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de la philosophie ne sont en nous que par contenance, ou les accidents ne nous essayants pas iusques au vif, nous donnent loisir de maintenir tousiours nostre visage rassis; mais à ce dernier roolle de la mort et de nous, il n'y a plus que feindre il fault parler françois, il fault montrer ce qu'il y a de bon et de net dans le fond du pot.

Nam veræ voces tum demum pectore ab imo Eiiciuntur; et eripitur persona, manet res 1. Voylà pourquoy se doibvent à ce dernier traict toucher et esprouver toutes les aultres actions de nostre vie : c'est le maistre iour; c'est le iour iuge de touts les aultres; c'est le iour, dict un ancien', qui doibt iuger de toutes mes annees passees. Ie remets à la mort l'essay du fruict de

par sa course 1. Au iugement de la vie d'aultruy ie regarde tousiours comment s'en est porté le bout; et des principaulx estudes de la mienne, c'est qu'il se porte bien, c'est à dire quietement et sourdement.

CHAPITRE XIX.

Que philosopher c'est apprendre à mourir.

Cicero dict que philosopher ce n'est aultre chose que s'apprester à la mort 2. C'est d'autant que l'estude et la contemplation retirent auleunement nostre ame hors de nous, et l'embesongnent à part du corps, qui est quelque apprentissage et ressemblance de la mort; ou bien, c'est que toute la sagesse et discours du monde se resoult enfin à ce poinct, de nous apprendre à ne craindre point à mourir. De vray, ou la raison se mocque, ou elle ne doibt viser qu'à nostre contentement, et tout son travail tendre en somme à nous faire bien vivre, et à nostre ayse, comme dict la saincte Escriture3. Toutes les opinions du monde en sont là, que le plaisir est nostre but, quoy qu'elles en prennent divers moyens : aultrement on les chasseroit d'arrivee; car qui escouteroit celuy qui, pour sa fin, establiroit nostre peine et mesayse? Les dissentions des sectes philosophiques en ce cas sont verbales; transcurramus solertissimas nugas 4; il y a plus d'opiniastreté et de picoterie qu'il n'appartient à une si saincte profession : mais quelque personnage que l'homme entrepreigne, il ioue tousiours le sien parmy.

mes estudes: nous verrons là si mes discours me partent de la bouche ou du cœur. l'ay veu plusieurs donner par leur mort reputation en bien ou en mal à toute leur vie. Scipion, beau pere de Pompeius, rabilla en bien mourant la mauvaise opinion qu'on avoit eu de luy iusques alors 3. Epaminondas, interrogé lequel des trois il estimoit le plus, ou Chabrias, ou Iphicrates, ou soy mesme : « Il nous fault veoir mourir, dict il, avant que d'en pouvoir resouldre4. » De vray, on desrobberoit beaucoup à celuy là, qui le poiseroit sans l'honneur et grandeur de sa fin. Dieu l'a voulu comme il luy a pleu; mais en mon temps trois les plus exsecrables personnes que ie cogneusse en toute abomination de vie, et les plus infames, ont eu des morts reiglees, et en toute circonstance composees iusques à la perfection. Il est des morts braves et fortunees ie luy ay veu trencher le fil d'un proQuoy qu'ils dient, en la vertu mesme, le dernier but de nostre visee, c'est la volupté. Il me grez de merveilleux advancement, et dans la fleur de son croist, quelqu'un, d'une fin si pom- plaist de battre leurs aureilles de ce mot, qui leur est si fort à contrecœur: et s'il signifie quelpeuse, qu'à mon advis ses ambitieux et courageux que supreme plaisir et excessif contentement, il desseings n'avoient rien de si hault que feut leur interruption : il arriva, sans y aller, où il pre-nulle aultre assistance. Cette volupté, pour estre est mieulx deu à l'assistance de la vertu qu'à tendoit, plus grandement et glorieusement que ne portoit son desir et esperance; et devancea par sa cheute le pouvoir et le nom où il aspiroit

I Alors la nécessité nous arrache des paroles sincères; alors le masque tombe, et l'homme reste. LUCRÈCE, III, 57. 2 SÉNÈQUE, Epist. 102.- 3 ID. Epist. 24. J. V. L. 4 PLUTARQUE, Apophthegmes. C.

5 Mademoiselle de Gournay, dans son édition de 1635, p. 41, a refait ainsi cette phrase : « l'en ay veu quelqu'une trencher le fil d'un progrez de merveilleux advancement, et dans la fleur de son croist, d'une fin si pompeuse, qu'à mon advis les ambitieux et courageux desseings du mourant n'avoient rien de si bault que feut leur interruption. » Ce tour est peut-être un peu moins obscur, mais l'auteur doit-il être corrigé par Féditeur? J. V. L.

plus gaillarde, nerveuse, robuste, virile, n'en debvions donner le nom du plaisir, plus favoest que plus serieusement voluptueuse et luy

I Montaigne veut, sans doute, parler ici de son ami Estienne de la Boëtie, à la mort duquel il assista en 1563. Voyez, dans cette édition, la lettre qu'il fit imprimer à Paris, en 1571, où il rapporte les particularités les plus remarquables de la maladie et de la mort de cet ami. J. V. L.

2 Tota philosophorum vita commentatio mortis est. Tusc. quæst. I, 31. C'est une traduction du Phédon de PLATON.

J. V. L.

3 Et cognovi, quod non esset melius, nisi lætari et facere bene in vita sua. Eccles. c. III, v. 12.

4 Ne nous arrêtons pas à ces jeux d'esprit. SÉNÈQUE, Epist.

117.

rable, plus doulx et naturel, non celuy de la vigueur, duquel nous l'avons denommee. Cette aultre volupté plus basse, si elle meritoit ce beau nom, ce debvoit estre en concurrence, non par privilege ie la treuve moins pure d'incommoditez et de traverses, que n'est la vertu; oultre que son goust est plus momentanee, fluide et caducque, elle a ses veilles, ses ieusnes et ses travaulx, et la sueur et le sang, et en oultre particulierement ses passions trenchantes de tant de sortes, et à son costé une satieté si lourde, qu'elle equipolle à penitence. Nous avons grand tort d'estimer que ces incommoditez luy servent d'aiguillon, et de condiment à sa doulceur (comme en nature le contraire se vivifie par son contraire); et de dire, quand nous venons à la vertu, que pareilles suittes et difficultez l'accablent, la rendent austere et inaccessible; là où, beaucoup plus proprement qu'à la volupté, elles anoblissent, aiguisent et rehaulsent le plaisir divin et parfaict qu'elle nous moyenne. Celuy là est certes bien indigne de son accointance, qui contrepoise son coust à son fruict; et n'en cognoist ny les graces ny l'usage. Ceulx qui nous vont instruisant que sa queste est scabreuse et laborieuse, sa iouissance agreable; que nous disent ils par là, sinon qu'elle est tousiours desagreable? car quel moyen humain arriva iamais à sa iouïssance? les plus parfaicts se sont bien contentez d'y aspirer et de l'approcher, sans la posseder. Mais ils se trompent; veu que de touts les plaisirs que nous cognoissons, la poursuitte mesme en est plaisante l'entreprinse se sent de la qualité de la chose qu'elle regarde; car c'est une bonne portion de l'effect, et consubstantielle. L'heur et la beatitude qui reluit en la vertu remplit toutes ses appartenances et advenues, iusques à la premiere entree et extreme barriere.

Or des principaulx bienfaicts de la vertu est le mespris de la mort: moyen qui fournit nostre vie d'une molle tranquillité, et nous en donne le goust pur et amiable; sans qui toute aultre volupté est esteincte. Voylà pourquoy toutes les reigles' se rencontrent et conviennent à cet article. Et combien qu'elles nous conduisent aussi toutes d'un commun accord à mespriser la douleur, la pauvreté, et aultres accidents à quoy la vie humaine est subiecte, ce n'est pas d'un pareil soing: tant parce que ces accidents ne sont pas de telle necessité (la plus

Il y a dans l'édition in-4o de 1588, fol. 28, toutes les sectes des philosophes. C.

part des hommes passent leur vie sans gouster
de la pauvreté, et tels encores sans sentiment
de douleur et de maladie, comme Xenophilus
le musicien qui vescut cent et six ans d'une en-
tiere santé1), qu'aussi d'autant qu'au pis aller
la mort peult mettre fin, quand il nous plaira,
et coupper
broche à touts aultres inconvenients.
Mais quant à la mort, elle est inevitable :
Omnes eodem cogimur; omnium
Versatur urna serius ocius

Sors exitura, et nos in æternum
Exsilium impositura cymbæ 2;

et par consequent, si elle nous faict peur, c'est un subiect continuel de torment, et qui ne se peult aulcunement soulager. Il n'est lieu d'où il ne nous vienne; nous pouvons tourner sans cesse la teste çà et là, comme en païs suspect : quæ, quasi saxum Tantalo, semper impendet3. Nos parlements renvoyent souvent executer les criminels au lieu où le crime est commis : durant le chemin, promenez les par de belles maisons, faictes leur tant de bonne chere qu'il vous plaira, Non Siculæ dapes

Dulcem elaborabunt saporem;

Non avium citharæque cantus
Somnum reducent 4:

pensez vous qu'ils s'en puissent resiouïr? et que la finale intention de leur voyage leur estant ordinairement devant les yeulx, ne leur ayt alteré et affadi le goust à toutes ces commoditez?

Audit iter, numeratque dies, spatioque viarum
Metitur vitam, torquetur peste futura 5.

Le but de nostre carriere c'est la mort; c'est l'obiect necessaire de nostre visee: si elle nous effroye, comme est il possible d'aller un pas avant sans ficbvre? Le remede du vulgaire c'est de n'y penser pas mais de quelle brutale stupidité luy peult venir un si grossier aveuglement? II luy fault faire brider l'asne par la queue,

Qui capite ipse suo instituit vestigia retro 6

I VALÈRE MAXIME, VIII, 13, ext. 3. C.

2 Nous sommes tous forcés d'arriver au même terme; le sort de chacun de nous s'agite dans l'urne, pour en sortir tôt ou tard, et nous faire passer de la barque fatale dans un éternel exil. HORACE, Od. II, 3, 25.

3 Elle est toujours menaçante, comme le rocher de Tantale. CIC. de Finibus, I, 18.

4 Les mets les plus délicieux ne pourront réveiller leur goût; ni les chants des oiseaux, ni les accords de la lyre, ne leur rendront le sommeil. HOR. Od. III, 1, 18.

5 Il s'inquiète du chemin, il compte les jours, et mesure sa vie sur la longueur de la route, tourmenté sans cesse par l'idée du supplice qui l'attend. CLAUDIEN, in Ruf. II, 137. 6 Puisque dans sa sottise il veut avancer à reculons LUCRÈCE, IV, 474.

Ce n'est pas de merveille s'il est si souvent prins | Christ: or il finit sa vie à trente et trois ans. Le au piege. On faict peur à nos gents seulement de plus grand homme, simplement homme, Alexannommer la mort; et la pluspart s'en seignent, dre, mourut aussi à ce terme. Combien a la mort comme du nom du diable. Et parce qu'il s'en de façons de surprinse ! faict mention aux testaments, ne vous attendez pas qu'ils y mettent la main, que le medecin ne leur ayt donné l'extreme sentence : et Dieu sçait lors, entre la douleur et la frayeur, de quel bon iugement ils vous le pastissent.

Parce que cette syllabe frappoit trop rudement leurs aureilles, et que cette voix leur sembloit malencontreuse, les Romains avoient apprins de l'amollir ou l'estendre en periphrases; au lieu de dire, Il est mort : « Il a cessé de vivre, disent ils, il a vescu'; » pourveu que ce soit vie, soit elle passee, ils se consolent. Nous en avons emprunté nostre feu maistre Iehan. A l'adventure est ce que, comme on dict, le terme vault l'argent. Ie nasquis entre unze heures et midy, le

dernier iour de febvrier, mille cinq cents trente trois, comme nous comptons à cette heure, commenceant l'an en ianvier 2. Il n'y a iustement que quinze iours que i'ay franchy trente neuf ans: il m'en fault, pour le moins, encores autant3. Ce pendant s'empescher du pensement de chose si esloingnee, ce seroit folie. Mais quoy? les

:

ieunes et les vieux laissent la vie de mesme condition nul n'en sort aultrement que comme si tout presentement il y entroit; ioinct qu'il n'est homme si decrepite, tant qu'il veoid Mathusalem devant, qui ne pense avoir encores vingt ans dans le corps. Davantage, pauvre fol que tu es, qui t'a estably les termes de ta vie? Tu te fondes sur les contes des medecins : regarde plustost l'effect et l'experience. Par le commun train des choses, tu vis pieça par faveur extraordinaire : tu as passé les termes accoutumez de vivre. Et qu'il soit ainsi, compte de tes cognois

sants combien il en est mort avant ton aage plus qu'il n'en y a qui l'ayent atteint et de ceulx mesmes qui ont anobli leur vie par renommee, fais en registre; et i'entreray en gageure d'en trouver plus qui sont morts avant qu'aprez trente cinq ans. Il est plein de raison et de pieté de prendre exemple de l'humanité mesme de Iesus

* PLUTARQUE, Vie de Cicéron, c. 22. J. V. L.

2 Par une ordonnance de Charles IX, rendue en 1563, le tommencement de l'année fut fixé au premier janvier; auparavant elle commençait à Pâques. En conséquence, le premier janvier 1563 devint le premier jour de l'an 1564. Le parlement ne se conforma à cette ordonnance que deux ans après, et ne commença l'année le premier janvier qu'en 1567. A. D. 3 Montaigne n'obtint pas ce qu'il lui fallait, puisqu'il mourut en 1592, dans la soixantième année de son age. A. D. 4. Depuis longtemps. C.

Quid quisque vitet, nunquam homini satis
Cautum est in horas:

ie laisse à part les fiebvres et les pleuresies : qui eust iamais pensé qu'un duc de Bretaigne deust estre estouffé de la presse, comme feut celuy là à l'entree du pape Clement, mon voysin, à Lyon? N'as tu pas veu tuer un de nos roys en se iouant3? et un de ses ancestres mourut il pas chocqué par un pourceau1? Aeschylus, menacé

de la cheute d'une maison, a beau se tenir à l'airte 5; le voylà assommé d'un toict de tortue, qui eschappa des pattes d'un aigle en l'air l'aultre mourut d'un grain de raisin 7; un empereur, de l'esgratigneure d'un peigne en se testonnant; Aemilius Lepidus, pour avoir heurté du pied contre le seuil de son huys; et Aufidius, pour avoir chocqué, en entrant, contre la porte de la chambre du conseil; et entre les cuisses des femmes, Cornelius Gallus, preteur, Tigillinus, capitaine du guet à Rome, Ludovic, fils de Guy de Gonsague, marquis de Mantoue; et d'un encores pire exemple, Speusippus, philosophe platonicien 9, et l'un de nos papes. Le pauvre Bebius, iuge, ce pendant qu'il donne delay de huictaine à une partie, le voylà saisy, le sien de vivre estant expiré; et Caius Iulius, medecin, graissant les yeulx d'un patient, voylà la mort qui clost les siens 10 : et s'il m'y fault mesler, un mien frere, le capitaine Saint Martin, aagé de vingt et trois ans, qui avoit desia faict assez bonne preuve de sa valeur, iouant à la paulme, receut un coup d'esteuf qui l'assena un peu au dessus de l'aureille droicte, sans aulcune apparence de contusion ny

L'homme ne peut jamais assez prévoir quel danger le menace à chaque instant. HOR. Od. II, 13, 13.

2 En 1305, sous le règne de Philippe le Bel; ce duc de Bretagne se nommait Jean II. Le pape que Montaigne appelle son voysin était Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux, qui fut élu pape le 5 juin 1305, et prit le nom de Clément V. A. D. 3 Henri II, blessé à mort, le 10 juillet 1559, dans un tournoi, par le comte de Montgommery, un de ses capitaines des gardes. C.

4 Philippe, fils aîné de Louis le Gros, et qui avait été couronné du vivant de son père. C.

5 On écrit aujourd'hui alerte; mais les Italiens disent encore fare all' erta, étre alerte, être au guet, prendre garde à soi.

E. J.

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de bleceure; il ne s'en assit ny reposa, mais cinq | combattre et pour commencer à luy oster son

ou six heures aprez il mourut d'une apoplexie que ce coup luy causa.

Ces exemples si frequents et si ordinaires nous passants devant les yeulx, comme est il possible qu'on se puisse desfaire du pensement de la mort, et qu'à chasque instant il ne nous semble qu'elle nous tienne au collet ? Qu'importe il, me direz vous, comment que ce soit, pourveu qu'on ne s'en donne point de peine? Ie suis de cet advis : et en quelque maniere qu'on se puisse mettre à l'abri des coups, feust ce soubs la peau d'un veau, ie ne suis pas homme qui y reculast; car il me suffit de passer à mon ayse, et le meilleur ieu que ie me puisse donner, ie le prends, si peu glorieux au reste et exemplaire que vous vouldrez.

Prætulerim...... delirus inersque videri,

Dum mea delectent mala me, vel denique fallant,
Quam sapere et ringi '.

Mais c'est folie d'y penser arriver par là. Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent; de mort, nulles nouvelles : tout cela est beau; mais aussi, quand elle arrive ou à eulx, ou à leurs femmes, enfants et amis, les surprenant en dessoude? et à descouvert, quels torments, quels cris, quelle rage et quel desespoir les accable! vistes vous iamais rien si rabbaissé, si changé, si confus? Il y fault prouveoir de meilleure heure et cette nonchalance bestiale, quand elle pourroit loger en la teste d'un homme d'entendement, ce que ie treuve entierement impossible, nous vend trop cher ses denrees. Si c'estoit ennemy qui se peust eviter, ie conseilleroy d'emprunter les armes de la couardise mais puisqu'il ne se peult, puisqu'il vous attrappe fuyant et poltron aussi bien qu'honneste homme,

Nempe et fugacem persequitur virum;

Nec parcit imbellis iuventæ

Poplitibus timidoque tergo3,

plus grand advantage contre nous, prenons voye toute contraire à la commune; ostons luy l'estrangeté, practiquons le, accoustumons le; n'ayons rien si souvent en la teste que la mort, à touts instants representons la à nostre imagination et en touts visages; au broncher d'un cheval, à la cheute d'une tuile, à la moindre picqueure d'espingle, remaschons soubdain : « Eh bien! quand ce seroit la mort mesme? » et là dessus, roidissons nous, et nous efforceons. Parmy les festes et la ioye, ayons tousiours ce refrain de la souvenance de nostre condition; et ne nous laissons pas si fort emporter au plaisir, que par fois il ne nous repasse en la memoire, en combien de sortes cette nostre alaigresse est en butte à la mort, et de combien de prinses elle la menace. Ainsi faisoient les Aegyptiens, qui au milieu de leurs festins, et parmy leur meilleure chere, faisoient apporter l'anatomie seiche d'un homme, pour servir d'advertissement aux conviez1.

Omnem crede diem tibi diluxisse supremum :

Grata superveniet, quæ non sperabitur, hora 2. Il est incertain où la mort nous attende; attendons la par tout. La premeditation de la mort est premeditation de la liberté : qui a apprins à mourir, il a desapprins à servir : il n'y a rien de mal en la vie pour celuy qui a bien comprins que la privation de la vie n'est pas mal : le sçavoir mourir nous affranchit de toute subiection et contraincte. Paulus Aemilius respondit à celuy que ce miserable roy de Macedoine, son prisonnier, luy envoyoit pour le prier de ne le mener pas en son triumphe : « Qu'il en face la requeste à soy mesme 3. »

A la verité, en toutes choses, si nature ne preste un peu, il est malaysé que l'art et l'industrie aillent gueres avant. Ie suis de moy mesme non melancholique, mais songecreux :

et que nulle trempe de cuirasse ne vous couvre, il n'est rien dequoy ie me soye, dez tousiours,

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Parmy les dames et les ieux, tel me pensoit em- | de la mort. Il fault estre tousiours botté et prest pesché à digerer, à part moy, quelque ialousie, à partir, entant qu'en nous est, et sur tout se ou l'incertitude de quelque esperance, ce pen- garder qu'on n'aye lors affaire qu'à soy; dant que ie m'entretenoy de ie ne sçay qui, Quid brevi fortes iaculamur ævo surprins les iours precedents d'une fiebvre chaulde et de sa fin, au partir d'une feste pareille, la teste pleine d'oysifveté, d'amour et de bon temps, comme moy, et qu'autant m'en pendoit à l'aureille.

Iam fuerit, nec post unquam revocare licebit.

Multa?

car nous y aurons assez de besongne, sans aultre surcroist. L'un se plainct, plus que de la mort, dequoy elle luy rompt le train d'une belle victoire; l'aultre, qu'il luy fault desloger avant qu'avoir marié sa fille, ou contreroollé l'institution de ses enfants: l'un plainct la com

Ie ne ridoy non plus le front de ce pensement là que d'un aultre. Il est impossible que d'ar-paignie de sa femme, l'aultre de son fils, comme rivee nous ne sentions des picqueures de telles commoditez principales de son estre. Ie suis Dieu imaginations; mercy, que mais en les maniant et repassant, pour cette heure en tel estat, ie puis desloger quand il luy plaira, sans regret au long aller, on les apprivoise sans doubte : aultrement, de ma part, ie feusse en continuelle de chose quelconque. Ie me desnoue par tout; mes adieux sont tantost prins de chascun, sauf frayeur et frenesie; car iamais homme ne se de moy. Iamais homme ne se prepara à quitter desfia tant de sa vie, iamais homme ne feit moins le monde plus purement et pleinement, et ne s'en desprint plus universellement, que ie m'attens de faire. Les plus mortes morts sont les plus saines.

d'estat de sa duree. Ny la santé, que l'ay iouy iusques à present tres vigoreuse et peu souvent interrompue, ne m'en alonge l'esperance; ny les maladies ne me l'accourcissent à chasque minute il me semble que ie m'eschappe; et me rechante sans cesse : « Tout ce qui peult estre faict un aultre iour, le peult estre auiourd'huy. » De vray, les hazards et dangiers nous approchent peu ou rien de nostre fin et si nous pensons combien il en reste, sans cet accident qui semble nous menacer le plus, de millions d'aultres sur nos testes, nous trouverons que, gaillards et fiebvreux, en la mer et en nos maisons, en la battaille et en repos, elle nous est egualement prez: Nemo altero fragilior est; nemo in crastinum sui certior2. Ce que l'ay à faire avant mourir, pour l'achever tout loisir me semble court, feust ce d'une heure.

Quelqu'un feuilletant l'aultre iour mes tablettes, trouva un memoire de quelque chose que ie voulois estre faicte aprez ma mort: ie luy dis, comme il estoit vray, que n'estant qu'à une lieue de ma maison, et sain et gaillard, ie m'estoy hasté de l'escrire là, pour ne m'asseurer point d'arriver iusques chez moy. Comme celuy qui continuellement me couve de mes pensees et les couche en moy, ie suis à toute heure preparé environ ce que ie le puis estre, et ne m'advertira de rien de nouveau la survenance

d'être conservé pour la fidélité originale de la traduction. J. V. L.

Bientôt le temps présent ne sera plus, et nous ne pourrons le rappeler. LUCRÈCE, 1II, 928.

2 Aucun homme n'est plus fragile que les autres, aucun plus assuré du lendemain. SÉNÈQUE, Epist. 19.

Miser! o miser! (aiunt) omnia ademit Una dies infesta mihi tot præmia vitæ 2 : et le bastisseur,

Manent (dict il) opera interrupta, minæque Murorum ingentes 3.

Il ne fault rien desseigner de si longue haleine, ou au moins avecques telle intention de se passionner pour en veoir la fin. Nous sommes nayz pour agir:

Quum moriar, medium solvar et inter opus 4; ie veux qu'on agisse, et qu'on alonge les offices de la vie, tant qu'on peult; et que la mort me treuve plantant mes choulx, mais nonchalant d'elle, et encores plus de mon iardin imparfaict. I'en veis mourir un qui estant à l'extremité, se plaignoit incessamment dequoy sa destinee couppoit le fil de l'histoire qu'il avoit en main, sur le quinziesme ou seiziesme de nos roys.

Illud in his rebus non addunt, nec tibi earum
Iam desiderium rerum super insidet una 5.

Pourquoi, dans une vie si courte, former de si vastes pro jets? HOR. Od. II, 16, 17.

2 O malheureux, malheureux que je suis! disent-ils, un seul jour, un instant fatal me ravit tous les biens, tous les charmes de la vie! LUCRÈCE, III, 911.

3 Je laisserai donc imparfaits ces bâtiments superbes. Enéide, IV, 88. Il y a dans VIRGILE, pendent.

1

4 Je veux que la mort me surprenne au milieu du travail OVIDE, Amor. II, 10, 36.

5 Ils n'ajoutent pas que la mort nous ôte le regret de ce que nous quittons. LUCRÈCE, III, 913.

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