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qui ne nuit point au bœuf; quelque aultre, le
bœuf, qui ne nuit point à l'homme : laquelle des
deux sera, en verité et en nature, pestilente qua-
lité? Ceulx qui ont la iaunisse, ils voient toutes
choses iaunastres et plus palles que nous :

Lurida præterea fiunt, quæcunque tuentur
Arquati 1 :

ceulx qui ont cette maladie que les medecins
nomment hyposphagma, qui est une suffusion
de sang soubs la peau, veoyent toutes choses rou-
ges et sanglantes. Ces humeurs qui changent

Namque ibi consessum caveai subter, et omnem
Scenaï speciem, patrum, matrumque, deorumque
Inficiunt, coguntque suo fluitare colore1 :

il est vraysemblable que les yeulx des animaulx,
que nous veoyons estre de diverse couleur, leur
produisent les apparences des corps de mesme
leurs yeulx.

Pour le iugement de l'operation des sens, il fauldroit doncques que nous en feussions premierement d'accord avecques les bestes, secondement entre nous mesmes; ce que nous ne sommes

aulcunement, et entrons en debat touts les coups de ce que l'un oit, veoid, ou gouste quelque chose aultrement qu'un aultre; et debattons, autant que d'aultre chose, de la diversité des images que les sens nous rapportent. Aultrement oit et veoid, par la reigle ordinaire de nature, et aultrement gouste un enfant, qu'un homme de trente ans; et cettuy cy aultrement qu'un sexagenaire : les sens sont aux uns plus obscurs et plus sombres, aux aultres plus ouverts et plus aigus. Nous rece vons les choses aultres et aultres, selon que nous estant si incertain et controversé, ce n'est plus sommes, et qu'il nous semble: or nostre sembler que la neige nous apparoist blanche; mais que miracle si on nous dict que nous pouvons advouer

ainsi les offices de nostre veue, que sçavons nous si elles predominent aux bestes, et leur sont ordinaires? car nous en veoyons les unes qui ont les yeulx iaunes comme nos malades de iaunisse, d'aultres qui les ont sanglants de rougeur; à celles là il est vraysemblable que la couleur des obiects paroist aultre qu'à nous : quel iugement des deux sera le vray? car il n'est pas dict que l'essence des choses se rapporte à l'homme seul; la dureté, la blancheur, la profondeur, et l'aigreur, touchent le service et science des animaulx comme la nostre : nature leur en a donné l'usage comme à nous. Quand nous pressons l'œil, les corps que nous regardons, nous les appercevons plus longs et estendus; plusieurs bestes ont l'œil ainsi pressé : cette longueur est doncques, à l'ad-rité, nous ne nous en sçaurions respondre : et ce venture, la veritable forme de ce corps, non pas celle que nos yeulx luy donnent en leur assiette ordinaire. Si nous serrons l'œil par dessoubs, choses nous semblent doubles :

les

Bina lucernarum florentia lumina flammis.....
Et duplices hominum facies, et corpora bina 3.
Si nous avons les aureilles empeschees de quel-
que chose, ou le passage de l'ouye resserré, nous
recevons le son aultre que nous ne faisons ordi-
nairement les animaulx qui ont les aureilles
velues, ou qui n'ont qu'un bien petit trou au lieu
de l'aureille, ils n'oyent par consequent pas ce
que nous oyons, et receoivent le son aultre. Nous
veoyons aux festes et aux theatres, qu'opposant
à la lumiere des flambeaux une vitre teincte de
quelque couleur, tout ce qui est en ce lieu nous
appert ou vert, ou iaune, ou violet :

Et volgo faciunt id lutea russaque vela,
Et ferrugina, quum magnis intenta theatris,
Per malos volgata trabesque, trementia pendent;

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d'establir si de son essence elle est telle et à la ve

commencement esbranlé, toute la science du monde s'en va necessairement à vau l'eau. Quoy! que nos sens mesmes s'entr'empeschent l'un l'aultre? une peincture semble eslevee à la veue, au maniement elle semble plate: dirons nous que sentiment, et offense nostre goust? Il y a des herle musc soit agreable ou non, qui resiouït nostre qui en blecent une aultre : le miel est plaisant au bes et des unguents propres à une partie du corps, goust, mal plaisant à la veue3: ces bagues qui sont entaillees en forme de plumes, qu'on appelle puisse discerner la largeur, et qui se sceust defen devise, Pennes sans fin, il n'y a œil qui en fendre de cette piperie, que d'un costé elles n'aillent en eslargissant, et s'appoinctant et estrecissant par l'aultre, mesme quand on les roule autour du doigt; toutesfois au maniement elles vous semblent equables en largeur et par tout pareilles. Ces personnes qui, pour ayder leur volupté, se ser

1 C'est l'effet que produisent ces voiles jaunes, rouges et bruns qui, suspendus à des poutres, couvrent nos théâtres, et flottent au gré de l'air dans leur vaste enceinte : l'éclat de ces voiles se réfléchit sur les spectateurs; la scène en est frappée; les sénateurs, les femmes, les statues des dieux, sont teints d'une lumière mobile. LUCRÈCE, IV, 73.

2 SEXTUS EMPIR. Pyrrh. hypot. I, 14.

3 ID. ibid.

voient anciennement de mirouers propres à grossir et aggrandir l'obiect qu'ils representent, à fin que les membres qu'ils avoient à employer leur pleussent davantage par cette accroissance oculaire'; auquel des deux sens donnoient ils gaigné, ou à la veue, qui leur representoit ces membres gros et grands à souhait, ou à l'attouchement, qui les leur presentoit petits et desdaignables? Sont ce nos sens qui prestent au subiect ces diverses conditions, et que les subiects n'en aient pourtant qu'une? comme nous veoyons du pain que nous mangeons; ce n'est que pain, mais nostre usage en faict des os, du sang, de la chair, des poils et des ongles;

et

Ut cibus in membra atque artus quum diditur omnes, Disperit, atque aliam naturam sufficit ex se2; l'humeur3 que succe la racine d'un arbre, elle se faict tronc, feuille et fruict; et l'air n'estant qu'un, il se faict, par l'application à une trompette, divers en mille sortes de sons: sont ce, dis ie, nos sens qui façonnent de mesme de diverses qualitez ces subiects? ou s'ils les ont telles? et sur ce doubte que pouvons nous resouldre de leur veritable essence? Davantage, puis que les accidents des maladies, de la resverie ou du sommeil, nous font paroistre les choses aultres qu'elles ne paroissent aux sains, aux sages, à ceulx qui veillent; n'est il pas vraysemblable que nostre assiette droicte, et nos humeurs naturelles, ont aussi dequoy donner un estre aux choses, se rapportant à leur condition, et les accommoder à soy, comme font les humeurs desreiglees? et nostre santé aussi capable de leur fournir son visage, comme la maladie? Pourquoy 4 n'a le temperé quelque forme des obiects relatifve à soy, comme l'intemperé; et ne leur imprimera il pareillement son charactere? le desgousté charge la fadeur au vin; le sain, la saveur; l'alteré, la friandise. Or nostre estat accommodant les choses à soy, et les transformant selon soy, nous ne sçavons plus quelles sont les choses en verité; car rien ne vient à nous que falsifié et alteré par nos sens. Où le compas, l'esquarre et la reigle sont gauches, toutes les proportions qui s'en tirent, touts les bastiments qui se dressent à leur mesure, sont aussi necessairement manques et defaillants; l'incertitude de nos sens rend incertain tout ce qu'ils produisent :

I SÉNÈQUE, Nat. quæst. I, 16. C.

2 Comme les aliments qui se filtrent dans nos membres, périssent en formant une nouvelle substance. LUCRÈCE, III, 703.

3 SEXTUS EMPIR. Pyrrh. hypot. I, 14. C.

4 ID. ibid.

Denique ut in fabrica, si prava est regula prima,
Normaque si fallax rectis regionibus exit,
Et libella aliqua si ex parti claudicat hilum;
Omnia mendose fieri, atque obstipa necessum est,
Prava, cubantia, prona, supina, atque absona tecta;
Iam ruere ut quædam videantur velle, ruantque
Prodita iudiciis fallacibus omnia primis:

Sic igitur ratio tibi rerum prava necesse est,

Falsaque sit, falsis quæcunque ab sensibus orta est1. Au demourant, qui sera propre à iuger de ces differences? Comme nous disons, aux debats de la religion, qu'il nous fault un iuge non attaché à l'un ny à l'aultre party, exempt de chois et d'affection, ce qui ne se peult parmy les chrestiens il advient de mesme en cecy; car s'il est vieil, il ne peult iuger du sentiment de la vieillesse, estant luy mesme partie en ce debat; s'il est ieune, de mesme; sain, de mesme; de mesme, inalade, dormant et veillant : il nous fauldroit quelqu'un exempt de toutes ces qualitez, à fin que sans preoccupation de iugement, il iugeast de ces propositions comme à luy indifferentes; et à ce compte, il nous fauldroit un iuge qui ne feust pas.

Pour iuger des apparences que nous recevons des subiects, il nous fauldroit un instrument iudicatoire; pour verifier cet instrument, il nous y fault de la demonstration; pour verifier la demonstration, un instrument: nous voylà au rouet'. Puis que les sens ne peuvent arrester nostre dispute, estants pleins eulx mesmes d'incertitude, il fault que ce soit la raison; aulcune raison ne s'establira sans une aultre raison : nous voylà à reculons iusques à l'infiny. Nostre fantasie ne s'applique pas aux choses estrangieres, ains elle est conceue par l'entremise des sens; et les sens ne comprennent pas le subiect estrangier, ains seulement leurs propres passions et par ainsi la fantasie et apparence n'est pas du subiect, ains seulement de la passion et souffrance du sens; laquelle passion et subiect sont choses diverses: parquoy qui iuge par les apparences, iuge par les que paschose aultre que le subiect. Et de dire sions des sens rapportent à l'ame la qualité des subiects estrangiers, par ressemblance; com ment se peult l'ame et l'entendement asseurer de

1 Si, dans la construction d'un édifice, l'architecte se sert d'une règle fausse; si l'équerre s'écarte de la direction perpendiculaire, si le niveau s'éloigne par quelque endroit.de sa juste situation, il faut nécessairement que tout le bâtiment soit vicieux, penché, affaissé, sans grace, sans aplomb, sans proportion; qu'une partie semble prête à s'écrouler, et que tout s'écroule en effet, pour avoir été d'abord mal conduit. De même, si l'on ne peut compter sur le rapport des sens, tous les jugements seront trompeurs et illusoires. LUCRÈCE, IV, 514.

2 C'est-à-dire, au bout de nos inventions. Je trouve dans le dictionnaire de Cotgrave, qu'être mis au rouet se dit proprement du lièvre qui, épuisé par une longue course, ne fait plus que tourner autour des chiens. C

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passé : Heraclitus, Que iamais homme n'estoit deux fois entré en mesme riviere : Epicharmus, Que celuy qui a iadis emprunté de l'argent, ne le doibt pas maintenant ; et que celuy qui cette nuict a esté convié à venir ce matin disner, vient auiourd'huy non convié: attendu que ce ne sont plus eulx, ils sont devenus aultres; « et qu'il ne se pouvoit trouver une substance mortelle deux << fois en mesme estat: car, par soubdaineté et le« giereté de changement, tantost elle dissipe, tan« tost elle rassemble, elle vient, et puis s'en va; de façon que ce qui commence à naistre ne par« vient iamais iusques à perfection d'estre, pour « autant que ce naistre n'acheve iamais et iamais « n'arreste comme estant à bout, ains, depuis la << semence, va tousiours se changeant et muant « d'un à aultre; comme de semence humaine se << faict premierement, dans le ventre de la mere, <«< un fruict sans forme, puis un enfant formé; puis estant hors du ventre, un enfant de mam

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cette ressemblance, n'ayant de soy nul commerce | que la ioincture et assemblage du futur et du avecques les subiects estrangiers? tout ainsi comme, qui ne cognoist pas Socrates, veoyant son pourtraict, ne peult dire qu'il luy ressemble. Or qui vouldroit toutesfois iuger par les apparences; si c'est par toutes, il est impossible; car elles s'entr'empeschent par leurs contrarietez et discrepances', comme nous veoyons par experience: sera ce qu'aulcunes apparences choisies reiglent les aultres? il fauldra verifier cette choisie par une aultre choisie, la seconde par la tierce; et par ainsi ce ne sera iamais faict. Finalement, il n'y a aulcune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des obiects; et nous, et nostre iugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse : ainsin il ne se peult establir rien de certain de l'un à l'aultre, et le iugeant et le iugé estants en continuelle mutation et bransle. Nous n'avons aulcune communication à l'estre, parce que toute humaine nature est tousiours au milieu, entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu'une obscure apparence et umbre, et une certaine et debile opinion: et si, de fortune, vous fichez vostre pensee à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins que qui vouldroit empoigner l'eau ; car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu'il vouloit tenir et empoigner. Ainsi, veu que toutes choses sont subiectes à passer d'un changement en aultre, la raison, qui y cherche une reelle subsistance, se treuve deceue, ne pouvant rien apprehender de subsistant et permanent, parce que tout ou vient en estre et n'est pas encores du tout, ou commence à mourir avant qu'il soit nay. Platon' disoit Que les corps n'avoient iamais existence, ouy bien naissance; estimant que Homere eust faict l'Ocean pere des dieux, et Thetis la mere, pour nous monstrer que toutes choses sont en fluxion, muance 3 et variation perpetuelle ; opinion commune à touts les philosophes avant son temps, comme il dict, sauf le seul Parmenides, qui refusoit mouvement aux choses, de la force duquel il faict grand cas : Pythagoras, Que toute matiere est coulante et labile 4 : les stoïciens, Qu'il n'y a point de temps present, et que ce que nous appellons present n'est

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melle; aprez il devient garson, puis consequem<< ment un iouvenceau, aprez un homme faict, puis « un homme d'aage, à la fin decrepite vieillard; « de maniere que l'aage et generation subsequente va tousiours desfaisant et gastant la pre«< cedente:

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Mutat enim mundi naturam totius ætas,
Ex alioque alius status excipere omnia debet;
Nec manet ulla sui similis res: omnia migrant,
Omnia commutat natura, et vertere cogit3.

« Et puis, nous aultres sottement craignons une
espece de mort, là où nous en avons desia
passé et en passons tant d'aultres; car non
seulement, comme disoit Heraclitus, la mort
<< du feu est generation de l'air, et la mort de
l'air generation de l'eau; mais encores plus ma-
nifestement le pouvons nous veoir en nous mes-
«< mes la fleur d'aage se meurt et passe quand
« la vieillesse survient, et la ieunesse se termine
« en fleur d'aage d'homme faict, l'enfance en la
«< ieunesse, et le premier aage meurt en l'enfance,
<< et le iour d'hier meurt en celuy du iour d'huy,
<«< et le iour d'huy mourra en celuy de demain,
et n'y a rien qui demeure ne qui soit tousiours

"

I SÉNÈQUE, Epist. 58; Plutarque, dans son traité sur le mot Ei, c. 12. C.

2 Tout ce passage, à l'exception des quatre vers de Lucrèce, est copié mot pour mot du traité de Plutarque sur le mot Ei, c. 12, et dans les propres termes d'Amyot. C.

3 Le temps change la face entière du monde; un nouvel ordre de choses succède nécessairement au premier : nul être ne demeure constamment le même; tout nous atteste les vicissitudes, les révolutions, et les métamorphoses continuelles de la nature. LUCRÈCE, V, 826.

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«un; car qu'il soit ainsi, si nous demeurons tous«< iours mesmes et uns, comment est ce que nous «< nous esiouïssons maintenant d'une chose, et « maintenant d'une aultre? comment est ce que « nous aymons choses contraires ou les haïssons, « nous les louons ou nous les blasmons? comment << avons nous differentes affections, ne retenants plus le mesme sentiment en la mesme pensee? «< car il n'est pas vraysemblable que, sans mutation, nous prenions aultres passions; et ce qui « souffre mutation ne demeure pas un mesme; et s'il n'est pas un mesme, il n'est doncques pas « aussi; ains, quand et l'estre tout un, change « aussi l'estre simplement, devenant tousiours « aultre d'un aultre : et par consequent se trompent et mentent les sens de nature, prenants « ce qui apparoist pour ce qui est, à faulte de bien sçavoir que c'est qui est. Mais qu'est ce donc« ques qui est veritablement? ce qui est eternel; * c'est à dire, qui n'a iamais eu de naissance, ny « n'aura iamais fin; à qui le temps n'apporte ia* mais aulcune mutation: car c'est chose mobile « que le temps, et qui apparoist comme en umbre, avecques la matiere coulante et fluante tousiours, sans iamais demeurer stable ny permanente; à qui appartiennent ces mots, Devant, «<et Aprez, et A esté, ou Sera, lesquels tout de prime face monstrent evidemment que ce n'est << pas chose qui soit; car ce seroit grande sottise, et << faulseté toute apparente, de dire que cela soit, « qui n'est pas encores en estre, ou qui desia a « cessé d'estre et quant à ces mots, Present, Instant, Maintenant, par lesquels il semble « que principalement nous soustenons et fondons l'intelligence du temps, la raison le descou« vrant, le destruict tout sur le champ; car elle « le fend incontinent, et le partit en futur et en

K

«

"

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passé, comme le voulant veoir necessairement desparty en deux. Autant en advient il à la na«<ture qui est mesuree, comme au temps qui la « mesure; car il n'y a non plus en elle rien qui de« meure, ne qui soit subsistant, ains y sont toutes « choses ou nees, ou naissantes, ou mourantes. « Au moyen dequoy ce seroit peché de dire de Dieu, qui est le seul qui Est, que Il fut, ou Il sera '; car ces termes là sont des declinaisons,

' Plutarque ne fait ici que transcrire et développer ces paroles du Timée : « Nous avons tort de dire en parlant de l'éternelle essence, Elle fut, elle sera; ces formes du temps ne conviennent pas à l'éternité; elle est, voilà son attribut. Notre passé et notre avenir sont deux mouvements: or l'immuable ne peut être de la veille ni du lendemain; on ne peut dire qu'il fut ni qu'il sera; les accidents des créatures sensibles ne sont pas faits pour lui, et des instants qui se calculent ne sont qu'un

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A cette conclusion si religieuse d'un homme païen, ie veulx ioindre seulement ce mot d'un tesmoing de mesme condition, pour la fin de ce long et ennuyeux discours, qui me fourniroit de matiere sans fin : « O la vile chose, dict il ', et abiecte, que l'homme, s'il ne s'esleve au dessus de l'humanité! » Voylà un bon mot et un utile desir, mais pareillement absurde: car de faire la poignee plus grande que le poing, la brassee plus grande que le bras, et d'esperer eniamber plus que de l'estendue de nos iambes, cela est impossible et monstrueux; ny que l'homme se monte au dessus de soy et de l'humanité : car il ne peult veoir que de ses yeulx, ny saisir que de ses prinses. Il s'eslevera, si Dieu luy preste extraordinairement la main; il s'eslevera, abbandonnant et renonceant à ses propres moyens, et se laissant haulser et soublever par les moyens purement celestes. C'est à nostre foy chrestienne, non à sa vertu stoïque, de pretendre à cette divine et miraculeuse metamorphose.

CHAPITRE XIII.

De iuger de la mort d'aultruy. Quand nous iugeons de l'asseurance d'aultruy en la mort, qui est sans doubte la plus remarquable action de la vie humaine, il se fault prendre garde d'une chose, Que mal ayseement on croit estre arrivé à ce poinct. Peu de gens meurent, resolus que ce soit leur heure derniere; et n'est endroict où la piperie de l'esperance nous amuse plus elle ne cesse de corner aux aureilles : D'aultres ont bien esté plus malades sans mourir; L'affaire n'est pas si desesperee qu'on pense; et, au pis aller, Dieu a bien faict d'aultres miracles. » Et advient cela de ce que nous faisons trop cas de nous : il semble que l'université des choses

vain simulacre de ce qui est toujours. » Voyez les Pensées de Platon, seconde édition, p. 73. J. V. L.

1 SÉNÈQUE, Natur. quæst. I, præfat. C.

Credit iam digna pericula Cæsar
Fatis esse suis Tantusque evertere, dixit,
Me superis labor est, parva quem puppe sedentem
Tam magno petiere mari1?

souffre aulcunement de nostre aneantissement, | et ceulx cy:
et qu'elle soit compassionnee à nostre estat; d'au-
tant que nostre veue alteree se represente les
choses abusifvement, et nous est advis qu'elles
lui faillent à mesure qu'elle leur fault : comme
ceulx qui voyagent en mer, à qui les montaignes,
les campaignes, les villes, le ciel, et la terre,
vont mesme bransle et quand et quand eulx :

Provehimur portu, terræque urbesque recedunt1.
Qui veid iamais vieillesse qui ne louast le temps
passé et ne blasmast le present, chargeant le

monde et les mœurs des hommes de sa misere
et de son chagrin ?

Iamque caput quassans, grandis suspirat arator....
Et quum tempora temporibus præsentia confert
Præteritis, laudat fortunas sæpe parentis,

et cette resverie publicque, que le soleil porta en son front, tout le long d'un an, le due il de sa

mort:

Ille etiam exstincto miseratus Cæsare Romam, Quum caput obscura nitidum ferrugine texit2: et mille semblables, dequoy le monde se laisse si ayseement piper, estimant que nos interests alterent le ciel, et que son infinité se formalize de nos menues actions. Non tanta cælo societa's nobiscum est, ut nostro fato mortalis sit ille quoque siderum fulgor 3.

Or, de iuger la resolution et la constance en celuy qui ne croit pas encores certainement estre au dangier, quoy qu'il y soit, ce n'est pas raison; et ne suffit pas qu'il soit mort en cette desmarche, s'il ne s'y estoit mis iustement pour cet effect: il advient à la pluspart de roidir leur contenance et leurs paroles pour en acquerir re

Et crepat antiquum genus ut pietate repletum2. Nous entraisnons tout avecques nous; d'où il s'ensuit que nous estimons grande chose nostre mort, et qui ne passe pas si ayseement, ny sans solenne consultation des astres; tot circa unum caput tumultuantes deos 3; et le pensons d'autant plus que plus nous nous prisons : « Computation, qu'ils esperent encores iouyr vivants. ment! tant de science se perdroit elle avecques tant de dommage, sans particulier soulcy des destinees? Une ame si rare et exemplaire ne couste elle non plus à tuer, qu'une ame populaire et inutile? Cette vie, qui en couvre tant d'aultres, de qui tant d'aultres vies dependent, qui occupe tant de monde par son usage, remplit tant de places, se desplace elle comme celle qui tient à son simple nœud? » Nul de nous ne pense assez n'estre qu'un 4: de là viennent ces mots de Cesar à son pilote, plus enflez que la mer qui le menaceoit :

Italiam si, cœlo auctore, recusas,
Me, pete sola tibi causa hæc est iusta timoris,
Vectorem non nosse tuum; perrumpe procellas,
Tutela secure mei 5:

La terre et les villes reculent à mesure que nous nous éloignons du port. VIRG. Enéide, III, 72.

2 Le vieux laboureur secoue, en soupirant, sa tête chauve; il compare le temps passé avec le présent; il envie le sort de ses pères, et parle sans cesse de la piété des anciens temps. LuCRÈCE, II, 1165.

3 Tant de dieux en mouvement pour la vie d'un seul homme. M. SENEC. Suasor. I, 4.

« Nous tenons à tout, nous nous accrochons à tout; les temps, les lieux, les hommes, les choses, tout ce qui est, tout ce qui sera, importe à chacun de nous : notre individu n'est plus que la moindre partie de nous-mêmes... O homme ! resserre ton existence au-dedans de toi. » ROUSSEAU, Émile, liv. II. On ne voit pas ici d'imitation directe, mais la pensée est la même. J. V. L.

5 Au défaut des dieux, vogue sous mes auspices : tu ignores qui tu conduis, et voilà pourquoi tu te troubles. Fort de mon appui, privite-toi à travers la tempête. LUCAIN, V, 578.

D'autant que i'en ay veu mourir, la fortune a disposé les contenances, non leur desseing; et de ceulx mesmes qui se sont anciennement donné la mort, il y a bien à choisir, si c'est une mort soubdaine, ou mort qui ayt du temps4. Ce cruel empereur romain 5 disoit de ses prisonniers, qu'il leur vouloit faire sentir la mort; et si quelqu'un se desfaisoit en prison, Celuy là m'est eschappé, » disoit il il vouloit estendre la mort et la faire sentir par les torments.

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Vidimus et toto quamvis in corpore cæso
Nil animæ lethale datum, moremque nefandæ
Durum sævitiæ, pereuntis parcere morti 6.

1 César reconnaît enfin des périls dignes de son courage. Quoi! dit-il, les immortels ont besoin de tant d'efforts pour perdre César! ils attaquent, de toute la fureur des mers, le frèle esquif où je suis assis! LUCAIN, V, 653.

2 Le soleil aussi, quand César mourut, prit part au malheur de Rome, et couvrit son front d'un voile lugubre. VIRG. Géorg. I, 466.

3 Il n'existe pas une telle alliance entre le ciel et nous, qu'à notre mort la lumière des astres doive s'éteindre. PLINE, Nat. Hist. II, 8.

4 A observer, à examiner si c'est une mort soudaine, ou qui vienne, pour ainsi dire, à pas comptés. C.

5 Le cruel empereur qui voulait faire sentir la mort à ses prisonniers, c'était Caligula, comme on peut voir dans sa vie, écrite par SUÉTONE, c. 30; et c'est Tibère qui dit d'un prisonnier nommé Carvilius, qui s'était tué lui-même, qu'il lui était échappé : Carvilius me evasit. SUÉTONE, Tibère, c. 61. Mais ces deux monstres se ressemblent si fort en cruauté, qu'il est aisé de prendre l'un pour l'autre. C.

6 Nous l'avons vu ce corps, qui, tout couvert de plaies, n'avait pas encore reçu le coup mortel, et dont on ménageait la vie expirante, par un excès inouï de cruauté. LUCAIN, IV,

178.

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