y a il pas plus de mal à les craindre toutes qu'à en soustenir une? Que chault il quand ce soit, puis qu'elle est inevitable? A celuy qui disoit à Socrates Les trente tyrans t'ont condemné à la mort: « Et nature, eulx,» respondit il 3. Quelle sottise de nous peiner, sur le poinct du passage à l'exemption de toute peine! Comme nostre naissance nous apporta la naissance de toutes choses; aussi fera la mort de toutes choses, nostre mort. Parquoy c'est pareille folie de pleurer de ce que d'icy à cent ans nous ne vivrons pas, 'que de pleurer de ce que nous ne vivions pas il y a cent ans. La mort est origine d'une aultre vie; ainsi pleurasmes nous, ainsi nous cousta il d'entrer en cette cy, ainsi nous despouillasmes nous de nostre ancien voile en y entrant. Rien ne peult estre grief, qui n'est qu'une fois. Est ce raison de craindre si long temps chose de si brief temps? Le long temps vi

Ni le regard cruel d'un tyran, ni l'autan furieux qui bouleverse les mers, rien ne peut ébranler sa constance, non pas même la main terrible, la main foudroyante de Jupiter. HOR. Od. III, 3, 3.

2 Je te chargerai de chaînes aux pieds et aux mains, je te livrerai à un geólier cruel. — Un dieu me délivrera, dès que Je le voudrai. — Ce dieu, je pense, est la mort la mort est le terme de toutes choses. HOR. Epist. I, 16, 76.

3 Socrate ne fut pas condamné à la mort par les trente tyrans, mais par les Athéniens. DIOCÈNE LAERCE, II, 35; CIC. Tuscul. I, 40. C.

MONTAIGNE.

vre, et le peu de temps vivre, est rendu tout un par la mort : car le long et le court n'est point aux choses qui ne sont plus. Aristote dict qu'il y a des petites bestes sur la riviere Hypanis, qu ne vivent qu'un iour: celle qui meurt à huict heures du matin, elle meurt en ieunesse; celle qui meurt à cinq heures du soir, meurt en sa decrepitude 1. Qui de nous ne se mocque de veoir

mettre en consideration d'heur ou de malheur ce moment de duree? Le plus et le moins en la nostre, si nous la comparons à l'eternité, ou en cores à la duree des montaignes, des rivieres, des estoiles, des arbres, et mesme d'aulcuns ani. maulx, n'est pas moins ridicule'.

Mais nature nous y force. « Sortez, dict elle, « de ce monde, comme vous y estes entrez. Le « mesme passage que vous feistes de la mort à la vie, sans passion et sans frayeur, refaictes «<le de la vie à la mort. Vostre mort est une « des pieces de l'ordre de l'univers : c'est une piece de la vie du monde.

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«

Prima, quæ vitam dedit, hora, carpsit 4.
Nascentes morimur, finisque ab origine pendet 5.

« Tout ce que vous vivez, vous le desrobbez à la vie; c'est à ses despens. Le continuel ouvrage << de vostre vie, c'est bastir la mort. Vous estes << en la mort pendant que vous estes en vie; car << vous estes aprez la mort quand vous n'estes plus en vie; ou, si vous l'aymez mieulx ainsi, << vous estes mort aprez la vie; mais pendant la vie, vous estes mourant; et la mort touche « bien plus rudement le mourant que le mort, « et plus vifvement et essentiellement. Si vous

1 CICERON, Tuscul. I, 39. C.

2 SÉNÈQUE, Consol. ad Marciam, c. 20. J. V. L.

3 Les mortels se prêtent la vie pour un moment; c'est la course des jeux sacrés, où l'on se passe de main en main le flambeau. LUCRÈCE, II, 75, 78.

4 L'heure qui nous a donné la vie, l'a déjà diminuée. Sé NEQUE, Hercul. fur. act. 3, chor. v. 874.

5 Naitre, c'est commencer de mourir; le dernier moment de notre vie est la conséquence du premier. MANILIUS, AS tronom. IV, 16.

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« leur faictes. Et si vous avez vescu un iour, << vous avez tout veu un iour est egual à touts << iours. Il n'y a point d'aultre lumiere ny d'aul<< trenuict: ce soleil, cette lune, ces estoiles, cette « disposition, c'est celle mesme que vos ayeuls ont * iouye, et qui entretiendra vos arriere-nepveux. Non alium videre patres, aliuinve nepotes Adspicient 3.

« Et au pis aller, la distribution et varieté de <«<touts les actes de ma comedie se parfournit «< en un an. Si vous avez prins garde au bransle de mes quatre saisons, elles embrassent l'en

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« fance, l'adolescence, la virilité, et la vieillesse du monde : il a joué son ieu; il n'y sçait aul<< tre finesse que de recommencer; ce sera tous« iours cela mesme.

Versamur ibidem, atque insumus usque 4. Atque in se sua per vestigia volvitur annus 5. «Ie ne suis pas deliberee de vous forger aultres « nouveaux passetemps:

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Nam tibi præterea quod machiner, inveniamque, Quod placeat, nihil est : eadem sunt omnia semper 6. «Faictes place aux aultres, comme d'aultres « vous l'ont faicte. L'equalité est la premiere piece de l'equité. Qui se peult plaindre d'es« tre comprins où touts sont comprins? Aussi « avez vous beau vivre, vous n'en rabbattrez « rien du temps que vous avez à estre mort : c'est pour neant; aussi long temps serez vous . en cet estat là que vous craignez, comme si << vous estiez mort en nourrice :

1. Pourquoi ne sortez-vous pas du festin de la vie, comme un convive rassasié? LUCRÈCE, III, 951.

2 Pourquoi vouloir multiplier des jours que vous laisseriez perdre de même sans en mieux protiter? LUCRÈCE, III, 954. 3 Vos neveux ne verront que ce qu'ont vu vos pères. MANIL. 1, 529.

4 L'homme tourne toujours dans le cercle qui l'enferme. LUCRÈCE, III, 1093.

5 L'année recommence sans cesse la route qu'elle a parcourue. VIRG. Georgic. II, 402.

Je ne puis rien trouver, rien produire de nouveau en votre faveur; ce sont, ce seront toujours les mêmes plaisirs. LuCRÈCE, III, 957.

Licet quot vis vivendo vincere secla,
Mors æterna tamen nihilominus illa manebit.

<< Et si vous mettray en tel poinct, auquel vous « n'aurez aulcun mescontentement;

In vera nescis nullum fore morte alium te,
Qui possit vivus tibi te lugere peremptum,
Stansque iacentem 2?

« ny ne desirerez la vie que vous plaignez tant; Nec sibi enim quisquam tum se vitamque requirit.

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Nec desiderium nostri nos afficit ullum 3.

« La mort est moins à craindre que rien, s'il y << avait quelque chose de moins que rien : Multo.... mortem minus ad nos esse putandum; Si minus esse potest, quam quod nihil esse videmus^; elle ne vous concerne ny mort ny vif: vif, parce « que vous estes; mort, parce que vous n'estes plus. Davantage, nul ne meurt avant son heure ce que vous laissez de temps n'estoit « non plus vostre, que celuy qui s'est passé << avant vostre naissance, et ne vous touche non «plus.

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Vivez autant de siècles que vous voudrez, la mort, après cette longue vie, n'en restera pas moins éternelle. LUCRÈCE, III, 1103.

2 Ne savez-vous pas que la mort ne laissera pas subsister un autre vous-même, qui puisse, vivant, gémir sur votre trépas, et pleurer debout sur votre cadavre? LUCRÈCE, III, 898.

Alors nous ne nous inquiétons ni de la vie ni de nousmêmes.... alors il ne nous reste aucun regret de l'existence LUCRÈCE, III, 932, 935.

4 LUCRÈCE, III, 939. La phrase précédente est la traduction de ces deux vers.

5 Considérez les siècles sans nombre qui nous ont précédés; ne sont-ils pas pour nous comme s'ils n'avaient jamais été? LUCRÈCE, III, 985.

6 Les races futures vont vous suivre. LUCRÈCE, III, 981.

Nam nox nulla diem, neque noctem aurora sequuta est, Voylà les bons advertissements de nostre mere
Quæ non audierit mixtos vagitibus ægris
Ploratus, mortis comites et funeris atri 1.

■ A quoy faire y reculez vous, si vous ne pou«< vez tirer arriere? Vous en avez assez veu qui << se sont bien trouvez de mourir, eschevant2 « par là des grandes miseres : mais quelqu'un qui s'en soit mal trouvé, en avez vous veu? si « est ce grand' simplesse de condemner chose que vous n'avez esprouvee, ny par vous, ny « par aultre. Pourquoy te plains tu de moy et « de la destinee? Te faisons nous tort? Est ce à

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nature.

Or i'ay pensé souvent d'où venoit cela, qu'aux guerres le visage de la mort, soit que nous la veoyions en nous ou en aultruy, nous semble sans comparaison moins effroyable qu'en nos maisons (aultrement ce seroit une armee de medecins et de pleurars); et elle estant tousiours une, qu'il y ayt toutesfois beaucoup plus d'asseurance parmy les gents de village et de basse condition, qu'ez aultres. Ie croy, à la verité que ce sont ces mines et appareils effroyables, dequoy nous l'entournons, qui nous font plus de peur qu'elle : une toute nouvelle forme de vivre; les cris des meres, des femmes et des enfants; la visitation de personnes estonnees et transies; l'assistance d'un nombre de valets pasles et esplorez, une chambre sans iour, des cierges allumez; nostre chevet assiegé de medecins et de prescheurs; somme, tout horreur et tout effroy autour de nous : nous voylà desia ensepvelis et enterrez. Les enfants ont peur de leurs amis mesmes, quand ils les veoyent masquez: aussi avons nous1. Il fault oster le masque aussi bien des choses que des personnes : osté qu'il sera, nous ne trouverons au dessoubs que cette mesme mort, qu'un valet ou simple chambriere passerent dernierement sans peur. Heureuse la mort qui oste le loisir aux apprests de tel equipage!

toy de nous gouverner, ou à nous toy? Enco«< res que ton aage ne soit pas achevé, ta vie « l'est un petit homme est homme entier « comme un grand; ny les hommes ny leurs «vies ne se mesurent à l'aulne. Chiron refusa l'immortalité, informé des conditions d'icelle par le dieu mesme du temps et de la duree, Saturne son pere. Imaginez, de vray, com« bien seroit une vie perdurable moins suppor« table à l'homme, et plus penible, que n'est la «< vie que ie luy ay donnee3. Si vous n'aviez la mort, vous me mauldiriez sans cesse de vous « en avoir privé : i'y ay à escient meslé quelque peu d'amertume, pour vous empescher, veoyant ■ la commodité de son usage, de l'embrasser trop avidement et indiscrettement. Pour vous loger en cette moderation, ny de fuyr la vie, « ny de refuyr à la mort, que ie demande de vous, i'ay temperé l'une et l'aultre entre la doulceur et l'aigreur. l'apprins à Thales, le premier de vos sages, que le vivre et le mou« rir estoit indifferent: par où, à celuy qui luy « demanda pourquoy doncques il ne mouroit, il respondit tres sagement: Pource qu'il est indifferent. L'eau, la terre, l'air et le feu, et « aultres membres de ce mien bastiment, ne « sont non plus instruments de ta vie qu'instru«ments de ta mort. Pourquoy crains tu ton « dernier iour? il ne confere non plus à ta mort « que chascun des aultres le dernier pas ne « faict pas la lassitude; il la declare. Touts les « iours vont à la mort : le dernier y arrive3. »teriellement, et a mon sentiment souvent usurpé

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CHAPITRE XX.

De la force de l'imagination. Forlis imaginatio generat casum, disent les clercs.

Ie suis de ceulx qui sentent tres grand effort de l'imagination : chascun en est heurté, mais aulcuns en sont renversez. Son impression me perce; et mon art est de luy eschapper, par faulte de force à luy resister. Ie vivroy de la seulc assistance de personnes saines et gayes: la veue des angoisses d'aultruy m'angoisse ma

le sentiment d'un tiers; un tousseur continuel irrite mon poulmon et mon gosier. Ie visite plus mal volontiers les malades ausquels le debvoir

tes de SÉNÈQUE, Epist. 120; le traité du même philosophe de Brevitate vitæ a fourni aussi à Montaigne quelques imita. tions. J. V. L.

Cette idée et celle de la phrase suivante appartiennent à SÉNÈQUE, Epist. 24. C.

2 « Une imagination forte produit l'événement même, « di sent les savants, les gens habiles.

m'interesse, que ceulx ausquels ie m'attens moins et que ie considere moins: ie saisis le mal que i'estudie, et le couche en moy. Ie ne treuve pas estrange qu'elle donne et les fiebvres et la mort à ceulx qui la laissent faire et qui luy applaudissent. Simon Thomas estoit un grand medecin de son temps: il me souvient que me rencontrant un iour à Toulouse, chez un riche vieillard pulmonique, et traictant avec luy des moyens de sa guarison, il luy dict que c'en estoit l'un, de me donner occasion de me plaire en sa compaignie; et que fichant ses yeux sur la frescheur de mon visage, et sa pensee sur cette alaigresse et vigueur qui regorgeoit de mon adolescence, et remplissant touts ses sens de cet estat florissant en quoy i'estoy, son habitude s'en pourroit amender: mais il oublioit à dire que la mienne s'en pourroit empirer aussi. Gallus Vibius banda si bien son ame à comprendre l'essence et les mouvements de la folie, qu'il si emporta son iugement hors de son siege, qu'oncques puis il ne l'y peut remettre, et se pouvoit vanter d'estre devenu fol par sagesse 1. Il y en a qui de frayeur anticipent la main du bourreau; et celuy qu'on desbandoit pour luy lire sa grace, se trouva roide mort sur l'eschaffaut, du seul coup de son imagination. Nous tressuons, nous tremblons, nous paslissons, et rougissons, aux secousses de nos imaginations; et renversez dans la plume, sentons nostre corps agité à leur bransle, quelquesfois iusques à en expirer et la jeunesse bouillante s'eschauffe si avant en son harnois, toute endormie, qu'elle assouvit en songe ses amoureux desirs :

Ut, quasi transactis sæpe omnibu' rebu', profundant Fluminis ingentes fluctus, vestemque cruentent 2. Et encores qu'il ne soit pas nouveau de veoir croistre la nuict des cornes à tel qui ne les avoit pas en se couchant; toutesfois l'evenement de Cippus3, roy d'Italie, est memorable, lequel pour avoir assisté le iour, avecques grande affection, au combat des taureaux, et avoir eu en songe toute la nuict des cornes en la teste, les produisit en

I SÉNÈQUE le rhéteur (Controv. 9, liv. II), de qui Montaigne doit avoir pris ce fait, ne dit point que Vibius Gallus perdit la raison en tachant de comprendre l'essence de la folie, mais en s'appliquant, avec trop de contention d'esprit, à en imiter les mouvements. C.

2 LUCRÈCE, IV, 1029. Ces deux vers expliquent ce que vient de dire Montaigne, avec une liberté qu'on ne pourrait supporter dans notre langue. E. J.

3 PLINE, XI, 58; VALÈRE MAXIME, V, 6. Cippus, préteur romain, n'était pas roi d'Italie; mais les devins avaient prédit qu'il le deviendrait s'il rentrait à Rome : il aima mieux g'exiler. J. V. L.

son front par la force de l'imagination. La passion donna au fils de Croesus la voix que nature luy avoit refusee'. Et Antiochus print la fiebvre par la beaulté de Stratonicé trop vifvement empreinte en son ame 2. Pline dict avoir veu Lucius Cossitius, de femme changé en homme le iour de ses nopces 3. Pontanus et d'aultres racontent pareilles metamorphoses advenues en Italie ces siecles passez. Et par vehement desir de luy et de sa mere,

Vota puer solvit, quæ femina voverat, Iphis 4. Passant à Vitry le François 5, ie peus veoir un homme que l'evesque de Soissons avoit nommé Germain en confirmation, lequel touts les habitants de là ont cogneu et veu fille iusques à l'aage de vingt deux ans, nommee Marie. Il estoit à cette heure là fort barbu et vieil, et point

marié. Faisant, dict il, quelque effort en saultant, ses membres virils se produisirent : et est encores en usage, entre les filles de là, une chanson, par laquelle elles s'entr'advertissent de ne faire point de grandes eniambees, de peur de devenir garçons, comme Marie Germain. Ce n'est pas tant de merveille que cette sorte d'accident se rencontre frequent; car si l'imagination peult en telles choses, elle est si continuellement et si vigoreusement attachee à ce subiect, que pour n'avoir si souvent à recheoir en mesme pensee et aspreté de desir, elle a meil leur compte d'incorporer, une fois pour toutes cette virile partie aux filles.

Les uns attribuent à la force de l'imagination les cicatrices du roy Dagobert et de sainct François. On dict que les corps s'en enlevent, telle fois, de leur place; et Celsus recite d'un presbtre qui ravissoit son ame en telle extase, que le corps en demouroit longue espace sans respiration et sans sentiment. Sainct Augustin en nomme un aultre, à qui il ne falloit que faire ouyr des cris lamentables et plainctifs; soubdain il defailloit, et s'emportoit si vifvement hors de soy, qu'on avoit beau le tempester, hurler, et le pincer, et le griller, iusques à ce qu'il feust ressuscité : lors il disoit avoir ouy I HÉRODOTE, I, 85. J. V. L.

2 LUCIEN, Traité de la déesse de Syrie. C.
3 PLINE, Hist. nat. VII, 4. C.

4 Iphis paya garçon les vœux qu'il fit pucelle.
OVIDE, Mét. IX, 793.

et

5 Au mois de septembre 1580. Dans le Voyage de Montaigne, t. I, p. 13, il est parlé de Marie Germain, et on y lit ces mots : « Nous ne le seumes veoir, parce qu'il estoit au village. » Il y est dit aussi que ce fut l'évêque de Chalons, le cardinal de Lenoncourt, qui lui donna le nom de Germain. J. V L. & C'est Restitutus. De Civit. Dei, XIV, 2

24.

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