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foiblesse du lieu se prend par l'estimation et contrepoids des forces qui l'assaillent (car tel s'opiniastreroit iustement contre deux couleuvrines, qui feroit l'enragé d'attendre trente canons), où se met encores en compte la grandeur du prince conquerant, sa reputation, le respect qu'on luy doibt; il y a danger qu'on presse un peu la balance de ce costé là : et en advient par ces mesmes termes, que tels ont si grande opinion d'eulx et de leurs moyens, que ne leur semblant raisonnable qu'il y ait rien digne de leur faire teste, ils passent le coulteau par tout où ils treuvent resistance, autant que fortune leur dure; comme il se veoid par les formes de sommation et desfi que les princes d'Orient, et leurs successeurs qui sont encores, ont en usage, fiere, haultaine et pleine d'un commandement barbaresque. Et au quartier par où les Portugalois escornerent les Indes, ils trouverent des estats avecques cette loy universelle et inviolable, que tout ennemy vaincu par le roy en presence, ou par son lieutenant, est hors de composition de rançon et de mercy.

Ainsi sur tout il se fault garder, qui peult, de tumber entre les mains d'un iuge ennemy, victorieux et armé.

CHAPITRE XV.

De la punition de la couardise.

I'ouy aultrefois tenir à un prince et tres grand capitaine, que pour lascheté de cœur un soldat ne pouvoit estre condemné à mort; luy estant à table faict recit du procez du seigneur de Vervins, qui feut condemné à mort pour avoir rendu Bouloigne1. A la verité, c'est raison qu'on face grande difference entre les faultes qui viennent de nostre foiblesse, et celles qui viennent de nostre malice: car en celles icy nous nous sommes bandez à nostre escient contre les reigles de la raison que nature a empreintes en nous; et en celles là, il semble que nous puissions appeller à guarant cette mesme nature, pour nous avoir laissez en telle imperfection et defaillance. De maniere que prou de gents ont pensé qu'on ne se pouvoit prendre à nous que de ce que nous faisons contre nostre conscience: et sur cette reigle est en partie fondee l'opinion de ceux qui condemnent les punitions capitales aux heretiques et mescreants, et celle qui establit qu'un advocat

Auroi d'Angleterre Henri VIII, qui l'assiégeait en personne. Voyez les Mémoires de MARTIN DU BELLAY, liv. X, fol. 506 et suiv. C

et un iuge ne puissent estre tenus de ce que par ignorance ils ont failly en leur charge.

Mais quant à la couardise, il est certain que la plus commune façon est de la chastier par honte et ignominie: et tient on que cette reigle a esté premierement mise en usage par le legislateur Charondas; et qu'avant luy les loix de Grece punissoient de mort ceulx qui s'en estoient fuys d'une battaille : au lieu qu'il ordonna seulement qu'ils feussent par trois iours assis emmy la place publicque, vestus de robbe de femme; esperant encores s'en pouvoir servir, leur ayant faict revenir le courage par cette honte1. Suffundere malis hominis sanguinem, quam effundere. Il semble aussi que les loix romaines punissoient anciennement de mort ceulx qui avoient fuy: car Ammianus Marcellinus dict que l'empereur Iulien condemna dix de ses soldats, qui avoient tourné le dos en une charge contre les Parthes, à estre degradez, et aprez à souffrir mort, suyvant, dict il, les loix anciennes 3. Toutesfois ailleurs, pour une pareille faulte, il en condemna d'aultres seulement à se tenir parmy les prisonniers soubs l'enseigne du bagage. L'aspre chastiement du peuple romain contre les soldats eschappez de Cannes, et en cette mesme guerre, contre ceulx qui accompaignerent Cn. Fulvius en sa desfaicte, ne veint pas à la mort 4. Si est il à craindre que la honte les desespere, et les rende non froids amis seulement, mais ennemis.

Du temps de nos peres 5, le seigneur de Franget, iadis lieutenant de la compaignie de monsieur le mareschal de Chastillon, ayant par monsieur le mareschal de Chabannes, esté mis gouverneur de Fontarabie au lieu de monsieur du Lude, et l'ayant rendue aux Espaignols, fut condemné à estre degradé de noblesse, et tant luy que sa posterité declaré roturier, taillable, et incapable de porter armes et feut cette rude sentence executee à Lyon. Depuis, souffrirent pareille punition touts les gentilshommes qui se trouverent dans Guyse, lors que le comte de Nansau y entra, et aultres encores depuis. Toutesfois quand il y auroit une si grossiere et I DIODORE DE SICILE, XII, 4. C.

2 Songez plutôt à faire rougir le coupable qu'à répandre son sang. TERTULLIEN, Apologétique, pag. 583, éd. de Paris, 1566.

3 AMMIEN MARCELLIN, XXIV, 4; et plus bas, XXV, 1. C. 4 TITE-LIVE, XXV, 7, 22; XXVI, 2, 3. J. V. L.

5 En 1523. Le seigneur de Franget est nommé Frauget dans les Mémoires de MARTIN DU BELLAY, liv. II, fol. 69 et suiv. C. 6 Ou Nassau. Mémoires de GUILLAUME DU BELLAY, annee 1536, liv. VII, fol. 324. C.

apparente ou ignorance ou couardise, qu'elle surpassast toutes les ordinaires, ce seroit raison de la prendre pour suffisante preuve de meschanceté et de malice, et de la chastier pour telle.

CHAPITRE XVI.

Un traict de quelques ambassadeurs.

l'observe en mes voyages cette practique, pour apprendre tousiours quelque chose par la communication d'aultruy (qui est une des plus belles escholes qui puisse estre), de ramener tousiours ceulx avecques qui ie confere, aux propos des choses qu'ils sçavent le mieulx;

Basti al nocchiero ragionar de' venti,
Al bifolco dei tori; e le sue piaghe

Conti 'I guerrier, conti 'l pastor gli armenti '; car il advient le plus souvent, au contraire, que chascun choisit plustost à discourir du mestier d'un aultre que du sien, estimant que c'est autant de nouvelle reputation acquise: tesmoing tant de nouvelle reputation acquise: tesmoing le reproche qu'Archidamus feit à Periander, qu'il quittoit la gloire de bon medecin, pour acquerir celle de mauvais poëte2. Veoyez combien Cesar se desploye largement à nous faire entendre ses inventions à bastir ponts et engins3; et combien, au prix, il va se serrant où il parle des offices de sa profession, de sa vaillance, et conduicte de sa milice: ses exploicts le verifient assez capitaine excellent; il se veult faire cognoistre excellent enginieur 4: qualité aulcunement estrangiere. Le vieil Dionysius estoit tres grand chef de guerre, comme il convenoit à sa fortune: mais il se travailloit à donner principale recommendation de soy par la poësie; et si n'y sçavoit gueres 5. Un homme de vacation iuridique, mené ces iours passez veoir une estude fournie de toutes sortes de livres de son mestier et de tout aultre mestier, n'y trouva nulle occasion de s'entretenir; mais il s'arresta à gloser rudement et magistralement une barricade logee sur la vis de

¡Que le pilote se contente de parler des vents, le laboureur de ses taureaux, le guerrier de ses blessures, et le berger de ses troupeaux Traduction italienne de Properce, II, 1, 43. Voici le texte latin :

Navita de ventis, de tauris narrat arator;
Enumerat miles vulnera, pastor oves.

2 PLUTARQUE, Apophthegmes des Lacédémoniens, à l'article Archidamus, fils d'Agésilas. C.

3 Voyez surtout la description du pont jeté sur le Rhin, de Bell. Gall. IV, 17. J. V. L.

4 Montaigne écrit en ginieur (ingénieur), du mot engin, dont il se sert souvent. N.

5 DIODORE DE SICILE, XV, 6. C.

Montaigne, dans l'exemplaire corrigé de sa main, ajoutait ici pur où il estoit monté, ce qui explique cette expression

l'estude, que cent capitaines et soldats recognoissent touts les iours sans remarque et sans offense.

Optat ephippia bos piger, optat arare caballus'. Par ce train vous ne faictes iamais rien qui vaille. Ainsin il fault travailler de reiecter tousiours l'architecte, le peintre, le cordonnier, et ainsi du reste, chascun à son gibbier.

qui est le subiect de toutes gents, l'ay accoustuEt à ce propos, à la lecture des histoires, mé de considerer qui en sont les escrivains : si sion que de lettres, i'en apprends principalece sont personnes qui ne facent aultre profesment le style et le langage; si ce sont medecins, ie les croy plus volontiers en ce qu'ils nous disent de la temperature de l'air, de la santé et complexion des princes, des bleceures et maladies; si iurisconsultes, il en fault prendre les controverses des droicts, les loix, l'establissement des polices, et choses pareilles; si theolosiastiques, dispenses et mariages; si courtisans, giens, les affaires de l'église, censures eccleles mœurs et les cerimonies; si gents de guerre, ce qui est de leur charge, et principalement les deductions des exploicts où ils se sont trouvez telligences, et practiques, et maniere de les conen personne; si ambassadeurs, les menees, in

duire.

A cette cause, ce que l'eusse passé à un aultre sans m'y arrester, ie l'ay poisé et remarqué en l'histoire du seigneur de Langey 2, tres enconté ces belles remontrances de l'empereur tendu en telles choses: c'est qu'aprez avoir Charles cinquiesme, faictes au consistoire à Rome, presents l'evesque de Mascon et le seigneur du Velly, nos ambassadeurs, où il avoit meslé plusieurs paroles oultrageuses contre nous, et entre aultres, que si ses capitaines et soldats n'estoient d'aultre fidelité et suffisance en l'art militaire, que ceulx du roy, tout sur l'heure il s'attacheroit la chorde au col pour luy aller demander misericorde (et de cecy il semble qu'il en creust quelque chose, car deux ou trois fois en sa vie, depuis, il luy adveint de redire ces mesmes mots); aussi qu'il desfia le roy de le combattre en chemise, avecques l'espee et le poignard, dans un batteau : ledict seigneur de

sur la vis; on voit alors qu'il s'agit d'un escalier tournant : mais il a effacé ces mots par où il estoit monté, et il a ajouté de l'estude. N.

Le bœuf pesant voudrait porter la selle, et le cheval tirer la charrue. HORACE, Epist. I, 14, 43.

2 MARTIN DU BELLAY, seigneur de Langey, Mémoires, liv V, fol. 227 et suiv. C.

nement de leur disposition; ils n'executent pas simplement, mais forment aussi et dressent par leur conseil la volonté du maistre. I'ay veu, en mon temps, des personnes de commandement reprins d'avoir plustost obeï aux paroles des lettres du roy, qu'à l'occasion des affaires qui estoient prez d'eulx. Les hommes d'entendement accusent encores auiourd'hui l'usage des roys de Perse, de tailler les morceaux si courts à leurs agents et lieutenants, qu'aux moindres choses ils eussent à recourir à leur ordonnance; ce delay, en une si longue estendue de domination, ayant souvent apporté des notables dommages à leurs affaires. Et Crassus escrivant à un homme du mestier, et luy donnant advis de l'usage auquel il destinoit ce mast, sembloit il pas entrer en conference de sa deliberation, et le convier à interposer son decret?

Langey, suyvant son histoire, adiouste que les- | libre, qui en plusieurs parties depend souverai dicts ambassadeurs faisants une despesche au roy de ces choses, luy en dissimulerent la plus grande partie, mesme luy celerent les deux articles precedents. Or i̇'ay trouvé bien estrange qu'il feust en la puissance d'un ambassadeur de dispenser sur les advertissements qu'il doibt faire à son maistre, mesme de telle consequence, venants de telle personne, et dicts en si grand'assemblée et m'eust semblé l'office du serviteur estre de fidelement representer les choses en leur entier, comme elles sont advenues, à fin que la liberté d'ordonner, iuger et choisir, demeurast au maistre; car de luy alterer ou cacher la verité, de peur qu'il ne la preigne aultrement qu'il ne doibt, et que cela ne le poulse à quelque mauvais party, et ce pendant le laisser ignorant de ses affaires, cela m'eust semblé appartenir à celuy qui donne la loy, non à celuy qui la receoit; au curateur et maistre d'eschole, non à celuy qui se doibt penser inferieur, non en auctorité seulement, mais aussi en prudence et bon conseil. Quoy qu'il en soit, ie ne vouldroy pas estre servy de cette façon en mon petit faict.

Nous nous soustrayons si volontiers du commandement, soubs quelque pretexte, et usurpons sur la maistrise; chascun aspire si naturellement à la liberté et auctorité, qu'au superieur nulle utilité ne doibt estre si chere, venant de ceulx qui le servent, comme luy doibt estre chere leur simple et naïfve obeïssance. On corrompt l'office du commander, quand on y obeït par discretion, non par subiection 1. Et P. Crassus, celuy que les Romains estimerent cinq fois heureux, lors qu'il estoit en Asie consul, ayant mandé à un enginieur grec de luy faire mener le plus grand des deux masts de navire qu'il avoit veus à Athenes, pour quelque engin de batterie qu'il en vouloit faire; cettuy cy, soubs tiltre de sa science, se donna loy de choisir aultrement, et mena le plus petit, et selon la raison de son art, le plus commode. Crassus ayant patiemment ouy ses raisons, luy feit tres bien donner le fouet, estimant l'interest de la discipline plus que l'interest de l'ouvrage.

D'aultre part pourtant, on pourroit aussi considerer que cette obeïssance si contraincte n'appartient qu'aux commandements precis et pretix. Les ambassadeurs ont une charge plus

Pensée traduite d'AULU-GELLE (I, 13), à qui Montaigne emprunte aussi le fait suivant. C.

CHAPITRE XVII.
De la peur.

Obstupui, steteruntque comæ, et vox faucibus hæsit1.

Ie ne suis pas bon naturaliste (qu'ils disent) et ne sçay gueres par quels ressorts la peur agit en nous; mais tant y a que c'est une estrange passion; et disent les medecins qu'il n'en est aulcune qui emporte plustost nostre iugement hors de sa deue assiette. De vray, i'ay veu beaucoup de gents devenus insensez de peur; et au plus rassis il est certain, pendant que son accez dure, qu'elle engendre de terribles esblouïssements. Ie laisse à part le vulgaire, Â qui elle represente tantost les bisayeuls sortis du tumbeau enveloppez en leur suaire, tantost des

loups garous, des lutins et des chimeres; mais parmy les soldats mesmes, où elle debvroit trouver moins de place, combien de fois a elle changé un troupeau de brebis en esquadron de corselets? des roseaux et des cannes, en gentsdarmes et lanciers? nos amis, en nos ennemis? sieur de Bourbon print Rome 3, un port'enseiet la croix blanche, à la rouge? Lors que mongne, qui estoit à la garde du bourg Sainct Pierre, feut saisi de tel effroy à la premiere

3

Je frémis, ma voix meurt, et mes cheveux se dressent.
VIRG. trad. par Delille, En. II, 774.

2 Les corselets étaient de petites cuirasses que portaient les piquiers dans les régiments des gardes. E. J.

3 En 1527. Mémoires de MARTIN DU BELLAY, liv. III, fol. 101. C.

alarme, que par le trou d'une ruyne, il se iecta, l'enseigne au poing, hors la ville, droict aux ennemis, pensant tirer vers le dedans de la ville; et à peine enfin veoyant la trouppe de monsieur de Bourbon se renger pour le soustenir, estimant que ce feust une sortie que ceulx de la ville feissent, il se recogneut, et tournant teste, rentra par ce mesme trou, par lequel il estoit sorty plus de trois cents pas avant en la campaigne. Il n'en adveint pas du tout si heureusement à l'enseigne du capitaine Iulle, lors que Sainct Paul feut prins sur nous par le comte de Bures et monsieur du Reu; car estant si fort esperdu de frayeur, que de se iecter à tout son enseigne hors de la ville par une canoniere, il feut mis en pieces par les assaillants': et, au mesme siege, feut memorable la peur qui serra, saisit et glacea si fort le cœur d'un gentilhomme, qu'il en tumba roide mort par terre, à la bresche, sans aulcune bleceure. Pareille rage poulse par fois toute une multitude: en l'une des rencontres de Germanicus contre les Allemans, deux grosses trouppes prinrent, d'effroy, deux routes opposites; l'une fuyoit d'où l'aultre partoit. Tantost elle nous donne des ailes aux talons, comme aux deux premiers; tantost elle nous cloue les pieds et les entrave, comme on lit de l'empereur Theophile, lequel, en une battaille qu'il perdit contre les Agarenes, devcint si estonné et si transy, qu'il ne pouvoit prendre party de s'enfuyr, adeo pavor etiam auxilia formidats; iusques à ce que Manuel, l'un des principaulx chefs de son armee, l'ayant tirassé et secoué, comme pour l'esveiller d'un profond somme, luy dict : « Si vous ne me suyvez, ie vous tueray; car il vault mieulx que vous perdiez la vie, que si estant prisonnier, vous veniez à perdre l'empire4. » Lors exprime elle sa derniere force, quand pour son service, elle nous reiecte à la vaillance, qu'elle a soustraicte à nostre debvoir et à nostre honneur en la premiere iuste battaille que les Romains perdirent contre Hannibal, soubs le consul Sempronius, une trouppe de bien dix mille hommes de pied qui print l'espouvante, ne veoyant ailleurs par où faire passage à sa lascheté, s'alla iecter au travers le gros des ennemis, lequel elle

Et cettuy cy ie le veis, dit GUILLAUME DU BELLAY, Mémoires, liv VIII, fol. 184 vers. Il fut aussi témoin du fait suivant, ibid. fol. 385. C.

2 TACITE, Annales, I, 63. J. V. L.

3 Tant la peur s'effraye même de ce qui pourrait lui donner du secours. QUINTE-CURCE, III, II.

4 ZONARAS, liv. III, pag. 120, éd. de Bâle, 1557. C.

percea d'un merveilleux effort, avec grand meurtre de Carthaginois; acheptant une honteuse fuitte au mesme prix qu'elle eust eu une glorieuse victoire '.

C'est dequoy i'ay le plus de peur que la peur: aussi surmonte elle en aigreur touts aultres accidents. Quelle affection peult estre plus aspre et plus iuste que celle des amis de Pompeius, qui estoient en son navire, spectateurs de cet horrible massacre? Si est ce que la peur des voiles aegyptiennes, qui commenceoient à les approcher, l'estouffa de maniere qu'on a remarqué qu'ils ne s'amuserent qu'à haster les mariniers de diligenter et de se sauver à coups d'aviron; iusques à ce que, arrivez à Tyr, libres de crainte, ils eurent loy de tourner leur pensee à la perte qu'ils venoient de faire, et lascher la bride aux lamentations et aux larmes que cette aultre plus forte passion avoit suspendues 2.

Tum pavor sapientiam omnem mihi ex animo expectorat 3.

Ceulx qui auront esté bien frottez en quelque estour de guerre, touts blecez encores et ensanglantez, on les rameine bien landemein 5 à la charge: mais ceulx qui ont conceu quelque bonne peur des ennemis, vous ne les leur feriez pas seulement regarder en face. Ceulx qui sont en pressante crainte de perdre leur bien, d'estre exilez, d'estre subiuguez, vivent en continuelle angoisse, en perdent le boire, le manger, et le repos : là où les pauvres, les bannis, les serfs, vivent souvent aussi ioyeusement que les aultres. Et tant de gents qui de l'impatience des poinctures de la peur, se sont pendus, noyez, et precipitez, nous ont bien apprins qu'elle est encores plus importune et plus insupportable que la mort.

Les Grecs en recognoissent une aultre espece,

1 TITE-LIVE, XXI, 56. C.

2 CICERON, Tuscul. III, 26. C.

3 L'effroi, loin de mon cœur, a chassé ma vertu.
ENNIUS, ap. Cic. Tuscul. IV, 8. J. V. L.

4 Un estour, dit Nicot, c'est un conflict et combat. C.
5 C'est ainsi que Montaigne a écrit ce mot à la marge de

l'exemplaire corrigé de sa main; il l'orthographie même lende mein, ou lendemain : et j'ai remarqué que ce mot est souvent écrit de ces deux manières dans plusieurs passages manuscrits dont il a chargé les marges de son exemplaire. Quelquefois aussi il écrit le lendemain, comme on parle aujourd'hui. J'ai conservé ces différentes orthographes du même mot, puisqu'il les emploie indistinctement, et qu'elles sont d'ailleurs très-remarquables pour ceux qui suivent et observent curieusement les divers changements que le temps, l'usage, et le progrès des lumières, ont produits dans notre langue, dans sa syntaxe, son orthographe et sa prononciation. N.

qui est oultre l'erreur de nostre discours', venant, disent ils, sans cause apparente et d'une impulsion celeste des peuples entiers s'en veoyent souvent frappez, et des armees entieres. Telle feut celle qui apporta à Carthage une merveilleuse desolation: on n'y oyoit que cris et voix effrayees; on veoyoit les habitants sortir de leurs maisons comme à l'alarme, et se charger, blecer et entretuer les uns les aultres, comme si ce feussent ennemis qui veinssent à occuper leur ville; tout y estoit en desordre et en fureur; iusques à ce que par oraisons et sacrifices ils eussent appaisé l'ire des dieux 2. Ils nomment cela terreurs paniques 3.

CHAPITRE XVIII.

Qu'il ne fault iuger de nostre heur qu'aprez la mort 4.

monde et empereur de tant d'armees, il s'en faict un miserable suppliant des belitres officiers d'un roy d'Aegypte : tant cousta à ce grand Pompeius la prolongation de cinq ou six mois de vie! Et du temps de nos peres, ce Ludovic Sforce, dixiesme duc de Milan, soubs qui avoit si long temps branslé toute l'Italie, on l'a veu mourir prisonnier à Loches', mais aprez y avoir vescu dix ans, qui est le pis de son marché. La plus belle royne2, veufve du plus grand roy de la chrestienté, vient elle pas de mourir par la main d'un bourreau? indigne et barbare cruauté ! Et mille tels exemples; car il semble que comme les orages et tempestes se picquent contre l'orgueil et haultaineté de nos bastiments, il y ayt aussi là hault des esprits envieux des grandeurs de çà bas;

Usque adeo res humanas vis abdita quædam Obterit, et pulchros fasces sævasque secures Proculcare, ac ludibrio sibi habere videtur 3! et semble que la fortune quelquesfois guette à poinct nommé le dernier iour de nostre vie, pour montrer sa puissance de renverser en un moment ce qu'elle avoit basty en longues annees, et nous faict crier, aprez Laberius,

Nimirum hac die

Una plus vixi mihi, quam vivendum fuit 4?

Ainsi se peult prendre avecques raison ce bon advis de Solon: mais d'autant que c'est un phi

Scilicet ultima semper Exspectanda dies homini est; dicique beatus Ante obitum nemo supremaque funera debet 5. Les enfants scavent le conte du roy Croesus à ce propos lequel ayant esté prins par Cyrus et condemné à la mort; sur le poinct de l'execution il s'escria : « O Solon! Solon! » Cela rapporté à Cyrus, et s'estant enquis que c'estoit à dire, il luy feit entendre qu'il verifioit lors à ses despens l'advertissement qu'aultrefois luy avoit donné Solon, « que les hommes, quelque beau visage que fortune leur face, ne se peuvent appeller heureux iusques à ce qu'on leur ayt veu passer le dernier iour de leur vie, » pour l'incertitude et varieté des choses humaines, qui d'un bien legier mouvement, se changent d'un estat en aultre tout divers. Et pourtant Agesilaus, à quelqu'un qui disoit heureux le roy de Perse, de ce qu'il estoit venu fort ieune à un si puissant estat: Ouy; mais, dict il, Priam en tel aage ne feut pas malheureux 7. » Tantost, des roys de Macedoine, successeurs de ce grand Alexandre, il s'en faict des menuisiers et gref-doubte le plus difficile. En tout le reste il y fiers à Rome; des tyrans de Sicile, des pedantes peult avoir du masque : ou ces beaux discours à Corinthe; d'un conquerant de la moitié du

C'est-à-dire, qui n'est pas causée par une erreur de notre jugement. C.

2 DIODORE DE SICILE, XV, 7. C.

3 ID. ibid. PLUTARQUE, Traité d'Isis et Osiris, c. 8. C. 4 Montaigne a déjà dit quelque chose à ce sujet dans le chapitre III de ce premier livre.

5 . . . . Nul homme certain d'un bonheur sans retour

Ne peut se croire heureux avant son dernier jour.
OVIDE, trad. par Saint-Ange, Métam. III, 135.

6 HÉRODOTE, I, 86. J. V. L.

1 PLUTARQUE, Apophthegmes des Lacédémoniens. C.

ie

losophe (à l'endroict desquels les faveurs et disgraces de la fortune ne tiennent reng ni d'heur ny de malheur, et sont les grandeurs et puissances accidents de qualité à peu prez indifferente), treuve vraysemblable qu'il ayt regardé plus avant, et voulu dire que ce mesme bonheur de nostre vie, qui depend de la tranquillité et contentement d'un esprit bien nay, et de la resolution et asseurance d'une ame reiglee, ne se doibve iamais attribuer à l'homme, qu'on ne luy ayt veu iouer le dernier acte de sa comedie, et sans

En Touraine, sous le règne de Louis XI, qui l'y avait fait enfermer en 1500. C. Dans une cage de fer, que j'ai vue en 1788. E. J.

2 Marie Stuart, reine d'Écosse, et mère de Jacques Ier, roi d'Angleterre, décapitée au château de Fotheringay, par l'ordre de la reine Élisabeth, le 18 février 1587. Elle avait été mariée trois fois; la première à François II. N. Ce passage ne se trouve pas encore dans l'édition de 1588, fol. 27. J. V. L.

3 Tant il est vrai qu'une force secrète se joue des choses humaines, se plaît à briser les haches consulaires, et foule aux pieds l'orgueil des faisceaux. LUCRÈCE, V, 1231.

4 Ah! j'ai vécu trop d'un jour! MACROBE, Saturnales

II, 7

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