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Il ne fault que sçavoir que le lieu de Mars | loge au milieu du triangle de la main, celuy de Venus au poulce, et de Mercure au petit doigt; et que quand la mensale' coupe le tubercle de l'enseigneur, c'est signe de cruauté; quand elle fault soubs le mitoyen, et que la moyenne naturelle faict un angle avecques la vitale soubs mesme endroict, que c'est signe d'une mort miserable; que si, à une femme, la naturelle est ouverte et ne ferme point l'angle avecques la vitale, cela denote qu'elle sera mal chaste: ie vous appelle vous mesme à tesmoing, si avecques cette science un homme ne peult passer, avec reputation et faveur, parmy toutes compaignies.

que la difficulté ne me doibt pas desesperer, ny aussi peu mon impuissance; car ce n'est que la mienne.

L'homme est capable de toutes choses, comme d'aulcunes et s'il advoue, comme dict Theophrastus, l'ignorance des causes premieres et des principes, qu'il me quitte hardiement tout le reste de sa science; si le fondement luy fault, son discours est par terre: le disputer et l'enquerir n'a aultre but et arrest que les principes; si cette fin n'arreste son cours, il se iecte à une irresolution infinie. Non potest aliud alio magis minusve comprehendi, quoniam omnium rerum una est definitio comprehendendi 1. Or il est vraysemblable que si l'ame sçavoit quelque Theophrastus disoit que l'humaine cognois- chose, elle se sçauroit premierement elle-mesme; sance, acheminee par les sens, pouvoit iuger des et si elle sçavoit quelque chose hors d'elle, ce causes des choses iusques à certaine mesure; seroit son corps et son estuy, avant toute aultre mais qu'estant arrivee aux causes extremes et chose: si on veoid iusques auiourd'huy, les dieux premieres, il falloit qu'elle s'arrestast, et qu'elle de la medecine se debattre de nostre anatomie, rebouchast, à raison ou de sa foiblesse, ou de Mulciber in Troiam, pro Troia stabat Apollo2; la difficulté des choses. C'est une opinion moyenne et doulce, Que nostre suffisance nous peult conquand attendons nous qu'ils en soient d'accord? duire iusques à la cognoissance d'aulcunes choNous nous sommes plus voysins, que ne nous est ses, et qu'elle a certaines mesures de puissance, la oultre lesquelles c'est temerité de l'employer: cette opinion est plausible, et introduicte par gents de composition. Mais il est mal aysé de donner bornes à nostre esprit; il est curieux et avide, et n'a point occasion de s'arrester plustost à mille pas qu'à cinquante: ayant essayé, par experience, que ce à quoy l'un s'estoit failly, l'aultre y est arrivé, et que ce qui estoit incogneu à un siecle, le siecle suyvant l'a esclaircy, et que les sciences et les arts ne se iectent pas en moule, ains se forment et figurent peu à peu en les maniant et polissant à plusieurs fois, comme les ours façonnent leurs petits en les leichant à loisir; ce que ma force ne peult descouvrir, ie ne laisse pas de le sonder et essayer; et en retastant et pestrissant cette nouvelle matiere, la remuant et l'eschauffant, l'ouvre à celuy qui me suit quelque facilité pour en iouyr plus à son ayse, et la luy rens plus soupple et plus maniable,

Ut Hymettia sole

Cera remollescit, tractataque pollice multas Vertitur in facies, ipsoque fit utilis usu2 : autant en fera le second au tiers : qui est cause ▪ La mensale est, en terme de chiromancie, une ligne qui tra

verse le milieu de la main, depuis l'index iusqu'au petit doigt. - L'enseigneur, l'indicateur. E. J.

* Comme la cire du mont Hymette s'amollit au soleil, et prenant sous le doigt qui la presse mille formes différentes, devient plus maniable à mesure qu'elle est maniée. OVIDE, Métam. X, 284.

blancheur de la neige, ou la pesanteur de la pierre; si l'homme ne se cognoist, comment coà l'adventure, que quelque notice veritable ne gnoist il ses functions et ses forces? Il n'est pas, loge chez nous; mais c'est par hazard : et d'autant que par mesme voye, mesme façon et conduicte, les erreurs se receoivent en nostre ame, elle n'a pas dequoy les distinguer, ny dequoy choisir la verité, du mensonge.

Les academiciens recevoient quelque inclination de iugement, et trouvoient trop crud de dire «qu'il n'estoit pas plus vraysemblable que la neige feust blanche que noire; et que nous ne feussions non plus asseurez du mouvement d'une pierre qui part de nostre main, que de celuy de la huictiesme sphere: » et pour eviter cette difficulté et estrangeté, qui ne peult à la verité loger en nostre imagination que mal ayseement, quoy qu'ils establissent que nous n'estions aulcunement capables de sçavoir, et que la verité est engouffree dans de profonds abysmes où la veue humaine ne peult penetrer; si advouoient ils aulcunes choses estre plus vraysemblables que les aultres, et recevoient en leur iugement cette faculté de se pouvoir incliner plustost à une apparence qu'à une

Une chose ne peut être plus ou moins comprise qu'une au tre la compréhension est la même pour tout; elle n'a point de degrés. Cic. Acad. II, 41.

a Vulcain combattait contre Troie, mais Troie avait pour elle Apollon. OVID. Trist. I, 2, 6.

:

trouveroit il une chose au monde, de tant qu'il y en a, qui se croiroit par les hommes d'un consentement universel: mais ce qu'il ne se veoid aulcune proposition qui ne soit debattue et controversee entre nous, ou qui ne le puisse estre, monstre bien que nostre iugement naturel ne saisit pas bien clairement ce qu'il saisit; car mon iugement ne le peult faire recevoir au iugement de mon compaignon: qui est signe que ie l'ay saisy par quelque aultre moyen que par une naturelle puissance qui soit en moy et en touts les hommes.

Laissons à part cette infinie confusion d'opinions qui se veoid entre les philosophes mesmes, et ce debat perpetuel et universel en la cognoissance des choses car cela est presupposé tres veritablement, Que d'aulcune chose les hommes, ie dis les sçavants les mieulx nayz, les plus suffisants, ne sont d'accord, non pas que le ciel soit sur nostre teste; car ceulx qui doubtent de tout, doubtent aussi de cela; et ceulx qui nient que nous puissions comprendre aulcune chose, disent que nous n'avons pas comprins que le ciel soit sur nostre teste: et ces deux opinions sont, en nombre, sans comparaison les plus fortes.

aultre ils luy permettoient cette propension, | de main en main de l'un à l'aultre; et au moins se luy deffendant toute resolution. L'advis des pyrrhoniens est plus hardy, et quand et quand plus vraysemblable: car cette inclination academique, et cette propension à une proposition plustost qu'à une aultre, qu'est ce aultre chose que la recognoissance de quelque plus apparente verité en cette cy qu'en celle là? Si nostre entendement est capable de la forme, des lineaments, du port et du visage de la verité, il la verroit entiere, aussi bien que demie, naissante et imperfecte : cette apparence de verisimilitude, qui les faict prendre plustost à gauche qu'à droicte, augmentez la; cette once de verisimilitude qui incline la balance, multipliez la de cent, de mille onces; il en adviendra enfin que la balance prendra party tout à faict, et arrestera un chois et une verité entiere. Mais comment se laissent ils plier à la vraysemblance, s'ils ne cognoissent le vray? comment cognoissent ils la semblance de ce dequoy ils ne cognoissent pas l'essence? Ou nous pou vons iuger tout à faict; ou tout à faict nous ne le pouvons pas. Si nos facultez intellectuelles et sensibles sont sans fondement et sans pied, si elles ne font que flotter et venter, pour neant laissons nous emporter nostre iugement à aulcune partie de leur operation, quelque apparence qu'elle semble nous presenter; et la plus seure assiette de nostre entendement, et la plus heureuse, ce seroit celle là où il se maintiendroit rassis, droict, inflexible, sans bransle et sans agitation : inter visa, vera aut falsa, ad animi assensum, nihil interest2. Que les choses ne logent pas chez nous en leur forme et en leur essence, et n'y facent leur entree de leur force propre et auctorité, nous le veoyons assez : parce que s'il estoit ainsi, nous les recevrions de mesme façon; le vin seroit tel en la bouche du malade qu'en la bouche du sain; celuy qui a des crevasses aux doigts, ou qui les a gourds, trouveroit une pareille dureté au bois ou au fer qu'il manie, que faict un aultre les subiects estrangiers se rendent doncques à nostre mercy; ils logent chez nous comme il nous plaist. Or si de nostre part nous recevions quelque chose sans alteration, si les prinses humaines estoient assez capables et fermes pour saisir la verité par nos propres moyens, ces moyens estants communs à touts les hommes, cette verité se reiecteroit

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Oultre cette diversité et division infinie, par le trouble que nostre iugement nous donne à nous mesmes, et l'incertitude que chascun sent en soy, il est aysé à veoir qu'il a son assiette bien mal asseuree. Combien diversement iugeons nous des choses! combien de fois changeons nous nos fantasies! Ce que ie tiens auiourd'huy, et ce que ie croy, ie le tiens et le croy de toute ma croyance; touts mes utils et touts mes ressorts empoignent cette opinion, et m'en respondent sur tout ce qu'ils peuvent : ie ne sçaurois embrasser aulcune verité, ny la conserver avecques plus d'asseurance, que ie fois cette cy; i'y suis tout entier, i'y suis voirement: mais ne m'est il pas advenu, non une fois, mais cent, mais mille, et touts les iours, d'avoir embrassé quelque aultre chose, à tout ces mesmes instruments, en cette mesme condition, que depuis i'ay iugee faulse? Au moins fault il devenir sage à ses propres despens: si ie me suis trouvé souvent trahy soubs cette couleur; si ma touche se treuve ordinairement faulse, et ma balance ineguale et iniuste, quelle asseurance en puis ie prendre à cette fois plus qu'aux aultres? n'est-ce pas sottise de me laisser tant de fois piper à un guide? Toutesfois, que la fortune nous remue cinq cents fois de place, qu'elle ne face que vuider et remplir sans cesse, comme dans un vaisseau, dans

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Perdit et immutat sensus ad pristina quæque1. Quoy qu'on nous presche, quoy que nous apprenions, il fauldroit tousiours se souvenir que c'est l'homme qui donne, et l'homme qui receoit c'est une mortelle main qui nous le presente; c'est une mortelle main qui l'accepte. Les choses qui nous viennent du ciel ont seules droict et auctorité de persuasion; seules, la marque de verité laquelle aussi ne veoyons nous pas de nos yeulx, ny ne la recevons par nos moyens; cette saincte et grande image ne pourroit pas en un si chestif domicile, si Dieu pour cet usage ne le prepare, si Dieu ne le reforme et fortifie par sa grace et faveur particuliere et supernaturelle. Au moins debvroit nostre condition faultiere 3 nous faire porter plus modereement et retenuement en nos changements : il nous debvroit souvenir, quoy que nous receussions en l'entendement, que nous recevons souvent des choses faulses, et que c'est par ces mesmes utils qui se desmentent et qui se trompent souvent.

:

croy bien, repliqua il'; aussi ne suis ie pas ce
luy que ie suis estant sain: estant aultre, aussi
sont aultres mes opinions et fantasies. » En la
chicane de nos palais, ce mot est en usage, qui
se dict des criminels qui rencontrent les iuges
en quelque bonne trempe, doulce et debonnaire,
Gaudeat de bona fortuna2; car il est certain que
les iugements se rencontrent par fois plus ten-
dus à la condemnation, plus espineux et aspres,
tantost plus faciles, aysez, et enclins à l'excuse:
tel qui rapporte de sa maison la douleur de la
goutte, la ialousie, ou le larrecin de son valet,
ayant toute l'ame teincte et abbruvee de cholere,
il ne fault pas doubter que son iugement ne s'en
altere vers cette part là. Ce venerable senat d'A-
reopage iugeoit de nuict, de peur que la veue
des poursuyvants corrompist sa iustice. L'air
mesme et la serenité du ciel nous apporte quelque
mutation, comme dict ce vers grec, en Cicero,
Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Iuppiter auctifera lustravit lampade terras 3.
Ce ne sont pas seulement les fiebvres, les bruva-
ges, et les grands accidents, qui renversent nos-
tre iugement; les moindres choses du monde le
tournevirent: et ne fault pas doubter, encores
que nous ne le sentions pas, que si la fiebvre conti-
nue peult atterrer nostre ame, que la tierce n'y
apporte quelque alteration selon sa mesure et
proportion; si l'apoplexie assopit et esteinct tout
à faict la veue de nostre intelligence, il ne fault
pas doubter que le morfondement ne l'esblouïsse:
et par consequent, à peine se peult il rencontrer
une seule heure en la vie où nostre iugement se
treuve en sa deue assiette, nostre corps estant

toffé de tant de sortes de ressorts, que i'en croy les medecins, combien il est mal aysé qu'il n'y en ayt tousiours quelqu'un qui tire de travers.

Or n'est il pas merveille s'ils se desmentent, estants si aysez à incliner et à tordre par bien legieres occurrences. Il est certain que nostre apprehension, nostre iugement, et les facultez de nostre ame, en general, souffrent selon les mouvements et alterations du corps, lesquelles alterations sont continuelles n'avons nous pas l'es-subiect à tant de continuelles mutations, et esprit plus esveillé, la memoire plus prompte, le discours plus vif, en santé qu'en maladie? la ioye et la gayeté ne nous font elles pas recevoir les subiects qui se presentent à nostre ame, de tout aultre visage que le chagrin et la melancholie? Pensez vous que les vers de Catulle ou de Sappho rient à un vieillard avaricieux et rechigné, comme à un ieune homme vigoreux et ardent? Cleomenes, fils d'Anaxandridas, estant malade, ses amis lui reprochoient qu'il avoit des humeurs et fantasies nouvelles et non accoustumees: «< Ie

La dernière nous dégoûte des premières, et les décrédite dans notre esprit. LUCRÈCE, V, 1413.

2 Montaigne emploie ici ce mot elliptiquement, et peut-être d'après l'usage de son pays et de son temps, pour, ne pourrait pas tenir. Nous disons encore, par une ellipse presque semblable, Il n'en peut plus. J. V. L.

3 Texte de 1588; celui de 1595, pag. 370, porte fautive. J.

V. L.

MONTAIGNE.

Au demourant, cette maladie ne se descouvre pas si ayseement, si elle n'est du tout extreme et irremediable; d'autant que la raison va tousiours, et torte, et boiteuse, et deshanchee, et avecques le mensonge, comme avecques la verité : par ainsin, il est mal aysé de descouvrir son mes

I PLUTARQUE, Apophthegmes des Lacédémoniens. Montaigne change la traduction d'Amyot. J. V. L.

2 Qu'il jouisse de ce bonheur. Traduction de Montaigne, dans son édition de Bordeaux, 1580, pag. 336, et dans celle de Paris, 1588, fol. 237 verso.

3 Les pensers des mortels, et leur deuil, et leur joie,
Changent avec les jours que le ciel leur envoie.

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compte et desreiglement. I'appelle tousiours raison cette apparence de discours que chascun forge en soy cette raison, de la condition de laquelle il y en peult avoir cent contraires autour d'un mesme subiect, c'est un instrument de plomb et de cire, alongeable, ployable, et accommodable à touts biais et à toutes mesures; il ne reste que la suffisance de le sçavoir contourner. Quelque bon desseing qu’ayt un iuge, s'il ne s'escoute de prez, à quoy peu de gents s'amusent, l'inclination à l'amitié, à la parenté, à la beaulté et à la vengeance, et non pas seulement choses si poisantes, mais cet instinct fortuite, qui nous faict favoriser une chose plus qu'une aultre, et qui nous donne sans le congé de la raison le chois en deux pareils subiects, ou quelque umbrage de pareille vanité, peuvent insinuer insensiblement en son iugement la recommendation ou desfaveur d'une cause, et donner pente à la balance. Moy, qui m'espie de plus prez, qui ay les yeulx incessamment tendus sur moy, comme celuy qui n'a pas fort à faire ailleurs,

Quis sub Arcto

Rex gelidæ metuatur oræ, Quid Tiridatem terreat, unice

Securus1,

à peine oseroy ie dire la vanité et la foiblesse que ie treuve chez moy : i'ay le pied si instable et si mal assis, ie le treuve si aysé à crouler et si prest au bransle, et ma veue si desreiglee, que à jeun ie me sens aultre qu'aprez le repas; si ma santé me rid et la clarté d'un beau iour, me voylà honneste homme; si i̇'ay un cor qui me presse l'orteil, me voylà renfrongné, mal plaisant et inaccessible: un mesme pas de cheval me semble tantost rude, tantost aysé; et mesme chemin à cette heure plus court, une aultre fois plus long; et une mesme forme, ores plus, ores moins agreable: maintenant ie suis à tout faire, maintenant à rien faire; ce qui m'est plaisir à cette heure, me sera quelquesfois peine. Il se faict mille agitations indiscrettes et casuelles chez moy : ou l'humeur melancholique me tient, ou la cholerique; et de son auctorité privee, à cette heure le chagrin predomine en moy, à cette heure l'alaigresse. Quand ie prens des livres, i'auray apperceu, en tel passage, des graces excellentes, et qui auront feru mon ame: qu'une aultre fois l'y retumbe, i'ay beau le tourner et virer, i'ay beau le plier et le manier, c'est une masse in

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Qui ne m'inquiète guère de savoir quel roi fait tout trembler sous l'Ourse glacée, et pourquoi Tiridate est dans les alarmes. HOR. Od. I, 26, 3.

cogneue et informe pour moy. En mes escripts mesmes, ie ne retreuve pas tousiours l'air de ma premiere imagination: ie ne sçay ce que i'ay voulu dire; et m'eschaulde souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valoit mieulx. Ie ne fois qu'aller et venir: mon iugement ne tire pas tousiours avant; il flotte, il vague,

Velut minuta magno

Deprensa navis in mari, vesaniente vento1.

Maintesfois, comme il m'advient de faire volontiers, ayant prins pour exercice et pour esbat, à maintenir une contraire opinion à la mienne, mon esprit s'appliquant et tournant de ce costé là, m'y attache si bien, que ie ne treuve plus la raison de mon premier advis, et m'en despars. le m'entraisne quasi où ie penche, comment que ce soit, et m'emporte de mon poids.

s'il se regardoit comme moy : les prescheurs sçaChascun à peu prez en diroit autant de soy,

vent que l'esmotion qui leur vient en parlant, les anime vers la creance; et qu'en cholere nous nous addonnons plus à la deffense de nostre proposition, l'imprimons en nous, et l'embrassons avecques plus de vehemence et d'approbation, que nous ne faisons estants en nostre sens froid et reposé. Vous recitez simplement une cause à l'advocat il vous y respond chancellant et doubteux; vous sentez qu'il luy est indifferent de prendre à soustenir l'un ou l'aultre party : l'avez vous bien payé pour y mordre et pour s'en formalizer, commence il d'en estre interessé, y a il eschauffé sa volonté? sa raison et sa science s'y eschauffent quand et quand ; voylà une apparente et indubitable verité qui se presente à son entendement; il y descouvre une toute nouvelle lumiere, et le croit à bon escient, et se le persuade ainsi. Voire, ie ne sçay si l'ardeur qui naist du despit et de l'obstination à l'encontre de l'impression et violence du magistrat et du dangier, ou l'interest de la reputation, n'ont envoyé tel homme soustenir iusques au feu l'opinion pour laquelle, entre ses amis et en liberté, il n'eust pas voulu s'eschaulder le bout du doigt. Les secousses et esbranlements que nostre ame receoit par les passions corporelles, peuvent beaucoup en elle; mais encores plus les siennes propres, ausquelles elle est si fort en prinse, qu'il est à l'adventure soustenable qu'elle n'a aulcune aultre allure et mouvement que du

* Comme une faible barque surprise en pleine mer par la fureur de la tempête. CATULLE, Epigr. XXV, 12.

souffle de ses vents, et que sans leur agitation | et si mobile, subiecte par sa condition à la maiselle resteroit sans action, comme un navire en trise du trouble, n'allant iamais qu'un pas forcé pleine mer, que les vents abbandonnent de leur et emprunté? Si nostre iugement est en main à secours et qui maintiendroit cela, suyvant le la maladie mesme et à la perturbation; si c'est party des peripateticiens, ne nous feroit pas de la folie et de la temerité qu'il est tenu de rebeaucoup de tort, puis qu'il est cogneu que la cevoir l'impression des choses, quelle seureté poupluspart des plus belles actions de l'ame proce- vons nous attendre de luy? dent et ont besoing de cette impulsion des passions. La vaillance, disent ils, ne se peult parfaire sans l'assistance de la cholere; semper Aiax fortis, fortissimus tamen in furore 1; ny ne court on sus aux meschants et aux ennemis assez vigoreusement, si on n'est courroucé; et veulent que l'advocat inspire le courroux aux iuges, pour en tirer iustice.

es

N'y a il point de hardiesse à la philosophie d'es timer des hommes, qu'ils produisent leurs plu grands effects et plus approchants de la Divinité, quand ils sont hors d'eux, et furieux, et insensez1? Nous nous amendons par la privation de nostre raison et son assopissement; les deux voyes naturelles pour entrer au cabinet des dieux, et y preveoir le cours des destinees, sont la fureur Les cupiditez esmeurent Themistocles, et le sommeil. Cecy est plaisant à considerer : meurent Demosthenes, et ont poulsé les philoso- par la dislocation que les passions apportent à phes aux travaulx, veillees et peregrinations, nostre raison, nous devenons vertueux; par son nous meinent à l'honneur, à la doctrine, à la extirpation, que la fureur ou l'image de la mort santé, fins utiles: et cette lascheté d'ame à souf- apporte, nous devenons prophetes et devins. Iafrir l'ennuy et la fascherie, sert à nourrir en la mais plus volontiers ie ne l'en creus. C'est un pur conscience la penitence et la repentance, et à enthousiasme que la saincte Verité a inspiré en sentir les fleaux de Dieu pour nostre chastiement, l'esprit philosophique, qui luy arrache, contre sa et les fleaux de la correction politique : la com- proposition, que l'estat tranquille de nostre ame, passion sert d'aiguillon à la clemence : et la pru- l'estat rassis, l'estat plus sain que la philosophie dence de nous conserver et gouverner est es- luy puisse acquerir, n'est pas son meilleur estat: veillee nostre crainte; et combien de belles nostre veillee est plus endormie que le dormir; actions par l'ambition! combien par la presump- nostre sagesse moins sage que la folie; nos sontion! aulcune eminente et gaillarde vertu enfin ges valent mieulx que nos discours; la pire place n'est sans quelque agitation desreiglee. Seroit que nous puissions prendre, c'est en nous. Mais ce pas l'une des raisons qui auroit meu les epi- pense elle3 pas que nous ayons l'advisement de curiens à descharger Dieu de tout soing et soli- remarquer que la voix qui faict l'esprit, quand citude de nos affaires; d'autant que les effects il est desprins de l'homme, si clairvoyant, si mesmes de sa bonté ne se pouvoient exercer en-grand, si parfaict, et pendant qu'il est en l'homme, vers nous, sans esbransler son repos par le moyen des passions, qui sont comme des picqueures et solicitations acheminants l'ame aux actions vertueuses? ou bien ont ils creu aultrement, et les ont prinses comme tempestes qui desbauchent honteusement l'ame de sa tranquillité ? ut maris tranquillitas intelligitur, nulla, ne minima quidem, aura fluctus commovente : sic animi quietus et placatus status cernitur, quum perturbatio nulla est, qua moveri queat 1.

par

Quelles differences de sens et de raison, quelle contrarieté d'imaginations, nous presente la diversité de nos passions! Quelle asseurance pouvons nous doncques prendre de chose si instable

Ajax fut toujours brave; mais il ne le fut jamais tant que dans sa fureur. CIC. Tusc. IV, 23.

2 De même que l'on juge du calme de la mer quand sa surface n'est agitée par aucun souffle de vent, ainsi l'on peut assurer que l'ame est tranquille quand nulle passion ne peut l'émouvoir. Cic. Tusc. V, 6.

si terrestre, ignorant et tenebreux, c'est une voix partant de l'esprit qui est en l'homme terrestre, ignorant et tenebreux; et à cette cause, voix infiable 4 et incroyable?

Ie n'ay point grande experience de ces agitations vehementes, estant d'une complexion molle et poisante, desquelles la pluspart surprennent subitement nostre ame, sans luy donner loisir de se recognoistre; mais cette passion, qu'on dict estre produicte par l'oysifveté au cœur des ieunes hommes, quoy qu'elle s'achemine avecques loisit et d'un progrez mesuré, elle represente bien evidemment, à ceulx qui ont essayé de s'opposer à son effort, la force de cette conversion et alteration que nostre iugement souffre. l'ay aultrefois entreprins de me tenir bandé pour la soustenir

I PLATON, Phédrus, pag. 244. C.

2 CIC. de Divinat. I, 57. C.
3 La philosophie.

4 Infidèle, peu digne de foi. E. J.

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