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I

fortune guerriere, d'estre un iour criminels de leze❘ maiesté humaine et divine, nostre iustice tumbant à la mercy de l'iniustice, et en l'espace de peu d'annees de possession, prenant une essence contraire. Comment pouvoit ce dieu ancien plus clairement accuser en l'humaine cognoissance l'ignorance de l'estre divin, et apprendre aux hommes que leur religion n'estoit qu'une piece de leur invention propre à lier leur societé, qu'en declarant, comme il feit à ceulx qui en recherchoient l'instruction de son trepied, « Que le vray culte à chascun estoit celuy qu'il trouvoit observé par l'usage du lieu où il estoit? » O Dieu! quelle obligation n'avons nous à la benignité de nostre souverain createur, pour avoir desniaisé nostre creance de ces vagabondes et arbitraires devotions, et l'avoir logee sur l'eternelle base de sa saincte parole! Que nous dira doncques en cette necessité la philosophie? « Que nous suyvions les loix de nostre païs : » c'est à dire, cette mer flottante des opinions d'un peuple ou d'un prince, qui me peindront la iustice d'autant de couleurs, et la reformeront en autant de visages, qu'il y aura en eulx de changements de passion ie ne puis pas avoir le iugement si flexible. Quelle bonté est ce, que ie veoyoy hier en credit, et demain ne l'estre plus, et que le traiect d'une riviere faict crime? Quelle verité est ce que ces montaignes bornent, mensonge au monde qui se tient au delà 2?

Mais ils sont plaisants, quand pour donner quelque certitude aux loix, ils disent qu'il y en a aulcunes fermes, perpetuelles et immuables, qu'ils nomment naturelles, qui sont empreintes en l'humain genre par la condition de leur propre essence; et de celles là, qui en faict le nombre de trois, qui de quatre, qui plus, qui moins: signe que c'est une marque aussi doubteuse que le reste. Or ils sont si desfortunez (car comment puis ie nommer cela, sinon desfortune, que d'un nombre de loix si infiny, il ne s'en rencontre pas au moins une que la fortune et temerité du sort ayt permis estre universellement receue par le consentement de toutes les nations?) ils sont, dis ie, si miserables, que de ces trois ou quatre loix choisies, il n'en y a une seule qui ne soit contredicte et desadvouee, non par une nation, mais par plusieurs. Or c'est la seule enseigne vraysemblable par laquelle ils puissent argumenter

Ce dieu, c'est Apollon. Voyez XÉNOPHON, Mémoires sur Socrate, 1, 3, I. C.

2 « Plaisante justice qu'une rivière ou une montagne borne! Vérité au deçà des Pyrénées erreur au delà. » Pensées de

PASCAL.

aulcunes loix naturelles, que l'université de l'ap probation : car ce que nature nous auroit veritablement ordonné, nous l'ensuyvrions sans doubte d'un commun consentement; et non seulement toute nation, mais tout homme particulier, ressentiroit la force et la violence que luy feroit celuy qui le vouldroit poulser au contraire de cette loy. Qu'ils m'en monstrent, pour veoir, une de cette condition. Protagoras et Ariston ne donnoient aultre essence à la iustice des loix, que l'auctorité et opinion du legislateur; et que cela mis à part, le bon et l'honneste perdoient leurs qualitez, et demeuroient des noms vains de choses indifferentes: Thrasymachus, en Platon, estime qu'il n'y a point d'aultre droict que la commodité du superieur. Il n'est chose en quoy le monde soit si divers qu'en coustumes et loix : telle chose est icy abominable, qui apporte recommendation ailleurs, comme en Lacedemone la subtilité de desrobber; les mariages entre les proches sont capitalement deffendus entre nous, ils sont ailleurs en honneur :

Gentes esse feruntur,

In quibus et nato genitrix, et nata parenti Iungitur, et pietas geminato crescit amore'; le meurtre des enfants, meurtre des peres, communication de femmes, traficque de voleries, licence à toutes sortes de voluptez, il n'est rien en somme si extreme qui ne se treuve receu par l'usage de quelque nation.

Il est croyable qu'il y a des loix naturelles, comme il se veoid ez aultres creatures : mais en nous elles sont perdues; cette belle raison humaine s'ingerant par tout de maistriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses, selon sa vanité et inconstance: nihil itaque amplius nostrum est; quod nostrum dico, artis est 3. Les subiects ont divers lustres et diverses considerations; c'est de là que s'engendre principalement la diversité d'opinions : une nation regarde un subiect par un visage, et s'arreste à celuy là; l'aultre, par un aultre.

Il n'est rien si horrible à imaginer que de manger son pere: les peuples qui avoient anciennement cette coustume 4, la prenoient toutesfois pour tesmoignage de pieté et de bonne affection, cherchants par là à donner à leurs progeniteurs

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la plus digne et honnorable sepulture; logeants| On preschoit Solon de n'espandre pour la mort en eulx mesmes et comme en leurs moëlles les de son fils des larmes impuissantes et inutiles : corps de leurs peres et leurs reliques; les vivifiants « Et c'est pour cela, dit il, que plus iustement aulcunement et regenerants par la transmutation ie les espans, qu'elles sont inutiles et impuisen leur chair vifve, au moyen de la digestion et santes'. » La femme de Socrates rengregeoit son du nourrissement : il est aysé à considerer quelle dueil par telle circonstance: «Oh! qu'iniustement cruauté et abomination c'eust esté à des hommes le font mourir ces meschants iuges! Aimerois tu abbruvez et imbus de cette superstition, de iecter la doncques mieulx que ce feust iustement?» luy despouille des parents à la corruption de la terre, repliqua il'. Nous portons les aureilles percees; et nourriture des bestes et des vers. les Grecs tenoient cela pour une marque de servitude3. Nous nous cachons pour iouyr de nos femmes; les Indiens le font en publicque 4. Les Scythes immoloient les estrangiers en leurs temples; ailleurs les temples servent de franchise 5 : Inde furor vulgi, quod numina vicinorum Odit quisque locus, quum solos credat habendos Esse deos, quos ipse colit 6.

Lycurgus considera au larrecin la vivacité, diligence, hardiesse et adresse qu'il y a à surprendre quelque chose de son voysin, et l'utilité qui revient au public que chascun en regarbe plus curieusement à la conservation de ce qui est sien; et estima que de cette double institution à assaillir et à deffendre, il s'en tiroit du fruict à la discipline militaire (qui estoit la principale science et vertu à quoy il vouloit duire cette nation) de plus grande consideration que n'estoit le desordre et l'iniustice de se prevaloir de la chose d'aultruy.

Dionysius le tyran offrit à Platon une robbe à la mode de Perse, longue, damasquinee et parfumee; Platon la refusa, disant qu'estant nay homme, il ne se vestiroit pas volontiers de robbe de femme : mais Aristippus l'accepta, avecques cette response, « Que nul accoustrement ne pouvoit corrompre un chaste courage 1. »> Ses amis tansoient sa lascheté de prendre si peu à cœur que Dionysius luy eust craché au visage : « Les pescheurs, dit il, souffrent bien d'estre baignés des ondes de la mer, depuis la teste iusqu'aux pieds pour attraper un gouion. » Diogenes lavoit ses choulx, et le voyant passer : « Si tu sçavois vivre de choulx, tu ne ferois pas la court à un tyran; » à quoy Aristippus : « Si tu sçavois vivre entre les hommes, tu ne laverois pas des choulx3. » Voylà comment la raison fournit d'apparence à divers effects: c'est un pot à deux anses, qu'on peult saisir à gauche et à dextre:

Bellum, o terra hospita, portas :

Bello armantur equi; bellum hæc armenta minantur.
Sed tamen idem olim curru succedere sueti
Quadrupedes, et frena iugo concordia ferre:
Spes est pacis 4.

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l'ay ouy parler d'un iuge, lequel, où il rencontroit un aspre conflict entre Bartolus et Baldus", et quelque matiere agitee de plusieurs contrarietez, mettoit en marge de son livre, « Question pour l'amy : » c'est à dire que la verité estoit si embrouillee et debattue, qu'en pareille cause il pourroit favoriser celle des parties que bon luy sembleroit. Il ne tenoit qu'à faulte d'esprit et de suffisance, qu'il ne peust mettre par tout, « Question pour l'amy: » les advocats et les iuges de nostre temps treuvent à toutes causes assez de biais pour les accommoder où bon leur semble. A une science si infinie, dependant de l'auctorité de tant d'opinions, et d'un subiect si arbitraire, il ne peult estre qu'il n'en naisse une confusion extreme de iugements; aussi n'est il gueres si clair procez auquel les advis ne se treuvent divers ce qu'une compaignie a iugé, l'aultre le iuge au contraire, et elle mesme au contraire une aultre fois. Dequoy nous veoyons des exemples ordinaires, par cette licence, qui tache merveil leusement la cerimonieuse auctorité et lustre de nostre iustice, de ne s'arrester aux arrests, et courir des uns aux aultres iuges pour decider d'une mesme cause.

I DIOGÈNE LAERCE, I, 63. C.
2 ID. II, 35. C.

3 SEXTUS EMPIR. Pyrrh. hypotyp. III, 24; PLUTARQUE, Vie de Cicéron, c. 26; JUVÉNAL, I, 105, etc. J. V. L. 4 SEXTUS EMPIR. ibid. I, 14; III, 24. C.

5 ID. ibid.

6 Il règne entre certains peuples une haine furieuse, parce que les uns adorent des dieux que les autres détestent, et que chacun pense qu'il n'y a de dieux que les siens. JUVENAL, XV, 37.

7 Deux célèbres jurisconsultes du quatorzième siècle, qui tous deux se desborderent en torrent, dit Pasquier, en l'explication du droict. Le premier naquit à Sasso-Ferrato, ville d'Ombrie; le second, qui fut disciple de Bartole, était de Pé rouse. J. V. L.

Quant à la liberté des opinions philosophiques touchant le vice et la vertu, c'est chose où il n'est besoing de s'estendre, et où il se treuve plusieurs advis qui valent mieulx teus, que publiez aux foibles esprits. Arcesilaus disoit n'estre considerable en la paillardise de quel costé et par où on le feust. Et obscœnas voluptates, si natura requirit, non genere, aut loco, aut ordine, sed forma, ætate, figura metiendas, Epicurus putat.... Ne amores quidem sanctos a sapiente alienos esse arbitrantur..... Quæramus, ad quam usque ætatem iuvenes amandi sint'. Ces deux derniers lieux stoïques, et sur ce propos, le reproche de Dicæarchus à Platon mesme 3, monstrent combien la plus saine philosophie souffre de licences esloingnees de l'usage commun, et excessifves.

Les loix prennent leur auctorité de la possession et de l'usage; il est dangereux de les ramener à leur naissance: elles grossissent et s'anoblissent en roulant, comme nos rivieres; suyvez les contremont iusques à leur source, ce n'est qu'un petit sourgeon d'eau à peine recognoissable, qui s'enorgueillit ainsin et se fortifie en vieillissant. Voyez les anciennes considerations qui ont donné le premier bransle à ce fameux torrent, plein de dignité, d'honneur et de reverence; vous les trouverez si legieres et si delicates, que ces gents icy, qui poisent tout et le rameinent à la raison, et qui ne receoivent rien par auctorité et à credit, il n'est pas merveille s'ils ont leurs iugements souvent tres esloingnez des iugements publicques. Gents qui prennent pour patron l'image premiere de nature, il n'est pas merveille si, en la pluspart de leurs opinions, ils gauchissent la voye commune: comme, pour exemple, peu d'entre eulx eussent approuvé les conditions contrainctes de nos mariages; et la pluspart ont voulu les femmes communes. et sans obligation : ils refusoient nos cerimonies. Chrysippus disoit qu'un philosophe fera une douzaine de culebutes en publicque, voire sans hault de chausses, pour une douzaine

I PLUTARQUE, Règles et préceptes de santé, c. 5. Mais le philosophe Arcésilas ne dit cela que pour biàmer également toute sorte de débauche. Il souloit dire contre les paillards et luxurieux, qu'il ne peult chaloir de quel costé on le soit; pource qu'il y a (ajoute Plutarque, fidèlement traduit par Amyot) autant de mal à l'un qu'à l'aultre. C.

2 A l'égard des plaisirs obscènes, Épicure pense que, si la nature les demande, il faut moins s'arrêter à la naissance et au rang, qu'à l'âge et à la figure. CIC. Tusc. quæst. V, 33. — - Les stoïciens ne pensent pas que des amours saintement réglés soient interdits au sage. Cic. de Finib. bonor. et mal. III, 20. -Voyons (disent les stoïciens) jusqu'à quel âge on doit aimer les jeunes gens. SÉNÈQUE, Epist. 123.

3 CIC. Tusc. quæst. IV, 34. C.

4 PLUTARQUE, Contredicts des philosophes stoïques, c. 31. C.

d'olives; à peine eust il donné advis à Clisthenes de refuser la belle Agariste, sa fille, à Hippoclides', pour luy avoir veu faire l'arbre fourché sur une table. Metrocles lascha un peu indiscrettement un pet, en disputant, en presence de son eschole, et se tenoit en sa maison caché de honte; iusques à ce que Crates le feut visiter; et adioustant à ses consolations et raisons l'exemple de sa liberté, se mettant à peter à l'envy avecques luy, il luy osta ce scrupule, et de plus, le retira à sa secte stoïque, plus franche, de la secte peripatetique, plus civile, laquelle iusques lors il avoit suyvy3. Ce que nous appelons Honnesteté, de n'oser faire à descouvert ce qui nous est honneste de faire à couvert, ils l'appelloient Sottise; et de faire le fin à taire et desadvouer ce que nature, coustume et nostre desir publient et proclament de nos actions, ils l'estimoient Vice: et leur sembloit, Que c'estoit affoler les mysteres de Venus que de les oster du retiré sacraire de son temple, pour les exposer à la veue du peuple; et Que tirer ses ieux hors du rideau, c'estoit les perdre : c'est chose de poids que la honte; la recelation, reservation, circonscription, parties de l'estimation : Que la volupté tres ingenieusement faisoit instance, sous le masque de la vertu, de n'estre prostituee au milieu des quarrefours, foulee des pieds et des yeulx de la commune, trouvant à dire la dignité et commodité de ses cabinets accoustumez. De là disent aulcuns que d'oster les bordels publicques, c'est non seulement espandre par tout la paillardise qui estoit assignee à ce lieu là; mais encore aiguillonner les hom mes vagabonds et oysifs à ce vice, par la mal aysance :

Mochus es Aufidiæ, qui vir, Scævine, fuisti:
Rivalis fuerat qui tuus, ille vir est.

Cur aliena placet tibi, quæ tua non placet uxor?
Numquid securus non potes arrigere 5?

Cette experience se diversifie en mille exemples:
Nullus in urbe fuit tota, qui tangere vellet
Uxorem gratis, Cæciliane, tuam,

Dum licuit: sed nunc, positis custodibus, ingens
Turba fututorum est. Ingeniosus homo es 6.

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On demanda à un philosophe qu'on surprit à mesme, «< ce qu'il faisoit : » il respondit tout froidement, « le plante un homme 1 ; » ne rougissant non plus d'estre rencontré en cela, que si on l'eust trouvé plantant des aulx.

2

C'est, comme l'estime, d'une opinion tendre, respectueuse, qu'un grand et religieux aucteur tient cette action si necessairement obligee à l'occultation et à vergongne, qu'en la licence des embrassements cyniques il ne se peult persuader que la besongne en veinst à sa fin, ains qu'elle s'arrestoit à representer des mouvements lascifs seulement, pour maintenir l'impudence de la profession de leur eschole; et que pour eslancer ce que la honte avoit contrainct et retiré, il leur estoit encores aprez besoing de chercher l'umbre. Il n'avoit pas veu assez avant en leur desbauche: car Diogenes exerceant en public sa masturbation, faisoit souhait, en presence du peuple assistant, « de pouvoir ainsi saouler son ventre en le frottant 3. » A ceulx qui luy demandoient pourquoy il ne cherchoit lieu plus commode à manger qu'en pleine rue : « C'est, respondoit il, que i'ay faim en pleine rue 4. » Les femmes philosophes qui se mesloient à leur secte, se mesloient aussi à leur personne, en tout lieu, sans discretion; et Hipparchia ne feut receue en la societé de Crates, qu'à condition de suyvre en toutes choses les uz et coustumes de sa reigle 5. Ces philosophes icy donnoient extreme prix à la vertu, et refusoient toutes aultres disciplines que la morale: si est ce qu'en toutes actions ils attribuoient la souveraine auctorité à l'eslection de leur sage, et au dessus des loix; et n'ordonnoient aux voluptez aultre bride, que la moderation et la conservation de la liberté d'aultruy.

Heraclitus et Protagoras, de ce que le vin semble amer au malade, et gratieux au sain; l'aviron tortu dans l'eau, et droict à ceulx qui le veoyent hors de là, et de pareilles apparences contraires qui se treuvent aux subiects, argumenterent que touts subiects avoient en eulx les causes qui voulût gratis approcher de ta femme, tant qu'on en avait la liberté; mais depuis que tu la fais garder, les amants l'assiégent: tu es un homme ingénieux! MARTIAL, I, 74.

Ce conte qu'on fait de Diogène le cynique se débite tous les jours en conversation, et a passé dans plusieurs livres modernes mais si l'on en croit Bayle, « il n'est fondé sur le témoignage d'aucun ancien écrivain. » Voyez son Dictionnaire, art. Hipparchia, rem. D, p. 1473, éd. de 1720. C.

2 S. AUGUSTIN, de Civit. Dei, XIV, 20. Le passage latin de ce saint évêque est pour le moins aussi licencieux que le français de Montaigne. C.

3 DIOG. LAERCE, VI, 69. C.

4 ID. VII, 58. C.

5 ID. VI, 96. C.

6 SEXTUS EMPIR. Pyrrh. hypot. I, 29 et 32. C.

de ces apparences; et qu'il y avoit au vin quelque amertume qui se rapportoit au goust du malade; en l'aviron, certaine qualité courbe se rapportant à celuy qui le regarde dans l'eau, et ainsi de tout le reste qui est dire que tout est en toutes choses, et par consequent rien en aulcune; car rien n'est, où tout est.

Cette opinion me ramentoit l'experience que nous avons, qu'il n'est aulcun sens ny visage, ou droict, ou amer, ou doulx, ou courbe, que l'esprit humain ne treuve aux escripts qu'il entreprend de fouiller : en la parole la plus nette, pure et parfaicte qui puisse estre, combien de faulseté et de mensonge a lon faict naistre! quelle heresie n'y a trouvé des fondements assez et tesmoignages pour entreprendre et pour se maintenir ? C'est pour cela que les aucteurs de telles erreurs ne se veulent iamais despartir de cette preuve du tesmoignage de l'interpretation des mots. Un personnage de dignité, me voulant approuver par auctorité cette queste de la pierre philosophale où il est tout plongé, m'allegua dernierement cinq ou six passages de la Bible sur lesquels il disoit s'estre premierement fondé pour la descharge de sa conscience (car il est de profession ecclesiastique); et à la verité l'invention n'en estoit pas seulement plaisante, mais encores bien proprement accommodee à la deffense de cette belle science.

Par cette voye se gaigne le credit des fables divinatrices : il n'est prognosticqueur, s'il a cette auctorité qu'on le daigne feuilleter, et rechercher curieusement touts les plis et lustres de ses paroles, à qui on ne fasse dire tout ce qu'on vouldra, comme aux sibylles; il y a tant de moyens d'interpretation, qu'il est mal aysé que, de biais ou de droict fil, un esprit ingenieux ne rencontre en tout subiect quelque air qui luy serve à son poinct pourtant se treuve un style nubileux et doubteux en si frequent et ancien usage1. Que l'aucteur puisse gaigner cela, d'attirer et embesongner à soy la posterité, ce que non seulement la suffisance, mais autant, ou plus, la faveur fortuite de la matiere peult gaigner; qu'au demourant il se presente, par bestise, ou par finesse, un peu obscurement et diversement; ne luy chaille: nombre d'esprits, le beluttants et secouants, en exprimeront quantité de formes, ou selon, ou à costé, ou au contraire de la sienne, qui luy feront toutes honneur; il se verra enrichy des moyens de ses disciples, comme les regents

C'est-à-dire, voilà pourquoi le style obscur et équivoque est d'un usage si fréquent et si ancien.

du landy1. C'est ce qui a faict valoir plusieurs | toit ny doulx ny amer1. Les pyrrhoniens dichoses de neant, qui a mis en credit plusieurs escripts, et les a chargez de toute sorte de matiere qu'on a voulu; une mesme chose recevant mille et mille, et autant qu'il nous plaist d'images et considerations diverses.

roient, qu'ils ne sçavent s'il est doulx ou amer, ou ny l'un ny l'aultre, ou touts les deux; car ceulx cy gaignent tousiours le hault poinct de la dubitation. Les cyrenayens' tenoient que rien n'estoit perceptible par le dehors, et que cela estoit seulement perceptible qui nous touchoit par l'interne attouchement, comme la douleur et la volupté; ne recognoissants ny ton, ny couleur, mais certaines affections seulement qui nous en venoient; et que l'homme n'avoit aultre siege de son iugement. Protagoras estimoit «< estre vray à chascun ce qui semble à chascun 3. » Les epicuriens logent aux sens tout iugement, et en la notice des choses, et en la volupté. Platon a voulu, le iugement de la verité, et la verité mesme, retiree des opinions et des sens, appartenir à l'esprit et à la cogitation.

Ce propos m'a porté sur la consideration des sens, ausquels gist le plus grand fondement et preuve de nostre ignorance. Tout ce qui se cognoist, il se cognoist sans doubte par la faculté du cognoissant; car puis que le iugement vient de l'operation de celuy qui iuge, c'est raison que cette operation il la parface par ses moyens et volonté, non par la contraincte d'aultruy, comme il adviendroit si nous cognoissions les choses par la force et selon la loy de leur essence. Or toute cognoissance s'achemine en nous par les sens; ce sont nos maistres :

Est il possible qu'Homere ayt voulu dire tout ce qu'on luy faict dire; et qu'il se soit presté à tant et si diverses figures, que les theologiens, legislateurs, capitaines, philosophes, toute sorte de gents qui traictent sciences, pour diversement et contrairement qu'ils les traictent, s'appuyent de luy, s'en rapportent à luy? maistre general à touts offices, ouvrages, et artisans; general conseiller à toutes entreprinses: quiconque a eu besoing d'oracles et de predictions, en y a trouvé pour son faict. Un personnage sçavant, et de mes amis, c'est merveille quels rencontres et combien admirables il y faict naistre en faveur de nostre religion; et ne se peult ayseement despartir de cette opinion, que ce ne soit le desseing d'Homere; si luy est cet aucteur aussi familier qu'à homme de nostre siecle : et ce qu'il treuve en faveur de la nostre, plusieurs anciennement l'avoient trouvé en faveur des leurs. Veoyez demener et agiter Platon : chascun s'honnorant de l'appliquer à soy, le couche du costé qu'il veult; on le promeine et l'insere à toutes les nouvelles opinions que le monde receoit; et le differente lon1 à soy mesme, selon le different cours des choses; l'on faict desadvouer à son sens les mœurs licites en son siecle, d'autant qu'elles sont illicites au nostre tout cela vifvement et puissamment, autant qu'est puissant et vif l'esprit de l'interprete. Sur ce mesme fondement qu'avoit Heraclitus3 et cette sienne sentence, « Que toutes choses avoient en elles les visages qu'on y trouvoit, » Democritus en tiroit une toute contraire conclusion, c'est « Que les subiects n'avoient du tout rien de ce que nous y trouvions; » et de ce que le miel estoit doulx à l'un et amer à l'aultre, il argumentoit qu'il n'es-tredire les sens, il me tient à la gorge; il ne me

1 Landy ou landit se prend ici pour le salaire que les écoliers donnaient à leur maître. Il signifie aussi la foire de SaintDenis. Voyez MÉNAGE, dans son Dictionnaire étymologique. C. Coste aurait dû ajouter que ce salaire, ou présent du Landy, s'appelait ainsi parce qu'il se donnait à l'époque de la fête et de la foire du Landy; que c'est pour cela qu'on traduisait, en latin, Landy par Minerval; et qu'on appelait, en terme d'écolier, frippelandis, les écoliers qui frustraient leurs régents de ce présent. E. J.

Et on le met en opposition à lui-même, etc. C'est ce qu'emporte ici le mot différenter, que je n'ai pu trouver que dans le Dictionnaire françois et anglois de Cotgrave. C. 3 SEXTUS EMPIR. Pyrrh. hypot. I, 29. C.

Via qua munita fidei

Proxima fert humanum in pectus, templaque mentis 5: la science commence par eulx, et se resoult en eulx. Aprez tout, nous ne sçaurions non plus qu'une pierre, si nous ne sçavions qu'il y a son, odeur, lumiere, saveur, mesure, poids, mollesse, dureté, aspreté, couleur, polisseure, largeur, profondeur: voylà le plan et les principes de tout le bastiment de nostre science; et selon aulcuns, Science n'est rien aultre chose que Sentiment. Quiconque me peult poulser à con

sçauroit faire reculer plus arriere : les sens sont le commencement et la fin de l'humaine cognois

sance :

Invenies primis ab sensibus esse creatam

1 SEXTUS EMPIR. Adv. math. c. 165. C.

2 Ou cyrénaiques. Voy. CICERON, Acad. II, 7. C.
3 CIC. Acad. II, 46. C.

4 C'est le résultat de ce que Platon dit au long dans le Phédon, p. 66, etc. et dans le Théétète, p. 186, etc. C.

5 Ce sont les voies par lesquelles l'évidence pénètre dans le sanctuaire de l'esprit humain. LUCRÈCE, V, 103.

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