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et amortit toute cette aigreur d'inimitié mortelle | et capitale qu'il avoit portee à ce duc; et dez lors en avant traicta humainement luy et les siens. L'un et l'aultre de ces deux moyens m'emporteroit ayseement; car i̇'ay une merveilleuse lascheté vers la misericorde et mansuetude. Tant y a, qu'à mon advis ie seroy pour me rendre plus naturellement à la compassion qu'à l'estimation: si est la pitié passion vicieuse aux stoïcques; ils veulent qu'on secoure les affligez, mais non pas qu'on flechisse et compatisse avecques eulx. Or ces exemples me semblent plus à propos, d'autant qu'on veoit ces ames, assaillies et essayees par ces deux moyens, en soustenir l'un sans s'esbranler, et courber soubs l'autre. Il se peult dire, que de rompre son cœur à la commiseration, c'est l'effect de la facilité, debonnaireté et mollesse ; d'où il advient que les natures plus foibles, comme celles des femmes, des enfants et du vulgaire, y sont plus subiectes; mais ayant eu à desdaing les larmes et les pleurs, de se rendre à la seule reverence de la saincte image de la vertu, que c'est l'effect d'une ame forte et imployable, ayant en affection et en honneur une vigueur masle et obstinee. Toutesfois, ez ames moins genereuses, l'estonnement et l'admiration peuvent faire naistre un pareil effect: tesmoing le peuple thebain, lequel ayant mis en iustice d'accusation capitale ses capitaines, pour avoir continué leur charge oultre le temps qui leur avoit esté prescript et preordonné, absolut à toute peine 1 Pelopidas, qui plioit soubs le faix de telles obiections, et n'employoit à se garantir que requestes et supplications; et au contraire Epaminondas, qui veint à raconter magnifiquement les choses par luy faictes, et à les reprocher au peuple d'une façon fiere et arrogante, il n'eut pas le cœur de prendre seulement les balotes en main; et se departit l'assemblee, louant grandement la haultesse du courage de ce personnage 3.

I

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I

luy. » Aprez il le feit despouiller et saisir à des bourreaux, et le traisner par la ville, en le fouettant tres ignominieusement et cruellement, et en oultre le chargeant de felonnes paroles et contumelieuses : mais il eut le courage tousiours constant, sans se perdre; et d'un visage ferme, alloit au contraire ramentevant à haulte voix l'honnorable et glorieuse cause de sa mort, pour n'avoir voulu rendre son païs entre les mains d'un tyran; le menaceant d'une prochaine punition des dieux. Dionysius lisant dans les yeulx de la commune de son armee, qu'au lieu de s'animer des bravades de cet ennemy vaincu, au mespris de leur chef et de son triumphe, elle alloit s'amollissant par l'estonnement d'une si rare vertu, et marchandoit de se mutiner et mesme d'arracher Phyton d'entre les mains de ses sergeants, feit cesser ce martyre, et à cachettes l'envoya noyer en la mer2.

Certes c'est un subiect merveilleusement vain, divers, et ondoyant, que l'homme : il est malaysé d'y fonder iugement constant et uniforme. Voylà Pompeius qui pardonna à toute la ville des Mamertins, contre laquelle il estoit fort animé, en consideration de la vertu et magnanimité du citoyen Zenon 3, qui se chargeoit seul de la faulte publicque, et ne requeroit aultre grace que d'en porter seul la peine : et l'hoste de Sylla, ayant usé, en la ville de Peruse 4, de semblable vertu, n'y gaigna rien ny pour soy ny pour les aultres.

3

Et directement contre mes premiers exemples, le plus hardy des hommes et si gracieux aux vaincus, Alexandre, forceant, aprez beaucoup de grandes difficultez, la ville de Gaza, rencontra Betis qui y commandoit, de la valeur duquel il avoit pendant ce siege senti des preuves merveilleuses, lors seul, abandonné des siens, ses armes despecees, tout couvert de sang et de playes, combattant encores au milieu de plusieurs Macedoniens qui le chamailloient de toutes parts; et luy dict, tout picqué d'une si chere victoire (car, entre aultres dommages, il avoit receu deux fresches bleceures sur sa personne) : « Tu ne mourras pas comme tu as voulu, Betis; fais estat qu'il te fault souffrir

Rappelant, remémorant.

2 DIODORE DE SICILE, XIV, 26. C. (Coste cite toujours, pour Diodore de Sicile, les chapitres de la traduction d'Amyot.) 3 PLUTARQUE le nomme Sthénon dans l'Instruction pour ceulx qui manient affaires d'estat, chap. 17; Sthennius dans les Apophthegmes; et Sthénis, de la ville d'Himère, dans la Vie de Pompée, chap. 3. C.

4 PLUTARQUE, d'où ceci a été tiré, dit Préneste, ville du Latium. (Instruction pour ceulx qui manient affaires d'estat, clap. 17.) Peruse ou Perouse est dans la Toscane. C.

baptisé de son nom la malignité1: car c'est une qualité tousiours nuisible, tousiours folle; et comme tousiours couarde et basse, les stoiciens en deffendent le sentiment à leur sage.

Mais le conte dict' que Psammenitus, roy d'Aegypte, ayant esté desfaict et prins par Cambyses, roy de Perse, veoyant passer devant luy sa fille prisonniere habillee en servante, qu'on envoyoit puiser de l'eau, touts ses amis pleurants et lamentants autour de luy, se teint coy, sans mot dire, les yeulx fichez en terre; et veoyant encores tantost qu'on menoit son fils à la mort, se mainteint en cette mesme conte

tiques 3 conduict entre les captifs, il se meit à battre sa teste, et mener un dueil extreme.

toutes les sortes de torments qui se pourront | ornement! Les Italiens ont plus sortablement inventer contre un captif. » L'aultre, d'une mine non seulement asseuree, mais rogue et altiere, se teint sans mot dire à ces menaces. Lors Alexandre voyant son fier et obstiné silence: «A il flechy un genouil? luy est il eschappé quelque voix suppliante? Vrayement, ie vaincqueray ce silence; et si ie n'en puis arracher parole, i'en arracheray au moins du gemissement: » et tournant sa cholere en rage, commanda qu'on luy perceast les talons; et le feit | ainsi traisner tout vif, deschirer et desmembrer au cul d'une charrette 1. Seroit ce que la force de courage luy feust si naturelle et commune, que, pour ne l'admirer point, il la respectastnance; mais qu'ayant apperceu un de ses domesmoins? ou qu'il l'estimast si proprement sienne, qu'en cette haulteur il ne peust souffrir de la veoir en un aultre, sans le despit d'une passion envieuse? ou que l'impetuosité naturelle de sa cholere feust incapable d'opposition? De vray, si elle eust receu bride, il est à croire qu'en la prinse et desolation de la ville de Thebes, elle l'eust receue, à veoir cruellement mettre au fil de l'espee tant de vaillants hommes perdus et n'ayants plus moyen de deffense publicque; car il en feut tué bien six mille, desquels nul ne feut veu ny fuyant, ny demandant mercy; au rebours, cherchants qui çà qui là, par les rues, à affronter les ennemis victorieux; les provoquants à les faire mourir d'une mort honnorable. Nul ne feut veu si abbattu de bleceures, qui n'essayast en son dernier souspir de se venger encores, et à tout les armes du desespoir, consoler sa mort en la mort de quelque ennemy. Si ne trouva l'affliction de leur vertu aulcune pitié, et ne suffisit la longueur d'un iour à assouvir sa vengeance: ce carnage dura iusques à la derniere goutte de sang espandable, et ne s'arresta qu'aux personnes desarmees, vieillards, femmes et enfants, pour en tirer trente mille esclaves 3.

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Cecy se pourroit apparier à ce qu'on veit dernierement d'un prince des nostres, qui ayant ouy à Trente, où il estoit, nouvelles de la mort de son frere aisné, mais un frere en qui consistoit l'appuy et l'honneur de toute sa maison, et bientost aprez d'un puisné sa seconde esperance, et ayant soustenu ces deux charges d'une constance exemplaire; com me, quelques iours aprez, un de ses gents veint à mourir, il se laissa emporter à ce dernier accident, et quittant sa resolution, s'abandonna au dueil et aux regrets, en maniere qu'aulcuns en prinrent argument qu'il n'avoit esté touché au vif que de cette derniere secousse; mais, à la verité, ce feut qu'estant d'ailleurs plein et comblé de tristesse, la moindre surcharge brisa les barrieres de la patience. Il s'en pourroit, dis ie, autant iuger de notre histoire, n'estoit qu'elle adiouste, que Cambyses s'enquerant à Psammenitus, pourquoy ne s'estant esmeu au malheur de son fils et de sa fille, ii portoit si impatiemment celuy d'un de ses amis : « C'est, respondit il, que ce seul dernier desplaisir se peult signifier par larmes, les deux premiers surpassants de bien loing tout moyen de se pouvoir exprimer. »

A l'adventure reviendroit à ce propos l'invention de cet ancien peintre 4, lequel ayant à representer, au sacrifice d'Iphigenia, le dueil des assistants selon les degrez de l'interest que

1 Tristezza signifie souvent malignité, méchanceté. 2 HÉRODOTE, III, 14. J. V. L.

3 Domestique ne signifie pas ici serviteur, mais ami de la maison, ami intime, sens qu'on donnait encore à ce mot sous le règne de Louis XIV. Hérodote dit que cet homme était un vieillard qui mangeait ordinairement à la table du roi. J. V. L. 4 CICERON, Orator, c. 22; PLINE, XXXV, 10; VALÈRE MAXIME, VIII, II ext. 6. QUINTILIEN, II, 13, etc. J. V. L.

chascun apportoit à la mort de cette belle fille innocente, ayant espuisé les derniers efforts de son art, quand ce veint au pere de la vierge, il le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvoit rapporter ce degré de dueil. Voilà pourquoy les poëtes feignent cette miserable mere Niobé, ayant perdu premierement sept fils, et puis de suite autant de filles, surchargee de pertes, avoir esté enfin transmuee en rochier,

Diriguisse malis',

pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité qui nous transit, lors que les accidents nous accablent surpassants nostre portee. De vray, l'effort d'un desplaisir, pour estre extreme, doibt estonner toute l'ame et luy empes

cher la liberté de ses actions: comme il nous advient, à la chaulde alarme d'une bien mauvaise nouvelle, de nous sentir saisis, transis, et comme perclus de touts mouvements; de façon que l'ame se relaschant aprez aux larmes et aux plainctes, semble se desprendre, se desmesler, et se mettre plus au large et à son ayse:

Lesbia, adspexi, nihil est super mt
Quod loquar amens:

Lingua sed torpet; tenuis sub artus
Flamma dimanat; sonitu suopte
Tinniunt aures; gemina teguntur
Lumina nocte '.

Aussi n'est ce pas en la vifve et plus cuysanto
chaleur de l'accez, que nous sommes propres à
desployer nos plainctes et nos persuasions; l'ame
est lors aggravee de profondes pensees, et le
corps abbattu et languissant d'amour et de là
s'engendre par fois la defaillance fortuite qui
surprend les amoureux si hors de saison, et
cette glace qui les saisit, par la force d'une
ardeur extreme, au giron mesme de la iouïs-
sance. Toutes passions qui se laissent gouster et
digerer ne sont que mediocres :

Curæ leves loquuntur, ingentes stupent 2.

La surprinse d'un plaisir inesperé nous estonne de mesme:

Ut me conspexit venientem, et Troïa circum Arma amens vidit: magnis exterrita monstris, Diriguit visu in medio; calor ossa reliquit; Labitur, et longo vix tandem tempore fatur 3. Oultre la femme romaine qui mourut surprinse d'ayse de veoir son fils revenu de la route de Cannes, Sophocles et Denys le tyran qui trespasserent d'ayse, et Talva qui mourut en Corsegue, lisant les nouvelles des honneurs que le senat de Rome luy avoit decernez; nous tenons en nostre siecle, que le pape Leon dixiesme ayant esté adverty de la prinse de Milan, qu'il avoit extremement souhaitee, entra en tel excez de ioye, que la fiebvre l'en print, et en mourut 7. Et pour un plus notable tesmoignage de

Et via vix tandem voci laxata dolore est 2. En la guerre que le roy Ferdinand mena contre la veufve du roy Iean de Hongrie, autour de Bude, un gendarme feut particulierement remarqué de chascun, pour avoir excessifvement bien faict de sa personne en certaine meslee, et, incogneu, haultement loué et plainct, y estant demouré, mais de nul tant que de Raïsciac, seigneur allemand, esprins d'une si rare vertu. Le corps estant rapporté, cettuy cy, d'une commune curiosité, s'approcha pour veoir qui c'estoit; et les armes ostees au trespassé, il recogneut son fils. Cela augmenta la compassion aux assistants: luy seu!, sans rien dire, l'ode saphique : sans ciller les yeulx, se teint debout, contemplant fixement le corps de son fils; iusques à ce que la vehemence de la tristesse ayant accablé ses esprits vitaux, le porta roide mort par terre.

Chi può dir com' egli arde, è in picciol fuoco 3, disent les amoureux qui veulent representer une passion insupportable :

Misero quod omnes

Eripit sensus mihi : nam simul te,

Pétrifiée par la douleur. OVIDE, Métam. VI, 304. Il y a dans le texte d'Ovide, Diriguitque malis.

2 La douleur ouvre enfin le passage à sa voix.
VIRG. Eneid. XI, 151.

3 C'est aimer peu que de pouvoir dire combien l'on aime. PÉTRARQUE, dernier vers du sonnet 137.

■ CATULLE, Carm. LI, 5. Ces vers sont une imitation d'une ode de Sapho que Boileau a traduite. Delille a fait quelques changements à cette traduction, pour reproduire la forme de

De veine en veine une subtile flamme
Court dans mon sein sitôt que je te vois;
Et dans le trouble où s'égare mon âme,
Je demeure sans voix.

Je n'entends plus; un voile est sur ma vue;
Je rêve, et tombe en de douces langueurs;
Et sans haleine, interdite, éperdue,
Je tremble, je me meurs!

Légères, elles s'expriment; extrêmes, elles se taisent. SÉNÈQUE, Hipp. acte II, scène 3, v. 607.

3 Dès qu'elle m'aperçoit, dès qu'elle reconnait les armes troyennes, hors d'elle-même, frappée comme d'une vision effrayante, elle demeure immobile, son sang se glace, elle tombe, et ce n'est que longtemps après qu'elle parvient à retrouver la voix. VIRG. Énéide, III, 306.

4 De la déroute de Cannes. PLINE, VII, 54.
5 ID. VII, 53.

6 Ou mieux Thalna. VALÈRE MAXIME, IX, 12. Corsegue, l'ile de Corse, du latin Corsica.

7 GUICCIARDIN, Hist. d'Italie, liv. XIV. Le pape Leon feut

l'imbecillité humaine, il a esté remarqué par les anciens', que Diodorus le dialecticien mourut sur le champ, esprins d'une extreme passion de honte pour, en son eschole et en public, ne se pouvoir desvelopper d'un argument qu'on luy avoit faict. Ie suis peu en prinse de ces violentes passions i'ai l'apprehension naturellement dure; et l'encrouste et espessis touts les iours par discours.

CHAPITRE III.

Nos affections s'emportent au delà de nous.

Ceulx qui accusent les hommes d'aller tousiours beant aprez les choses futures, et nous apprennent à nous saisir des biens présents et nous rasseoir en ceulx là, comme n'ayants aulcune prinse sur ce qui est à venir, voire assez moins que nous n'avons sur ce qui est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs, s'ils osent appeller erreur chose à quoy nature mesme nous achemine pour le service de la continuation de son ouvrage; nous imprimant, comme assez d'aultres, cette imagination faulse, plus ialouse de nostre action que de nostre science.

Nous ne sommes iamais chez nous; nous sommes tousiours au delà: la crainte, le desir, l'esperance, nous eslancent vers l'advenir, et nous desrobbent le sentiment et la consideration de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus. Calamitosus est animus futuri anxius3.

Ce grand precepte est souvent allegué en Platon: «< Fay ton faict, et te cognoy4. » Chascun de ces deux membres enveloppe generalement tout nostre debvoir, et semblablement enveloppe son compaignon. Qui auroit à faire son faict, verroit que sa premiere leçon, c'est cognoistre ce qu'il est, et ce qui luy est propre et qui se cognoist, ne prend plus le faict estrangier pour le sien; s'ayme et se cultive avant toute aultre chose; refuse les occupations superflues et les pensees et propositions inutiles. Comme la folie,

bien ayse de mourir de ioie, dit Martin du Bellay dans ses Mémoires, liv. II, fol. 46. C.

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quand on luy octroyera ce qu'elle desire, ne sera pas contente; aussi est la sagesse contente de ce qui est present, ne se desplaist iamais de soy. Epicurus dispense son sage de la prevoyance et soucy de l'advenir.

Entre les loix qui regardent les trespassez, celle icy me semble autant solide, qui oblige les actions des princes à estre examinees aprez leur mort'. Ils sont compaignons, sinon maistres des loix : ce que la iustice n'a peu sur leurs testes, c'est raison qu'elle le puisse sur leur reputation, et biens de leurs successeurs; choses que souvent nous preferons à la vie. C'est une usance qui apporte des commoditez singulieres aux nations où elle est observee, et desirable à touts bons princes qui ont à se plaindre de ce qu'on traicte la memoire des meschants comme la leur. Nous debvons la subiection et obeïssance egualement à touts roys', car elle regarde leur office; mais l'estimation, non plus que l'affec. tion, nous ne la debvons qu'à leur vertu. Donnons à l'ordre politique de les souffrir patiemment, indignes; de celer leurs vices; d'ayder de nostre recommendation leurs actions indifferentes, pendant que leur autorité a besoing de nostre appuy: mais nostre commerce finy, ce n'est pas raison de refuser à la iustice et à nostre liberté l'expression de nos vrays ressentiments; et nommeement de refuser aux bons subiects la gloire d'avoir reveremment et fidellement servy un maistre, les imperfections duquel leur estoient si bien cogneues; frustrant la posterité d'un si utile exemple. Et ceulx qui, par respect de quelque obligation privee, espousent iniquement la memoire d'un prince meslouable, font iustice particuliere aux depens de la iustice publicque. Titus Livius dict vray, « que le langage des hommes nourris soubs la royauté, tousiours plein de vaines ostentations et fauls tesmoignages 3: » chascun eslevant indifferem ment son roy à l'extreme ligne de valeur et grandeur souveraine. On peult reprouver la magnanimité de ces deux soldats qui respondirent à Neron, à sa barbe, l'un enquis de luy pourquoy il luy vouloit mal : « Ie t'aymoy quand tu le

I DIODORE DE SICILE, I, 6. C.

est

2 A moins qu'ils ne commandent le crime; car le vicomte d'Orthez eut le droit de répondre à Charles IX : « Sire, j'ai communiqué le commandement de V. M. à ses fidèles habitants et gens de guerre de la garnison (de Bayonne); je n'y ai trouvé que bons citoyens et fermes soldats, mais pas un bourreau. C'est pourquoi eux et moi supplions très-humblement V. M. vouloir employer en choses possibles, quelque hasar deuses qu'elles soient, nos bras et nos vies. » J. V. L. 3 TITE-LIVE, XXXV, 48. C.

valois; mais depuis que tu es devenu parricide, boutefeu, basteleur, cochier, ie te hay comme tu merites; » l'aultre, pourquoy il le vouloit tuer « Parce que ie ne treuve aultre remede à tes continuels malefices1:» mais les publics et universels tesmoignages qui, aprez sa mort, ont esté rendus, et le seront à tout iamais à luy et à touts meschants comme luy, de ses tyranniques et vilains deportements, qui de sain entendement les peult reprouver ?

Il me desplaist qu'en une si saincte police que la lacedemonienne, se feust meslee une si feincte cerimonie: A la mort des roys, touts les confederez et voisins, et touts les ilotes, hommes, femmes, peslemesle, se descoupoient le front pour tesmoignage de dueil, et disoient en leurs cris et lamentations, que celuy là, quel qu'il eust esté, estoit le meilleur roy de touts les leurs 2; attribuant au reng le loz qui appartenoit au merite, et qui appartient au premier merite, au postreme et dernier reng.

Aristote, qui remue toutes choses, s'enquiert, sur le mot de Solon, « que nul avant mourir ne peult estre dict heureux3,» si celuy là mesme qui a vescu, et qui est mort à souhait, peult estre dict heureux si sa renommee va mal, si sa posterité est miserable. Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par preoccupation où il nous plaist; mais estants hors de l'estre nous n'avons aucune communication avecques ce qui est : et seroit meilleur de dire à Solon, que iamais homme n'est donc heureux, puis qu'il ne l'est qu'aprez qu'il n'est plus. Quisquam

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Vix radicitus e vita se tollit, et eiicit :
Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse...
Nec removet satis a proiecto corpore sese, et
Vindicat 4.

Bertrand du Glesquin mourut au siege du chasteau de Randon, prez du Puy en Auvergne 5: les assiegez s'estants rendus aprez, feurent obligez de porter les clefs de la place sur le corps du trespassé. Barthelemy d'Alviane, general de l'armee des Venitiens, estant mort au service de

I TACITE, Annal. XV, 67, 68. C.

2 HÉRODOTE, VI, 68. J. V. L.

3 HÉRODOTE, I, 32; ARISTOTE, Morale à Nicomaque, I, 10. J. V. L.

4 On trouve à peine un sage qui s'arrache totalement à la vie. Incertain de l'avenir, l'homme s'imagine qu'une partie de son être lui survit; il ne peut s'affranchir de ce corps qui périt et tombe. LUCRÈCE, III, 890 et 895. Montaigne a fait ici quelques changements au texte de Lucrèce. J. V. L.

5 Le 13 juillet 1380, au siége de Châteauneuf de Randon ou Randan, situé entre Mende et le Puy. Voy. sur la mort de du Guesclin les Mémoires de Brantôme, tom. II, pag. 220

leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant esté rapporté à Venise par le Veronois, terre ennemie, la pluspart de ceulx de l'armee estoient d'advis qu'on demandast saufconduict pour le passage à ceulx de Verone: mais Theodore Trivulce y contredict, et choisit plustost de le passer par vifve force, au hazard du combat: «< N'estant convenable, disoit-il, que celuy qui en sa vie n'avoit iamais eu peur de ses ennemis, estant mort feist demonstration de les craindre 1. » De vray, en chose voysine, par les loix grecques, celuy qui demandoit à l'ennemy un corps pour l'inhumer, renonceoit à la victoire, et ne luy estoit plus loisible d'en dresser trophee : à celuy qui en estoit requis, c'estoit tiltre de gaing. Ainsi perdit Nicias l'advantage qu'il avoit nettement gaigné sur les Corinthiens; et, au rebours, Agesilaus asseura celuy qui luy estoit bien doubteusement acquis sur les Bootiens 2.

mourant

3

Ces traicts se pourroient trouver estranges, s'il n'estoit receu de tout temps, non seulement d'estendre le soing de nous au delà cette vie, mais encores de croire que bien souvent les faveurs celestes nous accompaignent au tumbeau et continuent à nos reliques. Dequoy il y a tant d'exemples anciens, laissant à part les nostres, qu'il n'est besoing que ie m'y estende. Edouard premier, roy d'Angleterre, ayant essayé aux longues guerres d'entre luy et Robert, roy d'Escosse, combien sa presence donnoit d'advantage à ses affaires, rapportant tousiours la victoire de ce qu'il entreprenoit en personne; obligea son fils, par solennel serment, à ce qu'estant trespassé il feist bouillir son corps pour desprendre sa chair d'avecques les os, laquelle il feist enterrer; et quant aux os, qu'il les reservast pour les porter avecques luy et en son armee, toutes les fois qu'il luy adviendroit d'avoir guerre contre les Escossois : comme si la destinee avoit fatalement attaché la victoire à ses membres. Iean Zischa 4, qui troubla la Boëme pour la deffense des erreurs de Wiclef, voulut qu'on l'escorchast aprez sa mort, et de sa peau qu'on feist un tabourin à porter à la guerre contre ses ennemis; estimant que cela ayderoit à continuer les advantages qu'il avoit eus aux guerres par luy conduictes contre eulx. Certains Indiens

I BRANTÔME, à l'article de Barthelemi d'Alviano, tom. II, pag. 219; et GUICCIARDIN, que Montaigne a traduit ici fort exactement, liv. XII, p. 105 et 106. C.

2 PLUTARQUE, Vie de Nicias, c. 2; Vie d'Agésilas, c. 6. C. 3 Le 7 juillet 1307, à l'âge de 69 ans, après en avoir régné 35. Voy. ANDRÉ DU CHESNE, Hist. d'Angleterre, liv. XIV. J. V. L. 4 Ou Ziska, mort en 1424. Dans quelques éditions ancien nes, on lit Vischa.

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