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Pour suyvre encores un peu plus loing cette egualité et correspondance de nous aux bestes : le privilege dequoy nostre ame se glorifie, de ramener à sa condition tout ce qu'elle conceoit, de despouiller de qualitez mortelles et corporelles tout ce qui vient à elle; de renger les choses qu'elle estime dignes de son accointance, à desvestir et despouiller leurs conditions corruptibles, et leur faire laisser à part, comme vestements superflus et vils, l'espesseur, la longueur, la profondeur, le poids, la couleur, l'odeur, l'aspreté, la polisseure, la dureté, la mollesse, et touts accidents sensibles, pour les accommoder à sa condition immortelle et spirituelle; de maniere que Rome et Paris, que i'ay en l'ame, Paris que i'imagine, ie l'imagine et le comprens sans grandeur et sans lieu, sans pierre, sans plastre et sans bois : ce mesme privilege, dis ie, semble estre bien evidemment aux bestes; car un cheval accoustumé aux trompettes, aux arquebusades et aux combats, que nous veoyons tremousser et fremir en dormant, estendu sur sa lictiere, comme s'il estoit en la meslee, il est certain qu'il conceoit en son ame un son de tabourin sans bruict, une armee sans armes et sans corps :

toute humaine cogitation: de quelle espece d'ani- | preter desdaigneusement les effects que nous ne maulx a iamais nature tant honnoré les couches, pouvons imiter ny comprendre? la naissance et l'enfantement? car les poëtes disent bien qu'une seule isle de Delos, estant auparavant vagante, feut affermie pour le service de l'enfantement de Latone; mais Dieu a voulu que toute la mer feust arrestee, affermie et applanie, sans vagues, sans vents et sans pluye, ce pendant que l'halcyon faict ses petits, qui est iustement environ le solstice, le plus court iour de l'an; et par son privilege, nous avons sept iours et sept nuicts, au fin cœur de l'hyver, que nous pouvons naviguer sans dangier. Leurs femelles ne recognoissent aultre masle que le leur propre; l'assistent toute leur vie, sans iamais l'abbandonner: s'il vient à estre debile et cassé, elles le chargent sur leurs espaules, le portent par tout, et le servent iusques à la mort. Mais aulcune suffisance n'a encores peu attaindre à la cognoissance de cette merveilleuse fabrique dequoy l'halcyon compose le nid pour ses petits, ny en deviner la matiere. Plutarque', qui en a veu et manié plusieurs, pense que ce soient des arestes de quelque poisson qu'elle conioinct et lie ensemble, les entrelaceant, les unes de long, les aultres de travers, et adioustant des courbes et des arrondisBements, tellement qu'enfin elle en forme un vaisseau rond prest à voguer puis quand elle a parachevé de le construire, elle le porte au battement du flot marin, là où la mer le battant tout doulcement, luy enseigne à radouber ce qui n'est pas bien lié, et à mieulx fortifier aux endroicts où elle veoid que sa structure se desmeut et se lasche par les coups de mer; et au contraire, ce qui est bien ioinct, le battement de la mer le vous estreinct et vous le serre de sorte, qu'il ne se peult ny rompre, ny dissouldre, ou endommager à coups de pierre, ny de fer, si ce n'est à toute peine. Et ce qui plus est à admirer, c'est la proportion et figure de la concavité du dedans : car elle est composee et proportionnee de maniere qu'elle ne peult recevoir ny admettre aultre chose que l'oyseau qui l'a bastie; car à toute aultre chose elle est impenetrable, close et fermee, tellement qu'il n'y peult rien entrer, non pas l'eau de la mer seulement. Voylà une description bien claire de ce bastiment, et empruntee de bon lieu: toutesfois il me semble qu'elle ne nous esclaircit pas encores suffisamment la difficulté de cette architecture. Or de quelle vanité nous peult il partir, de loger au dessoubs de nous, et d'inter

I PLUTARQUE, De l'industrie des animaulx, c. 34. Voy. aussi PLINE, X, 32; ELIEN, Hist. des unim. IX, 17. J. V. L.

Quippe videbis equos fortes, quum membra iacebunt In somnis, sudare tamen, spirareque sæpe, Et quasi de palma summas contendere vires: ce lievre qu'un levrier imagine en songe, aprez lequel nous le veoyons haleter en dormant, alonger la queue, secouer les iarrets, et representer parfaictement les mouvements de sa course, c'est un lievre sans poil et sans os :

Venantumque canes in molli sæpe quiete

Jactant crura tamen subito, vocesque repente Mittunt, et crebras reducunt naribus auras, Ut vestigia si teneant inventa ferarum : Expergefactique sequuntur inania sæpe Cervorum simulacra, fugæ quasi dedita cernant; Donec discussis redeant erroribus ad se 2: gronder en songeant, et puis iapper tout à faict, les chiens de garde que nous veoyons souvent et s'esveiller en sursault, comme s'ils apperce

1 Vous verrez des coursiers, quoique profondément en

dormis, se baigner de sueur, souffler fréquemment, et tendre

tous leurs muscles, comme s'ils disputaient le prix de la course. LUCRÈCE, IV, 988.

2 Souvent, au milieu du sommeil, les chiens de chasse agtent tout à coup les pieds, aboient, et aspirent l'air à plu sieurs reprises, comme s'ils étaient sur la trace de la proie : souvent même, en se réveillant, ils continuent de poursui vre les vains simulacres d'un cerf qu'ils s'imaginent voir fuit devant eux, jusqu'à ce que, revenus à eux, ils reconnais sent leur erreur. LUCRÈCE, IV, 992.

voient quelque estrangier arriver; cet estrangier,
que leur ame veoid, c'est un homme spirituel et
imperceptible, sans dimension, sans couleur, et
sans estre:

Consueta domi catulorum blanda propago
Degere, sæpe levem ex oculis volucremque soporem
Discutere, et corpus de terra corripere instant,
Proinde quasi ignotas facies atque ora tuantur1.

Quant à la beaulté du corps, avant passer oultre, il me fauldroit sçavoir si nous sommes d'accord de sa description. Il est vraysemblable que nous ne sçavons gueres que c'est que beaulté en nature et en general, puis que à l'humaine et nostre beaulté nous donnons tant de formes diverses; de laquelle s'il y avoit quelque prescription naturelle, nous la recognoistrions en commun, comme la chaleur du feu. Nous en fantasions les formes à nostre appetit :

Turpis romano belgicus ore color2 :

vent plus belles la teste raze, mais assez ailleurs, et qui plus est, en certaines contrees glaciales, comme dict Pline 1. Les Mexicanes comptent entre les beaultez la petitesse du front; et où elles se font le poil par tout le reste du corps, elles le nourrissent au front et peuplent par art; et ont en si grande recommendation la grandeur des tettins, qu'elles affectent de pouvoir donner la mammelle à leurs enfants par dessus l'espaule : nous formerions ainsi la laideur. Les Italiens la façonnent grosse et massifve; les Espaignols, vuidee et estrillee et entre nous, l'un la faict blanche, l'aultre brune; l'un molle et delicate, l'aultre forte et vigoreuse; qui y demande de la mignardise et de la doulceur; qui, de la fierté et maiesté. Tout ainsi que la preference en beaulté que Platon attribue à la figure spherique, les epicuriens la donnent à la pyramidale plustost, ou quarree, et ne peuvent avaller un dieu en forme de boule '. les Indes la peignent noire et basanée, aux le- Mais quoy qu'il en soit, nature ne nous a non vres grosses et enflees, au nez plat et large; et plus privilegiez en cela qu'au demourant, sur chargent de gros anneaux d'or le cartilage d'enses loix communes et si nous nous iugeons tre les nazeaux, pour le faire pendre iusques bien, nous trouverons que s'il est quelques anià la bouche; comme aussi la balievre 3, de gros maulx moins favorisez en cela que nous, il y en cercles enrichis de pierreries, si qu'elle leur a d'aultres, et en grand nombre, qui le sont tumbe sur le menton, et est leur grace de mons-plus, a multis animalibus decore vincimur3, trer leurs dents iusques au dessoubs des racines. Au Peru, les plus grandes aureilles sont les plus belles, et les estendent autant qu'ils peuvent par artifice et un homme d'auiourd'huy diet avoir veu, en une nation orientale, ce soing de les aggrandir, en tel credit, et de les charger de poisants ioyaux, qu'à touts coups il passoit son bras vestu au travers d'un trou d'aureille. Il est ailleurs des nations qui noircissent les dents avecques grand soing, et ont à mespris de les veoir blanches

ailleurs ils les teignent de couleur rouge. Non seulement en Basque, les femmes se treu

1 Souvent le gardien fidèle et caressant qui vit sous nos toits, dissipe tout à coup le sommeil léger qui couvrait ses paupières, se dresse avec précipitation sur ses pieds, croyant voir un visage étranger et des traits inconnus. LUCRÈCE, IV, 999.

2 Le teint belgique dépare un visage romain. PROP. II, 17, 26. 3 J'estime, dit Borel dans son Thresor des recherches gauloises, que le mot de baleures (car c'est ainsi qu'il l'a écrit ) dénote les joues ou mâchoires. FROISSARD: Perceoient bras, testes et baleures. Il signifie la même chose, selon Cotgrave, qui écrit balieures, comme a fait Montaigne. Mais, selon Nicot, levres et balieures sont termes synonymes. Et pour moi, je crois que, par balieure, Montaigne entend ici la lèvre d'en bas, qui, percée de gros cercles enrichis de pierreries, tombe sur le menton, et découvre les dents jusqu'au-dessous des racines. C. Il n'est pas inutile de faire observer que, dans les mots dont il s'agit, l'u se prononçait comme v ( balevres, balievres ); c'est la raison de l'orthographe que nous avons adoptée dans le texte. Ajoutons que, pour l'exactitude, il fallait, en citant Nicot, écrire leures et balieures, et non levres et balieures, qui implique faussement une différence de prononciation. DD.

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voire des terrestres nos compatriotes; car quant
aux marins, laissant la figure, qui ne peult
tumber en proportion, tant elle est aultre, en cou-
leur, netteté, polisseure, disposition, nous leur
cedons assez; et non moins, en toutes qualitez,
aux aërez. Et cette prerogative que les poëtes
font valoir de nostre stature droicte, regardant
vers le ciel son origine,

Pronaque quum spectent animalia cetera terram,
Os homini sublime dedit, cœlumque tueri
Iussit, et erectos ad sidera tollere vultus 4,

elle est vrayement poëtique; car il y a plusieurs
bestioles qui ont la veue renversee tout à faict
vers le ciel ; et l'encoleure des chameaux et des
austruches, ie la treuve encores plus relevee et
droicte que la nostre. Quels animaulx n'ont la
face au hault, et ne l'ont devant, et ne regardent
vis à vis, comme nous, et ne descouvrent, en leur
iuste posture, autant du ciel et de la terre, que
l'homme? et quelles qualitez de nostre corporelle

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constitution', en Platon et en Cicero, ne peuvent | friandise au manger, mais nos plus riches orneservir à mille sortes de bestes? Celles qui nous ments et parfums. Ce discours ne touche que nos retirent le plus, ce sont les plus laides et les plus tre commun ordre, et n'est pas si sacrilege d'y abiectes de toute la bande; car pour l'apparence vouloir comprendre ces divines, supernaturelles exterieure et forme du visage, ce sont les magots: et extraordinaires beaultez qu'en veoid par fois reluire entre nous, comme des astres soubs un Simia quam similis, turpissima bestia, nobis 2! voile corporel et terrestre. pour le dedans et parties vitales; c'est le porceau. Certes, quand i'imagine l'homme tout nud (ouy en ce sexe qui semble avoir plus de part à la beaulté), ses tares, sa subiection naturelle et ses imperfections, ie treuve que nous avons eu plus de raison que nul aultre animal de nous couvrir. Nous avons esté excusables d'emprunter ceulx que nature avoit favorisez en cela plus que nous, pour nous parer de leur beaulté, et nous cacher soubs leur despouille, de laine, plume, poil, soye. Remarquons au demourant que nous sommes le seul animal duquel le default offense nos propres compaignons, et seuls qui avons à nous desrobber, en nos actions naturelles, de nostre espece. Vrayement c'est aussi un effect digne de consideration, que les maistres du mestier ordonnent pour remede aux passions amoureuses, l'entiere veue et libre du corps qu'on recherche; et que pour refroidir l'amitié, il ne faille que veoir librement ce qu'on ayme :

Ille quod obscœnas in aperto corpore partes
Viderat, in cursu qui fuit, hæsit amor

or, encores que cette recepte puisse à l'adventure
partir d'une humeur un peu delicate et refroi-
die, si est ce un merveilleux signe de nostre de-
faillance, que l'usage et la cognoissance nous
desgouste les uns des aultres. Ce n'est pas tant
pudeur, qu'art et prudence, qui rend nos dames
si circonspectes à nous refuser l'entree de leurs
cabinets, avant qu'elles soyent peinctes et parees
pour la monstre publicque :

Nec Veneres nostras hoc fallit: quo magis ipsæ Omnia summopere hos vitæ postscenia celant, Quos retinere volunt, adstrictoque esse in amore 4: là où, en plusieurs animaulx, il n'est rien d'eulx que nous n'aymions, et qui ne plaise à nos sens; de façon que de leurs excrements mesmes et de leur descharge nous tirons non seulement de la

'Décrites par Platon et par Cicéron : par le premier, dans son Timée; et par le dernier, dans son traité de la Nature des dieux, II, 54, etc. C.

2 Tout difforme qu'il est, le singe nous ressemble.
ENNIUS, apud Cic. Nat. deor. I, 35.

3 Tel, pour avoir vu à découvert les plus secrètes parties du corps de l'objet aimé, a senti, au milieu des plus vifs transports, s'éteindre sa passion. OVIDE, de Remed. amor. v. 429. 4 C'est ce que les femmes savent bien : elles ont grand soin de cacher ces arrière-scènes de la vie aux amants qu'elles veulent retenir dans leurs chaines. LUCRÈCE, IX, 1182.

Au demourant, la part mesme que nous faisons aux animaulx des faveurs de nature, par nos tre confession, elle leur est bien advantageuse : nous nous attribuons des biens imaginaires et fan tastiques, des biens futurs et absents, desquels l'humaine capacité ne se peult d'elle mesme respondre, ou des biens que nous nous attribuons faulsement par la licence de nostre opinion, comme la raison, la science et l'honneur ; et à eulx nous laissons en partage des biens essentiels, mala secuniables et palpables, la paix, le repos, rité, l'innocence et la santé : la santé, dis ie, le plus beau et le plus riche present que nature nous sça che faire. De façon que la philosophie, voire la stoïque, ose bien dire que Heraclitus et Pherecydes, s'ils eussent peu eschanger leur sagesse avecques la santé, et se delivrer, par ce marché, l'un de l'hydropisie, l'aultre de la maladie pediculaire qui le pressoit, ils eussent bien faict. Par où ils donnent encores plus grand prix à la sagesse, la comparant et contrepoisant à la santé, qu'ils ne font en cette aultre proposition, qui est aussi des leurs : ils disent que si Circé eust presenté à Ulysses deux bruvages, l'un pour faire devenir un homme de fol sage, l'autre de sage

fol, qu'Ulysses eust deu plustost accepter celuy de la folie, que de consentir que Circé eust changé sa figure humaine en celle d'une beste; et disent que la sagesse mesme eust parlé à luy en cette maniere : « Quitte moy, laisse moy là, plustost que de me loger soubs la figure et corps d'un asne. » Comment! cette grande et divine sapience, les philosophes la quittent donc pour ce voile corporel et terrestre? ce n'est doncques plus par la raison, par le discours et par l'ame, que nous excellons sur les bestes; c'est par nostre beaulté, nostre beau teinct, et nostre belle disposition de membres, pour laquelle il nous fault mettre nostre intelligence, nostre prudence, et tout le reste à l'abbandon. Or i'accepte cette naïfve et franche confession : certes, ils ont cogneu que ces parties là, dequoy nous faisons tant de feste, ce n'est que vaine fantasie. Quand les bestes auroient doncques toute la vertu, la science,

I PLUTARQUE, Des communes conceptions contre les stoiques, c. 8. C.

la sagesse et suffisance stoïque, ce seroient tousiours des bestes; ny ne seroient pourtant comparables à un homme miserable, meschant et insensé. Car enfin tout ce qui n'est comme nous sommes, n'est rien qui vaille; et Dieu mesme, pour se faire valoir, il fault qu'il y retire, comme nous dirons tantost: par où il appert que ce n'est pas par vray discours, mais par une fierté folle et opiniastreté, que nous nous preferons aux aultres animaulx, et nous sequestrons de leur condition et societé.

Mais pour revenir à mon propos, nous avons pour nostre part l'inconstance, l'irresolution, l'incertitude, le dueil, la superstition, la solicitude des choses à venir, voire aprez nostre vie, l'ambition, l'avarice, la ialousie, l'envie, les appetits desreiglez, forcenez et indomptables, la guerre, le mensonge, la desloyauté, la detraction et la curiosité. Certes, nous avons estrangement surpayé ce beau discours' dequoy nous nous glorifions, et cette capacité de iuger et cognoistre, si nous l'avons acheptee au prix de ce nombre infiny de passions ausquelles nous sommes incessamment en prinse : s'il ne nous plaist de faire encores valoir, comme faict bien Socrates 2, cette notable prerogative sur les aultres animaulx, que où nature leur a prescript certaines raisons et limites à la volupté venerienne, elle nous en a lasché la bride à toutes heures et occasions. Ut vinum ægrotis, quia prodest raro, nocet sæpissime, melius est non adhibere omnino, quam, spe dubiæ salutis, in apertam perniciem incurrere : sic haud scio, an melius fuerit, humano generi motum istum celerem cogitationis, acumen, solertiam, quam rationem vocamus, quoniam pestifera sint multis, admodum paucis salutaria, non dari omnino, quam tam munifice et tam large dari 3. De quel fruict pouvons nous estimer avoir esté à Varro et Aristote cette intelligence de tant de choses? Les a elle exemptez des incommoditez humaines? ont ils esté deschargez des accidents qui pressent un crocheteur? ont ils tiré de la logique

· Surpayer une chose, c'est

1 Exalté cette belle raison. la payer au delà de son juste prix. C.

2 XÉNOPHON, Mémoires sur Socrate, I, 4, 12. C. 3 Il vaut mieux ne point donner de vin aux malades, parce qu'en leur donnant ce remède quelquefois utile, mais le plus souvent nuisible, on les exposerait, pour une espérance incertaine, à un véritable danger de même il vaudrait peutêtre mieux, à mon avis, que la nature nous eût refusé cette activité de pensée, cette pénétration, cette industrie, que nous appelons raison, et qu'elle nous a si libéralement accordée; puisque cette noble faculté n'est salutaire qu'à un petit nombre d'hommes, tandis qu'elle est funeste à tous les autres. CIC. de Nat. deor. III, 2 27.

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quelque consolation à la goutte? pour avoir sceu comme cette humeur se loge aux ioinctures, l'en ont ils moins sentie? sont ils entrez en composition de la mort, pour sçavoir qu'aulcunes nations s'en resiouïssent; et du cocuage, pour sçavoir les femmes estre communes en quelque region? Au rebours, ayants tenu le premier reng en sçavoir, l'un entre les Romains, l'aultre entre les Grecs, et en la saison où la science fleurissoit le plus, nous n'avons pas pourtant apprins qu'ils ayent eu aulcune particuliere excellence en leur vie; voire le Grec a assez à faire à se descharger d'aulcunes taches notables en la sienne. A lon trouvé que la volupté et la santé soyent plus savoureuses à celuy qui sçait l'astrologie et la grammaire?

Illitterati num minus nervi rigent 1?
et la honte et pauvreté moins importunes?
Scilicet et morbis et debilitate carebis,

Et luctum et curam effugies, et tempora vitæ
Longa tibi post hæc fato meliore dabuntur 2.

il

l'ay veu en mon temps cent artisans, cent laboureurs, plus sages et plus heureux que des recteurs de l'université; et lesquels i'aimeroy mieulx ressembler. La doctrine, ce m'est advis, tient reng entre les choses necessaires à la vie, comme la gloire, la noblesse, la dignité, ou pour le plus, comme la beaulté, la richesse, et telles aultres qualitez qui y servent voirement, mais de loing, et plus par fantasie que par nature. Il ne nous fault gueres plus d'offices, de reigles et de loix de vivre en nostre communauté, qu'il en fault aux grues et fourmis en la leur ; et ce neantmoins nous veoyons qu'elles s'y conduisent tres ordonneement, sans erudition. Si l'homme estoit sage, prendroit le vray prix de chasque chose, selon qu'elle seroit la plus utile et propre à sa vie. Qui nous comptera par nos actions et deportements, il s'en trouvera plus grand nombre d'excellents entre les ignorants qu'entre les sçavants : ie dis en toute sorte de vertu. La vieille Rome me semble en avoir bien porté de plus grande valeur, et pour la paix et pour la guerre, que cette Rome sçavante, qui se ruyna soy mesme: quand le demourant seroit tout pareil, au moins la preud'hommie et l'innocence demeureroient du costé de l'ancienne; car elle loge singulierement bien avecques la simplicité. Mais ie laisse ce discours,

Un ignorant soutient-il avec moins de vigueur les combats de l'amour? HOR. Epod. 8, v. 17.

2 C'est par là, sans doute, que vous serez exempt d'infirmités et de maladies; vous ne connaîtrez ni le chagrin ni l'inquiétude; vous jouirez d'une vie plus longue et plus heu reuse. JUVÉN. XIV, 156

qui me tireroit plus loing que ie ne vouldroy | proprement sien que l'usage de ses opinions:, suyvre. I'en diray seulement encores cela, que nous n'avons que du vent et de la fumee en parc'est la seule humilité et soubmission qui peult tage. Les dieux ont la santé en essence, dict la phieffectuer un homme de bien. Il ne fault pas laisser losophie, et la maladie en intelligence : l'homme, au iugement de chascun la cognoissance de son au contraire, possede ses biens par fantasie, les debvoir; il le luy fault prescrire, non pas le laisser maulx en essence. Nous avons eu raison de faire choisir à son discours: aultrement, selon l'imbe- valoir les forces de nostre imagination; car touts cillité et varieté infinie de nos raisons et opinions, nos biens ne sont qu'en songe. Oyez braver ce nous nous forgerions enfin des debvoirs qui nous pauvre et calamiteux animal. « Il n'est rien, dict mettroient à nous manger les uns les aultres, Cicero, si doulx que l'occupation des lettres, de comme dict Epicurus'. ces lettres, dis ie, par le moyen desquelles l'infiLa premiere loy que Dieu donna iamais à nité des choses, l'immense grandeur de nature, l'homme, ce feut une loy de pure obeïssance; ce les cieux en ce monde mesme, et les terres et feut un commandement nud et simple, où l'homme les mers nous sont descouvertes : ce sont elles qui n'eust rien à cognoistre et à causer, d'autant que nous ont apprins la religion, la moderation, la l'obeïr est le propre office d'une ame raisonnable, grandeur de courage, et qui ont arraché nostre recognoissant un celeste superieur et bienfac- ame des tenebres, pour luy faire veoir toutes teur. De l'obeïr et ceder naist toute aultre vertu; choses haultes, basses, premieres, dernieres et comme du cuider, tout peché. Et au rebours, moyennes; ce sont elles qui nous fournissent dela premiere tentation qui veint à l'humaine na- quoy bien et heureusement vivre, et nous guiture de la part du diable, sa premiere poison, s'in-dent à passer nostre aage sans desplaisir et sans sinua en nous par ies promesses qu'il nous feit de science et de cognoissance: Eritis sicut dii, scientes bonum et malum: et les sireines, pour piper Ulysse en Homere, et l'attirer en leurs dangereux et ruyneux laqs, luy offrent en don la science3. La peste de l'homme, c'est l'opinion de sçavoir: voylà pourquoy l'ignorance nous est tant recommendee par nostre religion, comme piece propre à la creance et à l'obeïssance. Cavete ne quis vos decipiat per philosophiam et inanes seductiones, secundum elementa mundi 4. En cecy, y a il une generale convenance entre touts les philosophes de toutes sectes, que le souverain bien consiste en la tranquillité de l'ame et du corps mais où la trouvons nous ?

Ad summum, sapiens uno minor est Iove, dives,
Liber, honoratus, pulcher, rex denique regum
Præcipue sanus, nisi quum pituita molesta est

Il semble, à la verité, que nature, pour la consolation de nostre estat miserable et chestif, ne nous ayt donné en partage que la presumption; c'est ce que dict Epictete, « que l'homme n'a rien

Ou plutôt l'épicurien Colotès, comme on peut voir dans le traité que Plutarque a écrit contre lui, c. 27 de la traduction d'Amyot. C.

2 Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal. Genèse, III, 5.

3 HOMÈRE, Odyss. XII, 188; CIC. de Finib. V, 18. J. V. L. 4 Prenez garde que personne ne vous séduise par la philosophie, et par de vaines et trompeuses subtilités, selon les doctrines du monde. S. PAUL, ad Coloss. II, 8.

5 Le sage ne voit au-dessus de lui que Jupiter; il est riche, beau, comblé d'honneurs, libre; il est le roi des rois, et surtout il jouit d'une santé merveilleuse, si ce n'est quand la pituite le tourmente. Hon. Epist. I, 1, 100.

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offense : » cettuy cy ne semble il pas parler de
la condition de Dieu tout vivant et tout puissant?
Et quant à l'effect, mille femmelettes ont vescu
au village une vie plus equable, plus doulce et
plus constante que ne feut la sienne.

Deus ille fuit, deus, inclute Memmi,
Qui princeps vitæ rationem invenit eam, quæ
Nunc appellatur Sapientia; quique per artem
Fluctibus e tantis vitam, tantisque tenebris,
In tam tranquilla et tam clara luce locavit 3:

voylà des paroles tres magnifiques et belles; mais
un bien legier accident meit l'entendement de
cettuy cy 4 en pire estat que celuy du moindre
berger, nonobstant ce dieu precepteur, et cette
divine sapience. De mesme impudence est cette
promesse du livre de Democritus, « le m'en vois
parler de toutes choses5; » et ce sot tiltre qu'A-
ristote nous preste de « dieux mortels 6; » et ce
iugement de Chrysippus, « que Dion estoit aussi
vertueux que Dieu ? : » et mon Seneca recognoist,
dict il, «< que Dieu luy a donné le vivre, mais
1 Manuel, c. II. C.

2 CIC. Tusc. quæst. I, 26. C.

3 Il fut un dieu, illustre Memmius, oui, il fut un dieu, celui qui le premier trouva cet art de vivre auquel on donne aujour d'hui le nom de Sagesse, celui qui, par cet art vraiment divin, a fait succéder le calme et la lumière à l'orage et aux ténèbres. LUCRÈCE, V, 8.

4 De Lucrèce, qui, dans les vers précédents, parle si magnifiquement d'Épicure et de sa doctrine; car un breuvage, que lui donna sa femme ou sa maitresse, lui troubla si fort la raison, que la violence du mal ne lui laissa que quelques intervalles lucides, qu'il employa à composer son poëme, et le porta enfin à se tuer lui-même. Chron. d'EUSEBE. C.

5 CIC. Acad. II, 23.

6 ID. de Fin. II, 13.

7 PLUTARQUE, Des communes conceptions, etc. c. 0.

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