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à la poursuitte de quelque proye qui fuyt devant luy, va essayant un chemin aprez l'aultre, et aprez s'estre asseuré des deux, et n'y avoir trouvé la trace de ce qu'il cherche, s'eslance dans le troisiesme sans marchander; il est contrainct de confesser qu'en ce chien là un tel discours se passe : l'ay suivy iusques à ce carrefour mon maistre à la trace; il fault necessairement qu'il passe par l'un de ces trois chemins : ce n'est ny par cettuy cy, ny par celuy là; il fault doncques infailliblement qu'il passe par cet aultre: » et que s'asseurant par cette conclusion et discours, il ne se sert plus de son sentiment au troisiesme chemin, ny ne le sonde plus, ains s'y laisse emporter par la force de la raison. Ce traict, purement dialecticien, et cet usage de propositions divisees et conioinctes, et de la suffisante enumeration des parties, vault il pas autant que le chien le sçache de soy, que de Trapezonce 1?

Si ne sont pas les bestes incapables d'estre encores instruictes à nostre mode: les merles, les corbeaux, les pies, les perroquets, nous leur apprenons à parler; et cette facilité que nous recognoissons à nous fournir leur voix et haleine si soupple et si maniable, pour la former et l'astreindre à certain nombre de lettres et de syllabes, tesmoigne qu'ils ont un discours au dedans qui les rend ainsi disciplinables et volontaires à apprendre. Chacun est saoul, ce croy ie, de veoir tant de sortes de singeries que les batteleurs apprennent à leurs chiens; les dances où ils ne faillent une seule cadence du son qu'ils oyent; plusieurs divers mouvements et saults qu'ils leur font faire par le commandement de leur parole. Mais ie remarque avecques plus d'admiration cet effect, qui est toutesfois assez vulgaire, des chiens dequoy se servent les aveugles, et aux champs et aux villes : ie me suis prins garde comme ils s'arrestent à certaines portes d'où ils ont accoustumé de tirer l'aumosne; comme ils evitent le choc des coches et des charrettes, lors mesme que, pour leur regard, ils ont assez de place pour leur passage; i'en ay veu, le long d'un fossé de ville, laisser un sentier plain et uny, et en prendre un pire, pour esloingner son maistre du fossé: comment pouvoit on avoir faict concevoir à ce chien, que c'estoit sa charge de regarder seulement à la seureté de son maistre, et mespriser

Georgius Trapezuntius, que nous appelons Georges de Trébizonde, un de ces savants grecs qui, forcés de quitter l'Orient dans le quinzième siècle, se réfugièrent en Occident, où ils firent revivre les lettres. Eugène IV lui confia la direction d'un des colléges de Rome. C.

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ses propres commoditez pour le servir? et comment avoit il la cognoissance que tel chemin luy estoit bien assez large, qui ne le seroit pas pour un aveugle? Tout cela se peult il comprendre sans ratiocination?

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Il ne fault pas oublier ce que Plutarque dict avoir veu à Rome d'un chien, avecques l'empereur Vespasian le pere, au theatre de Marcellus: ce chien servoit à un batteleur qui iouoit une fiction à plusieurs mines et à plusieurs personnages, et y avoit son roolle. Il falloit, entre aultres choses, qu'il contrefeist pour un temps le mort, pour avoir mangé de certaine drogue: aprez avoir avallé le pain qu'on feignoit estre cette drogue, il commencea tantost à trembler et bransler, comme s'il eust esté estourdy: finalement, s'estendant et se roidissant comme mort, il se laissa tirer et traisner d'un lieu à aultre, ainsi que portoit le subiect du ieu; et puis, quand il cogneut qu'il estoit temps, il commencea premierement à se remuer tout bellement, ainsi que s'il se feust revenu d'un profond sommeil, et levant la teste, regarda çà et là, d'une façon qui eston noit touts les assistants.

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Les bœufs qui servoient aux iardins royaux de Suse, pour les arrouser et tourner certaines grandes roues à puiser de l'eau, ausquelles il y avoit des bacquets attachez (comme il s'en veoid plusieurs en Languedoc), on leur avoit ordonné d'en tirer par iour iusques à cent tours chascun, dont ils estoient si accoustumez à ce nombre, qu'il estoit impossible, par aulcune force, de leur en faire tirer un tour davantage; et ayants faict leur tasche, ils s'arrestoient tout court 3. Nous sommes en l'adolescence avant que nous sçachions compter iusques à cent, et venons de descouvrir des nations qui n'ont aulcune cognoissance des nombres.

Il y a encores plus de discours à instruire aultruy qu'à estre instruict: or laissant à part ce que Democritus 4 iugeoit et prouvoit, que la pluspart des arts, les bestes nous les ont apprinses, comme l'araignee à tistre et à coudre, l'arondelle à bastir, le cygne et le rossignol la musique, et plusieurs animaulx, par leur imitation, à faire la medecine; Aristote 5 tient que les rossignols

De l'industrie des animaulx, c. 18. C.

2 Se revenir, se recolligere. NICOT.-On ne dit plus aujour d'hui se revenir, mais revenir d'un profond sommeil, d'une pamoison, d'un évanouissement, etc. C.

3 PLUTARQUE, De l'industrie des animaulx, c. 20. C. 4 ID. ibid. c. 14. C.

ID. ibid. c. 18. C.

instruisent leurs petits à chanter, et y employent | quand et quand esteincte: mais on trouva enfin

que c'estoit une estude profonde, et une retraicte en soy mesme, son esprit s'exercitant, et preparant sa voix à representer le son de ces trompettes; de maniere que sa premiere voix ce feut celle là d'exprimer parfaictement leurs reprinses leurs poses et leurs muances, ayant quitté, par ce nouvel apprentissage, et prins à desdaing, tout ce qu'elle sçavoit dire auparavant.

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du temps et du soing; d'où il advient que ceulx que nous nourrissons en cage, qui n'ont point eu loisir d'aller à l'eschole soubs leurs parents, perdent beaucoup de la grace de leur chant : nous pouvons iuger par là qu'il receoit de l'amendement par discipline et par estude; et entre les libres mesme il n'est pas un et pareil, chascun en a prins selon sa capacité; et sur la ialousie de leur apprentissage, ils se debattent à l'envy, d'une contention si courageuse, que par fois le vaincu y demeure mort, l'haleine luy faillant plustost que la voix. Les plus ieunes ruminent pensifs, et prennent à imiter certains couplets de chanson le disciple escoute la leçon de son precepteur, et en rend compte avecques grand soing; ils se taisent, l'un tantost, tantost l'aultre; on oid corriger les faultes, et sent on aulcunes reprehensions du precepteur 1. I'ay veu, dict Arrianus 2, aultrefois un elephant ayant à chascune cuisse un cymbale pendu, et un aultre attaché à sa trompe, au son desquels touts les aultres danceoient en rond, s'eslevants et s'inclinants à certaines cadences, selon que l'instrument les guidoit; et y avoit plaisir à ouyr cette harmonie. Aux spectacles de Rome, il se veoyoit ordinai-aulcunement voysine de ce que recitoit des elerement des elephants dressez à se mouvoir, et dancer, au son de la voix, des dances à plusieurs entrelasseures, couppeures, et diverses cadences tres difficiles à apprendre 3. Il s'en est veu qui, en leur privé, rememoroient leur leçon, et s'exerceoient, par soing et par estude, pour n'estre tansez et battus de leurs maistres 4.

Mais cette aultre histoire de la pie, de laquelle nous avons Plutarque mesme pour respondant, est estrange : elle estoit en la boutique d'un barbier, à Rome, et faisoit merveilles de contrefaire avecques la voix tout ce qu'elle oyoit. Un iour, il adveint que certaines trompettes s'arresterent à sonner long temps devant cette boutique. Depuis cela, et tout le lendemain, voylà cette pie pensifve, muette et melancholique; dequoy tout le monde estoit esmerveillé, et pensoit on que le son des trompettes l'eust ainsin estourdie et estonnee, et qu'avecques l'ouye, la voix se feust 1 Tout ce passage sur le chant des rossignols est extrait de PLINE, Nat. Hist. X, 29. J. V. L.

Hist. Indic. c. 14, p. 328, édit. de Gronovius. Il y a ici Arrius dans toutes les éditions de Montaigne. Pourquoi ne pas corriger cette faute évidente de ses imprimeurs ou de ses copistes? J. V. L

3 PLUTARQUE, De l'industrie des animaulx, c. 12. C. 4 ID. ibid. PLINE, VIII, 3. C.

5 ID. ibid. c. 18. C.

Ie ne veulx pas obmettre d'alleguer aussi cet aultre exemple d'un chien que ce mesme Plutarque dict avoir veu (car quant à l'ordre, ie sens bien que ie le trouble; mais ie n'en observe non plus à renger ces exemples, qu'au reste de toute ma besongne), luy estant dans un navire : ce chien estant en peine d'avoir l'huyle qui estoit dans le fond d'une cruche, où il ne pouvoit arriver de la langue, pour l'estroicte emboucheure du vaisseau, alla querir des cailloux, et en meit dans cette cruche iusques à ce qu'il eust faict haulser l'huyle plus prez du bord, où il la peust attaindre. Cela, qu'est ce, si ce n'est l'effect d'un esprit bien subtil? On dict que les corbeaux de Barbarie en font de mesme, quand l'eau qu'ils veulent boire est trop basse 2. Cette action est

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phants un roy de leur nation, Iuba 3, que quand, par la finesse de ceulx qui les chassent, l'un d'entre eulx se treuve prins dans certaines fosses profondes qu'on leur prepare, et les recouvre lon de menues brossailles pour les tromper, ses compaignons y apportent en diligence force pierres et pieces de bois, à fin que cela l'ayde à s'en mettre hors. Mais cet animal rapporte en tant d'aultres effects à l'humaine suffisance, que si ie vouloy suyvre par le menu ce que l'experience en a apprins, ie gaignerois ayseement ce que ie mantiens ordinairement, qu'il se treuve plus de difference de tel homme à tel homme, que de tel animal à tel homme. Le gouverneur d'un elephant, en une maison privee de Syrie, desrobboit à touts les repas la moitié de la pension qu'on luy avoit ordonnee: un iour le maistre voulut luy mesme le panser, versa dans sa mangeoire la iuste mesure d'orge qu'il luy avoit prescripte pour sa nourriture; l'elephant regardant de mauvais œil ce gouverneur, separa avecques la trompe et en meit à part la moitié, declarant par là le tort qu'on luy faisoit. Et un aultre ayant un gouver

1 PLUTARQUE, De l'industrie des animaulx, c. 12. C. 2 Ibid. C.

3 Ibid. C. 10. C.

et

neur qui mesloit dans sa mangeaille des pierres pour en croistre la mesure, s'approcha du pot où il faisoit cuyre sa chair pour son disner, et le luy remplit de cendre'. Cela, ce sont des effects particuliers mais ce que tout le monde a veu, que tout le monde sçait, qu'en toutes les armees qui se conduisoient du païs de Levant, l'une des plus grandes forces consistoit aux elephants, desquels on tiroit des effects sans comparaison plus grands que nous ne faisons à present de nostre artillerie, qui tient à peu prez leur place en une battaille ordonnee (cela est aysé à iuger à ceulx qui cognoissent les histoires anciennes);

Siquidem Tyrio servire solebant
Annibali, et nostris ducibus, regique Molosso,
Horum maiores, et dorso ferre cohortes,

Partem aliquam belli, et euntem in prælia turrim 2 : il falloit bien qu'on se respondist à bon escient de la creance de ces bestes et de leur discours, leur abbandonnant la teste d'une battaille, là où le moindre arrest qu'elles eussent sceu faire pour la grandeur et pesanteur de leur corps, le moindre effroy qui leur eust faict tourner la teste sur leurs gents, estoit suffisant pour tout perdre : et s'est veu peu d'exemples où cela soit advenu, qu'ils se reiectassent sur leurs trouppes, au lieu que nous mesmes nous reiectons les uns sur les aultres, et nous rompons. On leur donnoit charge, non d'un mouvement simple, mais de plusieurs diverses parties, au combat; comme faisoient aux chiens les Espaignols à la nouvelle conqueste des Indes3, ausquels ils payoient solde, et faisoient partage au butin: et monstroient ces animaulx autant d'adresse et de iugement à poursuyvre et arrester leur victoire, à charger ou à reculer, selon les occasions, à distinguer les amis des ennemis, comme ils faisoient d'ardeur et d'aspreté.

Nous admirons et poisons mieulx les choses estrangieres que les ordinaires; et sans cela, ie ne me feusse pas amusé à ce long registre car, selon mon opinion, qui contreroollera de prez ce que nous veoyons ordinairement ez animaulx qui vivent parmy nous, il y a dequoy y trouver des effects autant admirables que ceulx qu'on va recueillant ez païs et siecles estrangiers. C'est une

1 PLUTARQUE, De l'industrie des animaulx, c. 12. C.

2 Les ancêtres de nos éléphants combattaient dans les armées d'Annibal, du roi d'Épire, et des généraux de Rome; ils portaient sur leur dos des cohortes entières, et des tours que l'on voyait s'avancer au milieu des batailles. Juv. XII, 107.

3 C'est ce que plusieurs peuples avaient fait longtemps auparavant. Voyez PLINE, VIII, 40; ÉLIEN, Var. hist. XIV, 46; etc. etc. C.

mesme nature qui roule son cours : qui en auroit suffisamment iugé le present estat, en pourroit seurement conclurre et tout l'advenir et tout le passé. l'ay veu aultrefois parmy nous des hommes amenez par mer de loingtains païs, desquels parce que nous n'entendions aulcunement le langage, et que leur façon, au demourant, et leur contenance, et leurs vestements, estoient du tout esloingnez des nostres, qui de nous ne les estimoit et sauvages et brutes? qui n'attribuoit à stupidité et à bestise de les veoir muets, ignorants la langue françoise, ignorants nos baisemains et nos inclinations serpentees, nostre port et no stre maintien, sur lequel, sans faillir, doibt prendre son patron la nature humaine? Tout ce qui nous semble estrange, nous le condemnons, et ce que nous n'entendons pas. Il nous advient ainsin au iugement que nous faisons des bestes. Elles ont plusieurs conditions qui se rapportent aux nostres; de celles là, par comparaison, nous pouvons tirer quelque coniecture: mais de ce qu'elles ont particulier, que sçavons nous que c'est? Les chevaulx, les chiens, les bœufs, les brebis, les oyseaux, et la pluspart des animaulx qui vivent avecques nous, recognoissent nostre voix, et se laissent conduire par elle : si faisoit bien encores la murene de Crassus', et venoit à luy quand il l'appelloit; et le font aussi les anguilles qui se treuvent en la fontaine d'Arethuse; et l'ay veu des gardoirs assez où les poissons accourent, pour manger, à certain cry de ceulx qui les traictent,

Nomen habent, et ad magistri Vocem quisque sui venit citatus 2: nous pouvons iuger de cela. Nous pouvons aussi dire que les elephants ont quelque participation de religion 3, d'autant qu'aprez plusieurs ablutions et purifications, on les veoid haulsants leur trompe, comme des bras; et tenants les yeulx fichez vers le soleil levant, se planter longtemps en meditation et contemplation, à certaines heures du iour, de leur propre inclination, sans instruction et sans precepte. Mais pour ne veoir aulcune telle apparence ez aultres animaulx, nous ne pouvons pourtant establir qu'ils soient sans religion, et ne pouvons prendre en aulcune part ce qui nous est caché; comme nous veoyons quelque chose en cette action que le philosophe Cleanthes remarqua, parce qu'elle retire aux

I PLUTARQUE, De l'industrie des animaulx, c. 24. C.

2 Ils ont un nom; et chacun d'eux vient à la voix du mal tre qui l'appelle. MARTIAL, IV, 30, 6.

3 PLINE, VIII, 1. C.

:

tainės predictions du vent qui avoit à tirer'. Le cameleon prend la couleur du lieu où il est assis2; mais le poulpe se donne luy mesme la couleur qu'il luy plaist, selon les occasions, pour se cacher de ce qu'il craint, et attrapper ce qu'il cherche au cameleon, c'est changement de passion; mais au poulpe, c'est changement d'action. Nous avons quelques mutations de couleur, à la frayeur, la cholere, la honte, et aultres passions, qui alterent le teinct de nostre visage; mais c'est par l'effect de la souffrance, comme au cameleon : il est bien en la iaunisse de nous faire iaunir, mais il n'est pas en la disposition de nostre volonté. Or ces effects, que nous recognoissons aux aultres animaulx, plus grands que les nostres, tesmoignent en eulx quelque faculté plus excellente qui nous est occulte; comme il est vraysemblable que sont plusieurs aultres de leurs conditions et puissances, desquelles nulles apparences ne viennent iusques à

nous.

De toutes les predictions du temps passé, les plus anciennes et plus certaines estoient celles qui se tiroient du vol des oyseaux 3: nous n'avons rien de pareil, ny de si admirable. Cette reigle, cet ordre du bransler de leur aile, par lequel on tire des consequences des choses à ve

nostres : il veit', dict il, des fourmis partir de leur fourmilliere, portants le corps d'un fourmy' mort vers une aultre fourmilliere, de laquelle plusieurs aultres fourmis leur veindrent au devant, comme pour parler à eulx; et aprez avoir esté ensemble quelque piece, ceulx cy s'en retournerent pour consulter, pensez, avecques leurs concitoyens; et feirent ainsi deux ou trois voyages, pour la difficulté de la capitulation: enfin, ces derniers venus apporterent aux premiers un ver de leur taniere, comme pour la rançon du mort; lequel ver les premiers chargerent sur leur dos, et emporterent chez eulx, laissants aux aultres le corps du trespassé. Voylà l'interpretation que Cleanthes y donna, tesmoignant par là que celles qui n'ont point de voix ne laissent pas d'avoir practique et communication mutuelle, de laquelle c'est nostre default que nous ne soyons participants; et nous meslons, à cette cause, sottement d'en opiner. Or elles produisent encore d'aultres effects qui surpassent de bien loing nostre capacité; ausquels il s'en fault tant que nous puissions arriver par imitation, que par imagination mesme nous ne les pouvons concevoir. Plusieurs tiennent qu'en cette grande et derniere battaille navale qu'Antonius perdit contre Auguste, sa galere capitainesse feut arrestee au milieu de sa course par ce petit pois-nir, il fault bien qu'il soit conduict par quelque son que les Latins nomment Remora, à cause de cette sienne proprieté d'arrester toute sorte de vaisseaux ausquels il s'attache 3. Et l'empereur Caligula, voguant avecques une grande flotte en la coste de la Romanie, sa seule galere feut arrestee tout court par ce mesme poisson; lequel il feit prendre attaché comme il estoit au bas de son vaisseau, tout despit dequoy un si petit animal pouvoit forcer et la mer et les vents, et la violence de touts ses avirons, pour estre seulement attaché par le bec à sa galere (car c'est un poisson à coquille); et s'estonna encores, non sans grande raison, de ce que luy estant apporté dans le bateau, il n'avoit plus cette force qu'il avoit au dehors 4. Un citoyen de Cyzique acquit iadis reputation de bon mathematicien, pour avoir apprins la condition de l'herisson: il a sa taniere ouverte à divers endroicts et à divers vents, et preveoyant le vent advenir, il va boucher le trou du costé de ce vent là; ce que remarquant, ce citoyen apportoit en sa ville cer

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excellent moyen à une si noble operation : car c'est prester à la lettre, d'aller attribuant ce grand effect à quelque ordonnance naturelle, sans l'intelligence, consentement et discours de qui le produict; et est une opinion evidemment faulse. Qu'il soit ainsi : la torpille a cette condition, non seulement d'endormir les membres qui la touchent, mais au travers des filets et de la seine, elle transmet une pesanteur endormie aux mains de ceulx qui la remuent et manient; voire, dict on davantage, que si on verse de l'eau dessus, on sent cette passion qui gaigne contremont iusques à la main et endort l'attouchement au travers de l'eau. Cette force est merveilleuse; mais elle n'est pas inutile à la torpille : elle la sent, et s'en sert, de maniere que pour attrapper la proye qu'elle queste, on la veoid se tapir soubs le limon, à fin que les aultres poissons se coulants par dessus, frappez et endormis de cette sienne froideur, tumbent en sa puissance. Les grues, les arondelles, et aultres oyseaux passagiers, changeants de demeure

I PLUTARQUE, De l'industrie des animaulx, c. 15. C. 2 ID. ibid. c. 28. C.

3 SEXT. EMPIRIC. Pyrrh. hypotyp. 1, 4. C.

selon les saisons de l'an, monstrent assez la cognoissance qu'elles ont de leur faculté divinatrice, et la mettent en usage. Les chasseurs nous asseurent que, pour choisir d'un nombre de petits chiens celuy qu'on doibt conserver pour le meilleur, il ne fault que mettre la mere au propre de le choisir elle mesme; comme si on les emporte hors de leur giste, le premier qu'elle y rapportera sera tousiours le meilleur; ou bien, si on fait semblant d'entourner de feu leur giste de toutes parts, celuy des petits au secours duquel elle courra premierement par où il appert qu'elles ont un usage de prognosticque que nous n'avons pas, ou qu'elles ont quelque vertu à iuger de leurs petits, aultre et plus vifve que la

nostre.

La maniere de naistre, d'engendrer, nourrir, agir, mouvoir, vivre et mourir, des bestes, estant si voysine de la nostre, tout ce que nous retrenchons de leurs causes motrices, et que nous adioustons à nostre condition au dessus de la leur, cela ne peult aulcunement partir du discours de nostre raison. Pour reiglement de nostre santé, les medecins nous proposent l'exemple du vivre des bestes, et leur façon; car ce mot est de tout temps en la bouche du peuple :

Tenez chaulds les pieds et la teste;

Au demourant, vivez en beste.

La generation est la principale des actions naturelles; nous avons quelque disposition de membres qui nous est plus propre à cela : toutesfois ils nous ordonnent de nous renger à l'assiette et disposition brutale;

More ferarum, Quadrupedumque magis ritu, plerumque putantur Concipere uxores : quia sic loca sumere possunt, Pectoribus positis, sublatis semina lumbis': et reiectent, comme nuisibles, ces mouvements indiscrets et insolents que les femmes y ont meslé de leur creu; les ramenants à l'exemple et usage des bestes de leur sexe, plus modeste et rassis :

Nam mulier prohibet se concipere atque repugnat,
Clunibus ipsa viri Venerem si læta retractet,
Atque exossato ciet omni pectore fluctus.
Eicit enim sulci recta regione viaque
Vomerem, atque locis avertit seminis ictum 2.

1 On croit communément que pour être féconde, l'union des époux doit se faire dans l'attitude des quadrupèdes, parce qu'alors la situation horizontale de la poitrine et l'élévation des reins favorisent la direction du fluide générateur. LuCRÈCE, IV, 1261.

2 Les mouvements lascifs par lesquels la femme excite l'ardeur de son époux, sont un obstacle à la fécondation; ils

I

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Si c'est iustice de rendre à chascun ce qui luy est deu, les bestes qui servent, ayment et deffendent leurs bienfaicteurs, et qui poursuyvent et oultragent les estrangiers et ceulx qui les of fensent, elles representent en cela quelque air de nostre iustice : comme aussi en conservant une egualité tres equitable en la dispensation de leurs biens à leurs petits. Quant à l'amitié, elles l'ont, sans comparaison, plus vifve et plus constante que n'ont pas les hommes. Hyrcanus le chien du roy Lysimachus, son maistre mort, demeura obstiné sur son lict, sans vouloir boire ne manger; et le iour qu'on en brusla le corps, il print sa course, et se iecta dans le feu, où il feut bruslé comme feit aussi le chien d'un nommé Pyrrhus; car il ne bougea de dessus le lict de son maistre depuis qu'il feut mort; et quand on l'emporta, il se laissa enlever quand et luy, et finalement se lancea dans le buchier où on brusloit le corps de son maistre. Il y a certaines inclinations d'affection qui naissent quelquesfois en nous sans le conseil de la raison, qui viennent d'une temerité fortuite que d'aultres nomment sympathie; les bestes en sont capables comme nous : nous veoyons les chevaulx prendre certaines accointances des uns aux aultres, iusques à nous mettre en peine pour les faire vivre ou voyager separeement: on les veoid appliquer leur affection à certain poil de leurs compaignons, comme à certain visage, et où ils le rencontrent, s'y ioindre incontinent avecques feste et demonstration de bienvueillance; et prendre quelque aultre forme à contrecœur et en haine. Les animaulx ont chois, comme nous, en leurs amours, et font quelque triage de leurs femelles; ils ne sont pas exempts de nos ialousies et d'envies extremes et irreconciliables.

Les cupiditez sont ou naturelles et necessaires, comme le boire et le manger; ou naturelles et non necessaires, comme l'accointance des femelles; ou elles ne sont ny naturelles ny necessaires de cette derniere sorte sont quasi toutes celles des hommes; elles sont toutes superflues et artificielles; car c'est merveille combien peu il fault à nature pour se contenter, combien peu elle nous a laissé à desirer les apprests de nos cuisines ne touchent pas son ordonnance; les stoïciens disent qu'un homme auroit dequoy se substanter d'une olive par iour : la delicatesse

:

ôtent le soc du sillon, et détournent les germes de leur but LUCKÈCE, IV, 1266.

I PLUTARQUE, De l'industrie des animaulx, c 13. a ID. ibid. C.

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