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Notitiam veri; neque sensus posse refelli.....
Quid maiore fide porro, quam sensus, haberi
Debet'?

tous

possible de luy faire desirer la veue et regret ter son default: parquoy nous ne debvons prendre aulcune asseurance de ce que nostre ame est contente et satisfaicte de ceulx que nous avons; veu qu'elle n'a pas dequoy sentir en cela sa maladie et son imperfection, si elle y est. Il est impossible de dire chose à cet aveugle, par discours, argument, ny similitude, qui loge en son imagination aulcune apprehension de lumiere, de couleur, et de veue: il n'y a rien plus arriere qui puisse poulser le sens en evidence. Les aveu

Qu'on leur attribue le moins qu'on pourra, iours faudra il leur donner cela, que par leur voye et entremise, s'achemine toute nostre instruction. Cicero dict' que Chrysippus ayant essayé de rabbattre de la force des sens et de leur vertu, se representa à soy mesme des arguments au contraire, et des oppositions si vehementes, qu'il n'y peut satisfaire sur quoy Carneades, qui maintenoit le contraire party, segles nayz qu'on veoid desirer à veoir, ce n'est vantoit de se servir des armes mesmes et paroles de Chrysippus pour le combattre, et s'escrioit à cette cause contre luy : « O miserable, ta force t'a perdu 3! » Il n'est aulcun absurde, selon nous, plus extreme, que de maintenir que le feu n'eschauffe point, que la lumiere n'esclaire point, qu'il n'y a point de pesanteur au fer ny de fermeté, qui sont notices que nous apportent les sens; ny creance ou science en l'homme qui se puisse comparer à celle là en certitude.

La premiere consideration que i'ay sur le subiect des sens, est que ie mets en doubte que l'homme soit pourveu de touts sens naturels. Le veoy plusieurs animaulx qui vivent une vie entiere et parfaicte, les uns sans la veue, aultres sans l'ouye: qui sçait si, à nous aussi, il ne manque pas encores un, deux, trois, et plusieurs aultres sens? Car s'il en manque quelqu'un, nostre discours n'en peult descouvrir le default. C'est le privilege des sens d'estre l'extreme borne de nostre appercevance: il n'y a rien au delà d'eulx qui nous puisse servir à les descouvrir; voire ny l'un des sens ne peult descouvrir l'aultre :

An poterunt oculos aures reprehendere? an aures
Tactus? an hunc porro tactum sapor arguet oris?
An confutabunt nares, oculive revincent 4?

ils font trestouts la ligne extreme de nostre fa-
culté :

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pas pour entendre ce qu'ils demandent : ils ont apprins de nous qu'ils ont à dire quelque chose, qu'ils ont quelque chose à desirer qui est en nous, laquelle ils nomment bien, et ses effects et consequences; mais ils ne sçavent pourtant pas que c'est, ny ne l'apprehendent ny prez ny loing.

l'ay veu un gentilhomme de bonne maison, aveugle nay, au moins aveugle de tel aage qu'il ne sçait que c'est que de veue: il entend si peu ce qui luy manque, qu'il use et se sert comme nous des paroles propres au veoir, et les applique d'une mode toute sienne et particuliere. On lui presentoit un enfant duquel il estoit parrain; l'ayant prins entre ses bras : « Mon Dieu, dict il, le bel enfant! qu'il le faict beau veoir! qu'il a le visage gay! » Il dira, comme l'un d'entre nous: « Cette salle a une belle veue; il faict clair; il faict beau soleil. » Il y a plus : car, parce que ce sont nos exercices que la chasse, la paulme, la bute, et qu'il l'a ouy dire, il s'y affectionne, s'y empesche, et croit y avoir la mesme part que nous y avons il s'y picque et s'y plaist; et ne les receoit pourtant que par les aureilles. On luy crie que voylà un lievre, quand on est en quelque belle splanade où il puisse picquer; et puis on luy dict encores que voylà un lievre prins le voylà aussi fier de sa prinse, comme il oit dire aux aultres qu'ils le sont. L'esteuf3, il le prend à la main gauche, et le poulse à tout sa raquette: de la arquebuse, il en tire à l'adventure, et se paye de ce que ses gents luy disent qu'il est ou hault ou costier 4.

Que sçait on si le genre humain faict une sottise pareille, à faulte de quelque sens, et que par ce default la pluspart du visage des choses

1 Ne le saisissent, ne le conçoivent de près, ni de loin. 2 La bute: ce mot a signifié, 1o la butte où l'on tire de l'arquebuse: 2o l'exercice même de l'arquebuse; c'est dans ce dernier sens qu'il est pris ici. E. J.

3 Balle pour le jeu de paume.

4 Qu'il a tiré haut, où à côté du but. E. J.

:

ou de deux, ou de trois, si elle est en nous. Nous avons formé une verité par la consultation et concurrence de nos cinq sens : mais à l'adventure falloit il l'accord de huict ou de dix sens, et leur contribution, pour l'apperceveoir certaine

ment et en son essence.

Les sectes qui combattent la science de l'homme, elles la combattent principalement par l'incertitude et foiblesse de nos sens : car puis que toute cognoissance vient en nous par leur entremise et moyen, s'ils faillent au rapport qu'ils nous font, s'ils corrompent ou alterent ce qu'ils nous charrient du dehors, si la lumiere, qui par eulx s'escoule en nostre ame, est obscurcie au passage, nous n'avons plus que tenir. De cette extreme difficulté sont nees toutes ces fantasies, « Que chasque subiect a en soy tout ce que nous y trouvons; Qu'il n'a rien de ce que nous y pensons trouver : » et celle des epicuriens, « Que le soleil n'est non

Quidquid id est, nihilo fertur maiore figura,

Quam, nostris oculis quam cernimus, esse videtur : Que les apparences qui representent un corps grand à celuy qui en est voysin, et plus petit à celuy qui en est esloingné, sont toutes deux vrayes:

Nec tamen hic oculos falli concedimus hilum.....

nous soit caché? Que sçait on si les difficultez | sens, que nous trouvons en plusieurs ouvrages de nature viennent de là? et si plusieurs effects des animaulx, qui excedent nostre capacité, sont produicts par la faculté de quelque sens que nous ayons à dire? et si aulcuns d'entre eux ont une vie plus pleine par ce moyen, et plus entiere que la nostre? Nous saisissons la pomme quasi par touts nos sens 2; nous y trouvons de la rougeur, de la polisseure, de l'odeur et de la doulceur oultre cela, elle peult avoir d'aultres vertus, comme d'asseicher ou restreindre, ausquelles nous n'avons point de sens qui se puisse rapporter. Les proprietez que nous appellons occultes en plusieurs choses, comme à l'aimant d'attirer le fer, n'est il pas vraysemblable qu'il y a des facultez sensitifves en nature propres à les iuger et à les apperceveoir, et que le default de telles facultez nous apporte l'ignorance de la vraye essence de telles choses? C'est, à l'adven-plus grand que ce que nostre veue le iuge : ture, quelque sens particulier qui descouvre aux coqs l'heure du matin et de minuict, et les esmeut à chanter; qui apprend aux poules, avant tout usage et experience, de craindre un esparvier, et non une oye ny un paon, plus grandes bestes; qui advertit les poulets de la qualité hostile qui est au chat contre eulx, et à ne se desfier du chien; s'armer contre le miaulement, voix aulcunement flatteuse, non contre l'abbayer, voix aspre et querelleuse; aux freslons, aux fourmis, et aux rats, de choisir tousiours le meilleur fromage et la meilleure poire, avant que d'y avoir tasté, et qui achemine le cerf, l'elephant, le serpent, à la cognoissance de certaine herbe propre à leur guarison. Il n'y a sens qui n'ayt une grande domination, et qui n'apporte par son moyen un nombre infiny de cognoissances. Si nous avions à dire l'intelligence des sons, de l'harmonie et de la voix, cela apporteroit une confusion inimaginable à tout le reste de nostre science car oultre ce qui est attaché au propre effect de chasque sens, combien d'arguments, de consequences et de conclusions tirons nous aux aultres choses, par la comparaison d'un sens à l'aultre! Qu'un homme entendu imagine l'humaine nature produicte originellement sans la veue, et discoure combien d'ignorance et de trouble luy apporteroit un tel default, combien de tenebres et d'aveuglement en nostre ame; on verra par là combien nous importe à la cognoissance de la verité, la privation d'un aultre tel 1 Que nous ayons à regretter, qui nous manque. ■ SEXTUS EMPIR. Pyrrh. hypot. I, 14. C.

Proinde animi vitium hoc oculis adfingere noli': et resoluement, Qu'il n'y a aulcune tromperie aux sens; qu'il fault passer à leur mercy, et chercher ailleurs des raisons pour excuser la difference et contradiction que nous y trouvons; voire inventer toute aultre mensonge et resverie ( ils en viennent iusques là), plustost que d'accuser les sens. » Timagoras 3iuroit que pour presser ou biaiser son œil, il n'avoit iamais apperceu doubler la lumiere vice de l'opinion, non de l'instrument. De toutes de la chandelle, et que cette semblance venoit du les absurditez la plus absurde, aux epicuriens, est desadvouer la force et l'effect des sens : Proinde, quod in quoque est his visum tempore, verum Et si non poterit ratio dissolvere causam, [ est. Cur ea, quæ fuerint iuxtim quadrata, procul sint Visa rotunda; tamen præstat rationis egentem Reddere mendose causas utriusque figuræ, Quam manibus manifesta suis emittere quæquam, Et violare fidem primam, et convellere tota Fundamenta, quibus nixatur vita, salusque : Non modo enim ratio ruat omnis; vita quoque ipsa Concidat extemplo, nisi credere sensibus ausis,

1 Montaigne vient de traduire ces vers. LUCRÈCE, V, 577 2 Nous ne convenons pas pour cela que les yeux se trompent Ne leur imputons donc pas les erreurs de l'esprit. LUCRÈCE, IV, 380, 387.

CIC. Acad. II, 25. C.

4 C'est-à-dire, au jugement des épicuriens. C.

Præcipitesque locos vitare, et cetera, quæ sint
In genere hoc fugienda 1.

Ce conseil desesperé, et si peu philosophique, ne represente aultre chose, sinon que l'humaine science ne se peult maintenir que par raison desraisonnable, folle et forcenee; mais qu'encores vault il mieulx que l'homme, pour se faire valoir, s'en serve, et de tout aultre remede tant fantastique soit il, que d'advouer sa necessaire bestise: verité si desadvantageuse. Il ne peult fuyr que les sens ne soient les souverains maistres de sa cognoissance : mais ils sont incertains, et falsifiables à toutes circonstances; c'est là où il fault battre à oultrance, et si les forces iustes luy faillent, comme elles font, y employer l'opiniastreté, la temerité, l'impudence. Au cas que ce que disent les epicuriens soit vray, à sçavoir, «Que nous n'avons pas de science, si les apparences des sens sont faulses; » et que ce que disent les stoïciens soit vray aussi, « Que les apparences des sens sont si faulses, qu'elles ne nous peuvent produire aulcune science : » nous conclurons, aux despens de ces deux grandes sectes dogmatistes, Qu'il n'y a point de science.

Quant à l'erreur et incertitude de l'operation des sens, chascun s'en peult fournir autant d'exemples qu'il lui plaira : tant les faultes et tromperies qu'ils nous font sont ordinaires. Au retentir d'un valon, le son d'une trompette semble venir devant nous, qui vient d'une lieue derriere :

Exstantesque procul medio de gurgite montes,
Classibus inter quos liber patet exitus, iidem
Apparent, et longe divolsi licet, ingens
Insula coniunctis tamen ex his una videtur.....
Et fugere ad puppim colles campique videntur,
Quos agimus præter navim, velisque volamus.....
Ubi in medio nobis equus acer obhæsit
Flumine, equi corpus transversum ferre videtur
Vis, et in adversum flumen contrudere raptim 2:

Les rapports des sens sont vrais en tout temps. Si la raison ne peut expliquer pourquoi les objets qui sont carrés de près paraissent ronds dans l'éloignement, il vaut mieux, au défaut d'une solution vraie, donner une fausse raison de cette double apparence, que de laisser échapper l'évidence de ses mains, que de détruire tous les principes de la crédibilité, que de ruiner cette base sur laquelle sont fondées notre vie et notre conservation : car ne croyez pas qu'il ne s'agisse que des intérêts de la raison; la vie elle-même ne se conserve qu'en évi

tant, sur le rapport des sens, les précipices et les autres objets nuisibles. LUCRÈCE, IV, 500.

2 Une chaine de montagnes élevées au-dessus de la mer, entre lesquelles des flottes entières trouveraient un libre passage, ne nous paraissent de loin qu'une même masse; et quoique très-distantes l'une de l'autre, elles se réunissent à l'œil sous l'aspect d'une grande ile. Les collines et les campagnes que nous côtoyons, en naviguant à pleines voiles, semblent fuir vers la poupe... Si votre coursier s'arrête au milieu d'un fleuve, le cheval vous paraitra emporté par une force étrangère contre de courant. LUCRÈCE, IV, 398, 390, 421.

MONTAIGNE.

A manier une balle d'arquebuse soubs le second doigt, celuy du milieu estant entrelassé par dessus, il fault extremement se contraindre pour advouer qu'il n'y en ait qu'une, tant le sens nous en represente deux. Car que les sens soient maintesfois maistres du discours, et le contraignent de recevoir des impressions qu'il sçait et iuge estre faulses, il se veoid à touts coups. Ie laisse à part celuy de l'attouchement, qui a ses functions plus voysines, plus vifves et substantielles, qui renverse tant de fois, par l'effect de la douleur qu'il apporte au corps, toutes ces belles resolutions stoïques, et contrainct de crier au ventre celuy qui a estably en son ame ce dogme avecques toute resolution, « Que la cholique, comme toute aultre maladie et douleur, est chose indifferente, n'ayant la force de rien rabbattre du souverain bonheur et felicité en laquelle le sage est logé par sa vertu ; » il n'est cœur si mol, que le son de nos tabourins et de nos trompettes n'eschauffe, ny si dur, que la doulceur de la musique n'esveille et ne chatouille; ny ame si revesche, qui ne se sente touchee de quelque reverence à considerer cette vastité sombre de nos eglises, la diversité d'ornements et ordre de nos cerimonies, et ouyr le son devotieux de nos orgues, et l'harmonie si posee et religieuse de nos voix : ceulx mesmes qui y entrent avecques mespris sentent quelque frisson dans le cœur, et quelque horreur, qui les met en desfiance de leur opinion. Quant à moy, ie ne m'estime point assez fort pour ouyr en sens rassis des vers d'Horace et de Catulle, chantez d'une voix suffisante par une belle et ieune bouche: et Zenon' avoit raison de dire que la voix estoit la fleur de la beaulté. On m'a voulu faire accroire qu'un homme, que touts nous aultres François cognoissons, m'avoit imposé, en me recitant des vers qu'il avoit faicts; qu'ils n'estoient pas tels sur le papier qu'en l'air, et que mes yeulx en feroient contraire iugement à mes aureilles; tant la prononciation a de credit à donner prix et façon aux ouvrages qui passent à sa mercy! Sur quoy Philoxenus ne feut pas fascheux 2, en ce qu'oyant un liseur donner mauvais ton à quelque sienne composition, il se print à fouler aux pieds et casser de la brique qui estoit à luy, disant : « le romps ce qui est à toy, comme tu corromps ce qui est à moy 3. » A quoy faire, ceulx mesmes qui se sont donné la mort d'une certaine resolution, destournoient ils la face pour ne veoir le coup qu'ils se

IDIOG. LAERCE, IV, 23. C.

2 Ne fut pas blámable, n'eut pas tort. E. J. 3 DIOG. LAERCE, IV, 36. C.

20

faisoient donner? et ceulx qui, pour leur santé, | vent pas seulement porter la pensee. Qu'on iecta

desirent et commandent qu'on les incise et cauterize, pourquoy ne peuvent ils soustenir la veue des apprests, utils et operation du chirurgien; attendu que la veue ne doit avoir aulcune participation à cette douleur? cela, ne sont ce pas propres exemples à verifier l'auctorité que les sens ont sur le discours? Nous avons beau sçavoir que ces tresses sont empruntees d'un page ou d'un laquay; que cette rougeur est venue d'Espaigne, et cette blancheur et polisseure, de la mer Oceane; encores fault il que la veue nous force d'en trouver le subiect plus aimable et plus agreable, contre toute raison: car en cela il n'y a rien du sien.

Auferimur cultu: gemmis, auroque teguntur

Crimina; pars minima est ipsa puella sui.
Sæpe, ubi sit quod ames, inter tam multa, requiras :
Decipit hac oculos ægide dives amor 1.

Combien donnent à la force des sens, les poëtes qui font Narcisse esperdu de l'amour de son umbre!

Cunctaque miratur, quibus est mirabilis ipse;
Se cupit imprudens; et qui probat, ipse probatur;
Dumque petit, petitur; pariterque accendit, et ardet 2 :

et l'entendement de Pygmalion si troublé par l'impression de la veue de sa statue d'yvoire, qu'il l'ayme et la serve pour vifve!

Oscula dat, reddique putat; sequiturque, tenetque,
Et credit tactis digitos insidere membris;
Et metuit, pressos veniat ne livor in artus 3.

Qu'on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clairsemez, qui soit suspendue au hault des tours Nostre Dame de Paris, il verra, par raison evidente, qu'il est impossible qu'il en tumbe, et si ne se sçauroit garder (s'il n'a accoustumé le mestier des couvreurs) que la veue de cette haulteur extreme ne l'espovente et ne le transisse : car nous avons assez affaire de nous asseurer aux galeries qui sont en nos clochiers, si elles sont façonnees à iour, encores qu'elles soient de pierre; il y en a qui n'en peu1 Nous sommes séduits par la parure : l'or et les pierreries eachent les défauts; une jeune fille est la moindre partie de ce qui plait en elle. Souvent on a peine à trouver ce qu'on aime sous ces riches ornements : c'est l'égide avec laquelle l'amour et l'opulence éblouissent nos yeux. OVIDE, de Remed. amor. I, 343.

2 Il admire ce qu'il a lui-même d'amirable. L'insensé! il se désire lui-même; il est l'objet de ses vœux, de ses louanges, et brûle des feux qu'il a lui-même allumés. OVIDE, Métam. III, 424.

3 Il la couvre de baisers, et croit qu'elle y répond; il la saisit, il l'embrasse; il se figure que ses membres cèdent à l'impression de ses doigts, et craint d'y laisser une empreinte livide en les serrant trop vivement. OVIDE, Métam. X, 256. Il y a dans Ovide, loquiturque, tenetque."

une poultre entre ces deux tours, d'une grosseur telle qu'il nous la fault à nous promener dessus, il n'y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d'y marcher, comme nous ferions si elle estoit à terre. l'ay souvent essayé cela en nos montaignes de deçà, et si suis de ceulx qui ne s'effroyent que mediocrement de telles choses, que ie ne pouvoy souffrir la veue de cette profondeur infinie, sans horreur et tremblement de iarrets et de cuisses; encores qu'il s'en fallust bien ma longueur que ie ne feusse du tout au bord, et n'eusse sceu cheoir si ie ne me feusse porté à escient au dangier. I'y remarquay aussi, quelque haulteur qu'il y eust, que pourveu qu'en cette pente il se presentast un arbre ou bosse de rochier pour soustenir un peu la veue et la diviser, cela nous allege et donne asseurance, comme si c'estoit chose dequoy à la cheute nous peussions recevoir secours; mais que les precipices couppez et unis, nous ne les pouvons pas seulement regarder sans tournoyement de teste : ut despici sine vertigine simul oculorum animique non possit1; qui est une evidente imposture de la veue. Ce feut quoy ce beau philosophe se creva les yeulx, pour descharger l'ame de la desbauche qu'elle en recevoit, et pouvoir philosopher plus en liberté : mais à ce compte, il se debvoit aussi faire estoupper les aureilles, que Theophrastus3 dict estre le plus dangereux instrument que nous ayons pour recevoir des impressions violentes à nous troubler et changer; et se debvoit priver enfin de touts les aultres sens, c'est à dire de son estre et de sa vie ; car ils ont touts cette puissance de commander nostre discours et nostre ame. Fit etiam sæpe specie quadam, sæpe vocum gravitate et cantibus, ut pellantur animi vehementius; sæpe etiam cura et timore 4. Les medecins tiennent qu'il y a certaines complexions qui s'agitent, par aulcuns sons et instruments, iusques à la fureur. I'en ay veu qui ne pouvoient ouyr ronger un os soubs leur table, sans perdre fɛtience; et n'est gueres homme qui ne se trouble à ce bruit aigre et poignant que font les limes De sorte qu'on ne peut regarder en bas, que la tête ne tourne, et que l'esprit ne se trouble. TITE-LIVE, XLIV, 6.

pour

2 Démocrite. CIC. de Finib. bon. et mal. V, 29. Mais Cicéron n'en parle là que comme d'une chose incertaine ; et Plutarque, De la curiosité, c. 11, dit positivement que c'est une fausseté. C.

3 Au rapport de Plutarque, dans son traité, Comment il fault ouyr, c. 2, version d'Amyɔt. C.

4 Il arrive souvent que tel spectacle, tel son, tel chant, remuent fortement les esprits; et souvent aussi la douleur et la crainte produisent le même effet. Cic. de Divinat. I, 37.

I

en raclant le fer; comme à ouyr mascher prez | agit, exerce toutes ses facultez, ne plus ne moins de nous, ou ouyr parler quelqu'un qui ayt le passage du gosier ou du nez empesché, plusieurs s'en esmeuvent iusques à la cholere et la haine. Ce fleuteur protocole de Gracchus, qui amollissoit, roidissoit et contournoit la voix de son maistre lorsqu'il haranguoit à Rome, à quoy servoit il, si le mouvement et qualité du son n'avoit force à esmouvoir et alterer le iugement des auditeurs? Vrayement il y a bien dequoy faire si grande feste de la fermeté de cette belle piece, qui se laisse manier et changer au bransle et accidents d'un si legier vent!

Cette mesme piperie que les sens apportent à nostre entendement, ils la receoivent à leur tour; nostre ame par fois s'en revenche de mesme : ils mentent et se trompent à l'envy. Ce que nous veoyons et oyons, agitez de cholere, nous ne l'oyons pas tel qu'il est :

Et solem geminum, et duplices se ostendere Thebas 2: l'obiect que nous aymons nous semble plus beau qu'il n'est;

Multimodis igitur pravas turpesque videmus
Esse in deliciis, summoque in honore vigere3;

et plus laid celuy que nous avons à contrecœur :
à un homme ennuyé et affligé, la clarté du iour
semble obscurcie et tenebreuse. Nos sens sont
non seulement alterez, mais souvent hebetez
du tout par les passions de l'ame: combien de
choses veoyons nous, que nous n'appercevons
pas si nous avons nostre esprit empesché ailleurs!
In rebus quoque apertis noscere possis,
Si non advertas animum, proinde esse, quasi omni
Tempore semolæ fuerint, longeque remotæ 4:

il semble que l'ame retire au dedans et amuse les puissances des sens. Par ainsin, et le dedans et le dehors de l'homme est plein de foiblesse et de mensonge.

Ceulx qui ont apparié nostre vie à un songe, ont eu de la raison, à l'adventure, plus qu'ils ne pensoient. Quand nous songeons, nostre ame vit,

* Protocole, dit Nicot, signifie entre autres choses, celuy qui porte le roollet par derriere et à l'espaule d'un qui harangue, ou ioue en farces et moralitez, pour les radresser et remettre au fil de leur harangue, ou roollet, quand ils varient ou demeurent courts: posticus summonitor. C'est ce que nous appelons aujourd'hui un souffleur. Ce que Montaigne dit ici est tiré de PLUTARQUE, dans le traité, Comment il fault refrener la cholere, c. 6 de la traduction d'Amyot. C.

2 Alors on voit (comme Penthée) deux soleils et deux Thèbes. VIRG. Enéide, IV, 470.

3 Souvent nous voyons la laideur et la difformité captiver les cœurs, et fixer les hommages. LUCRÈCE, IV, 1152.

4 Les corps même les plus exposés à la vue, si l'âme ne s'applique à les observer, sont pour elle comme s'ils en avaient toujours été à une très-grande distance. LUCRÈCE, IV, 812.

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que quand elle veille; mais si plus mollement et obscurement, non de tant, certes, que la difference y soit comme de la nuict à une clarté vifve; ouy, comme de la nuict à l'umbre: là elle dort, icy elle sommeille; plus et moins, ce sont tousiours tenebres, et tenebres cimmeriennes. Nous veillons dormants, et veillants dormons. Ie ne veoy pas si clair dans le sommeil; mais quant au veiller, ie ne le treuve iamais assez pur et sans nuage: encores le sommeil, en sa profondeur, endort par fois les songes; mais nostre veiller n'est iamais si esveillé, qu'il purge et dissipe bien à poinct les resveries, qui sont les songes des veillants, et pires que songes. Nostre raison et nostre ame recevant les fantasies et opinions qui luy naissent en dormant, et auctorisant les actions de nos songes de pareille approbation qu'elle faict celles du iour, pourquoy ne mettons nous en doubte si nostre penser, nostre agir, est pas un aultre songer, et nostre veiller quelque espece de dor

mir?

Si les sens sont nos premiers iuges, ce ne sont pas les nostres qu'il fault seuls appeller au conseil; car en cette faculté, les animaulx ont autant ou plus de droict que nous : il est certain qu'aulcuns ont l'ouye plus aiguë que l'homme, d'aultres la veue, d'aultres le sentiment, d'aultres l'attouchement ou le goust. Democritus' disoit que les dieux et les bestes avoient les facultez sensitifves

beaucoup plus parfaictes que l'homme. Or entre les effects de leurs sens et les nostres, la difference est extreme: nostre salive nettoye et asseiche nos plaies, elle tue le serpent:

Tantaque in his rebus distantia, differitasque est,
Ut quod aliis cibus est, aliis fuat acre venenum.
Sæpe etenim serpens, hominis contacta saliva,
Disperit, ac sese mandendo conficit ipsa 2 :

quelle qualité donnerons nous à la salive? ou
selon nous, ou selon le serpent? par quel des
deux sens verifierons nous sa veritable essence,
que nous cherchons? Pline3 dict qu'il y a aux
Indes certains lievres marins qui nous sont poison,
et nous à eulx, de maniere que du seul attouche-
ment nous les tuons : qui sera veritablement poi-
son,
ou l'homme, ou le poisson ? à qui en croirons
nous, ou au poisson, de l'homme, ou à l'homme,
du poisson? Quelque qualité d'air infecte l'homme,

1 PLUTARQUE, Des opinions des philosophes, IV, 10. C. 2 Entre ces effets, il y a une telle différence, que ce qui nourrit les uns est pour les autres un poison mortel. Ainsi le serpent, à peine humecté de la salive de l'homme, périt et se dévore lui-même. LUCRÈCE, IV, 638.

3 Nat. Hist. XXXII, 1. C.

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