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Primoque a cæde ferarum Incaluisse puto maculatum sanguine ferrum '. Les naturels sanguinaires à l'endroict des bestes tesmoignent une propension naturelle à la cruauté. Aprez qu'on se feut apprivoisé à Rome aux spectacles des meurtres des animaulx, on veint aux hommes et aux gladiateurs. Nature a, ce crains ie, elle mesme attaché à l'homme quelque instinct à l'inhumanité : nul ne prend son esbat à veoir des bestes s'entreiouer et caresser; et nul ne fault de le prendre à les veoir s'entredeschirer et desmembrer. Et à fin qu'on ne se mocque de cette sympathie que i'ay avecques elles, la theologie mesme nous ordonne quelque faveur en leur endroict; et considerant qu'un mesme maistre nous a logez en ce palais pour son service, et qu'elles sont comme nous de sa famille, elle a raison de nous enioindre quelque respect et affection envers elles. Pythagoras emprunta la metempsychose des Aegyptiens; mais depuis elle a esté receue par plusieurs nations, et notamment par nos Druydes :

Morte carent animæ; semperque, priore relicta

Sede, novis domibus vivunt, habitantque receptæ : la religion de nos anciens Gaulois portoit que les ames estants eternelles, ne cessoient de se remuer et changer de place d'un corps à un aultre : meslant en oultre à cette fantasie quelque consideration de la iustice divine; car selon les deportements de l'ame, pendant qu'elle avoit esté chez Alexandre, ils disoient que Dieu luy ordonnoit un aultre corps à habiter, plus ou moins penible, et rapportant à sa condition :

Muta ferarum

Cogit vincla pati: truculentos ingerit ursis,
Prædonesque lupis; fallaces vulpibus addit.

:

Atque ubi per varios annos, per mille figuras Egit. Lethæo purgatos flumine, tandem Rursus ad humanæ revocat primordia formæ 3 et si elle avoit esté vaillante, ils la logeoient au corps d'un lyon; si voluptueuse, en celuy d'un pourceau; si lasche, en celuy d'un cerf ou d'un lievre; si malicieuse, en celuy d'un regnard; ainsi du reste, iusques à ce que, purifiee par ce

1 C'est, je crois, du sang des animaux que le premier glaive a été teint. OVIDE, Métam. XV, 106.

2 Les âmes ne meurent point; mais après avoir quitté leur premier domicile, elles vont habiter et vivre dans de nouvelles demeures. OVID. Métam. XV, 158.

3 П emprisonne les ames dans le corps des animaux : le cruel habite au sein d'un ours; le ravisseur, dans les flancs d'un loup; le renard est le cachot du fourbe... Soumises, pendant un long cercle d'années, à mille diverses métamorphoses, les âmes sont enfin purifiées dans le fleuve de l'Oubli, et Dieu les rend à leur forme première. CLAUDIEN, in Rufin. II, 482

491.

chastiement, elle reprenoit le corps de quelque
aultre homme :

Ipse ego, nam memini, Troiani tempore belli,
Panthoides Euphorbus eram '.

Quant à ce cousinage là d'entre nous et les
bestes, ie n'en fois pas grande recepte: ny de ce
aussi que plusieurs nations, et notamment des
plus anciennes et plus nobles, ont non seulement
receu des bestes à leur societé et compaignie,
mais leur ont donné un reng bien loing au des-
sus d'eulx, les estimants tantost familieres et fa-
vories de leurs dieux, et les ayants en respect et
reverence plus qu'humaine; et d'aultres ne reco-
gnoissants aultre dieu ny aultre divinité qu'elles.
Belluæ a barbaris propter beneficium conse-

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Crocodilon adorat

Pars hæc illa pavet saturam serpentibus ibin:
Effigies sacri hic nitet aurea cercopitheci;
hic piscem fluminis, illic

Oppida tota canem venerantur 3.

Et l'interpretation mesme que Plutarque donne
à cette erreur, qui est tres bien prinse, leur est
encores honnorable car il dict que ce n'estoit
pas le chat ou le bœuf (pour exemple) que les
Aegyptiens adoroient, mais qu'ils adoroient en
ces bestes là quelque image des facultez divines :
en cette cy, la patience et l'utilité; en cette là,
la vivacité, ou comme nos voysins les Bourgui-
gnons, avecques toute l'Allemaigne, l'impatience
de se veoir enfermez; par où ils representoient
la Liberté, qu'ils aymoient et adoroient au delà
de toute aultre faculté divine; et ainsi des aul-
tres. Mais quand ie rencontre, parmy les opinions
plus moderees, les discours qui essayent à mons-
trer la prochaine ressemblance de nous aux ani-
maulx, et combien ils ont de part à nos plus
grands privileges, et avecques combien de vray-
semblance on nous les apparie, certes, i'en rabbats
beaucoup de nostre presumption, et me desmets
volontiers de cette royauté imaginaire qu'on nous
donne sur les aultres creatures.

Quand tout cela en seroit

dire, si y a il un

certain respect qui nous attache, et un general

I Moi-même (il m'en souvient encore), au temps de la guerre de Troie, j'étais Euphorbe, fils de Panthée. C'est Pythagore qui parle ainsi de lui-même, dans OVIDE, Métam. XV, 160.

2 Les barbares ont divinisé les bêtes, parce qu'ils en recevaient du bien. CIC. de Nat. deor. I, 36.

3 Les uns adorent le crocodile: les autres regardent avec une frayeur religieuse un ibis engraissé de serpents : ici, sur les autels, brille la statue d'or d'un singe à longue queue; là on adore un poisson du Nil, et des villes entières se prosternent devant un chien. JUVÉN. XV, 2-7.

4 Dans son traité d'Isis et d'Osiris, c. 39. C.

TAYLOR

OXFOR

debvoir d'humanité, non aux bestes seulement | tesmoignent assez leur bestise mais ie n'esqui ont vie et sentiment, mais aux arbres mesmes et aux plantes. Nous debvons la iustice aux hommes, et la grace et la benignité aux aultres creatures qui en peuvent estre capables: il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle. Ie ne crains point à dire la tendresse de ma nature si puerile, que ie ne puis pas bien refuser à mon chien la feste qu'il m'offre hors de saison, ou qu'il me demande. Les Turcs ont des aumosnes et des hospitaulx pour les bestes. Les Romains avoient un soing publicque de la nourriture des oyes', par la vigilance desquelles leur Capitole avoit esté sauvé. Les Atheniens ordonnerent que les mules et mulets qui avoient servy au bastiment du temple appellé Hecatompedon, feussent libres, et qu'on les laissast paistre par tout sans empeschement. Les Agrigentins avoient en usage commun d'enterrer serieusement les bestes qu'ils avoient eu cheres, comme les chevaulx de quelque rare merite, les chiens et les oyseaux utiles, ou mesme qui avoient servi de passetemps à leurs enfants : et la magnificence qui leur estoit ordinaire en toutes aultres choses, paroissoit aussi singulierement à la sumptuosité et nombre des monuments eslevez à cette fin, qui ont duré en parade plusieurs siecles depuis3. Les Aegyptiens enterroient les loups, les ours, les crocodiles, les chiens et les chats, en lieux sacrez, embasmoient leurs corps, et portoient le dueil à leur trespas 4. Cimon feit une sepulture honnorable aux iuments avec lesquelles il avoit gaigné par trois fois le prix de la course aux ieux Olympiques 5. L'ancien Xanthippus feit enterrer son chien sur un chef 6, la coste de la mer qui en a depuis retenu le nom 7. Et Plutarque faisoit, dict il 3, conscience de vendre et envoyer à la boucherie, pour un legier proufit, un bœuf qui l'avoit long temps servy.

CHAPITRE XII.

Apologie de Raimond Sebond 9.

en

time pas pourtant sa valeur iusques à cette mesure extreme qu'aulcuns luy attribuent, comme Herillus le philosophe, qui logeoit en elle le souverain bien, et tenoit qu'il feust en elle de nous rendre sages et contents'; ce que ie ne croy pas: ny ce que d'aultres ont dict, que la science est mere de toute vertu, et que tout vice est produict par l'ignorance. Si cela est vray, il est subiect à une longue interpretation. Ma maison a esté dez long temps ouverte aux gents de sçavoir, et en est fort cogneue; car mon pere, qui l'a commandee cinquante ans et plus, eschauffé de cette ardeur nouvelle dequoy le roy François premier embrassa les lettres et les meit en credit, rechercha avecques grand soing et despense l'accointance des hommes doctes, les recevant chez luy comme personnes sainctes et ayants quelque particuliere inspiration de sagesse divine, recueillant leurs sentences et leurs discours comme des oracles, et avecques d'autant plus de reverence et de religion, qu'il avoit moins de loy d'en iuger; car il n'avoit aulcune cognoissance des lettres, non plus que ses predecesseurs. Moy ie les ayme bien, mais ie ne les adore pas. Entre aultres, Pierre Bunel, homme de grande reputation de sçavoir en son temps, ayant arresté quelques jours à Montaigne, en la compaignie de mon pere, avecques d'aultres hommes de sa sorte, luy feit present, au desloger, d'un livre qui s'intitule: Theologia naturalis, sive Liber creaturarum, magistri Raimondi de Sebonde3; et parce que la langue italienne et espaignole estoient familieres à mon pere, et que ce livre est basty d'un espaignol barragouiné en terminaisons latines, il esperoit qu'avecques bien peu d'ayde il en pourroit faire son proufit, et le luy recommenda comme livre tres utile et propre à la saison en laquelle il le luy donna; ce

né à Barcelone, dans le quatorzième siècle; mort en 1432, à Toulouse, où il professait la médecine et la théologie. Joseph Scaliger disait de cette apologie de Sebond: « Eo omnia fa ciunt, ut Magnificat à matines. » SCALIGERANA, II. On peut voir, sur ce chapitre des Essais, les Pensées de Pascal, première partie, art. XI, et l'ouvrage de M. Labouderie, inti

C'est, à la verité, une tres utile et grande tulé: Le Christianisme de Montaigne, Paris, 1819. J. V. L. partie que la science; ceulx qui la mesprisent

CIC. pro Rosc. Am. c. 20; TITE-LIVE, V, 47; PLINE, X, 22.

J. V. L.

2 PLUTARQUE, Vie de Caton le Censeur, c. 3. C.

3 DIODORE DE SICILE, XIII, 17. C.

4 HERODOTE, II, 65, 66, etc. J. V. L.

5 ID. VI, 103; ÉLIEN, Hist des animaux, XII, 40. J. V. L

6 Sur un cap ou promontoire. C.

7 Cynossému. PLUTARQUE, Vie de Caton le Censeur, c. 3. 8 Ibid. C.

9 Appelé aussi Sebon, Sebeyde, Sabonde, ou de Scbonde;

I DIOGENE LAERCE, VII, 165. C.

2 Toulousain, un des plus habiles cicéroniens du seizième siècle, au jugement d'Henri Estienne (Dedicat. Epist. P. Bunelli, etc. 1581); né en 1499; mort à Turin en 1546. Il fut précepteur de Pibrac. Voyez son article dans BAYLE.

J. V. L.

3 Dans la première édition des Essais et dans celle de 1588, in-4°, il y a simplement ici, la Théologie naturelle de Rai mond Sebond. L'ouvrage latin du théologien espagnol, publié pour la première fois à Deventer, en 1487, a été souvent réim primé en France dans le cours du seizième et du dix-sep tième siècle. J. V. L.

feut lors que les nouvelletez de Luther commen- | descharger leur livre de deux principales obiec ceoient d'entrer en credit, et esbranler en beaucoup de lieux nostre ancienne creance: en quoy il avoit un tres bon advis, preveoyant bien par discours de raison, que ce commencement de maladie declineroit ayseement en un exsecrable atheïsme'; car le vulgaire n'ayant pas la faculté de iuger des choses par elles mesmes, se laissant emporter à la fortune et aux apparences, aprez qu'on luy a mis en main la hardiesse de mespriser et contrerooller les opinions qu'il avoit eues en extreme reverence, comme sont celles où il va de son salut, et qu'on a mis aulcuns articles de sa religion en doubte et à la balance, il iecte tantost aprez ayseement en pareille incertitude toutes les aultres pieces de sa creance, qui n'avoient pas chez luy plus d'auctorité ny de fondement que celles qu'on luy a esbranlees, et secoue, comme un ioug tyrannique, toutes les impressions qu'il avoit receues par l'auctorité des loix ou reverence de l'ancien usage,

Nam cupide conculcatur nimis ante metutum '; entreprenant dez lors en avant de ne recevoir rien à quoy il n'ayt interposé son decret, et presté particulier consentement.

Or, quelques jours avant sa mort, mon pere ayant, de fortune, rencontré ce livre soubs un tas d'aultres papiers abbandonnez, me commanda de le luy mettre en françois. Il faict bon traduire les aucteurs comme celuy là, où il n'y a gueres que la matiere à representer : mais ceulx qui ont donné beaucoup à la grace et à l'elegance du langage, ils sont dangereux à entreprendre, nommeement pour les rapporter à un idiome plus foible. C'estoit une occupation bien estrange et nouvelle pour moy: mais estant, de fortune, pour lors de loisir, et ne pouvant rien refuser au commandement du meilleur pere qui feut oncques, i'en veins à bout, comme ie peus: à quoy il print un singulier plaisir, et donna charge qu'on le feist imprimer; ce qui feut executé aprez sa mort2. Ie trouvay belles les imaginations de cet aucteur, la contexture de son ouvrage bien suyvie, et son desseing plein de pieté. Parce que beaucoup de gents s'amusent à le lire, et notamment les dames, à qui nous debvons plus de service, ie me suis trouvé souvent à mesme de les secourir, pour

On foule aux pieds avec joie ce qu'on a craint et révéré. LUCRÈCE, V, 1139.

A Paris, chez Gabriel Buon, en 1569. Montaigne se plaignait ici de l'infiny nombre de faultes que l'imprimeur y laissa, qui en eut la conduicte luy seul. ( Essais de 1580 et de 1588.) L'édition de Paris, 1581, est assez correcte : c'est celle dont je me servirai pour quelques citations. J. V. L.

tions qu'on luy faict. Sa fin est hardie et courageuse; car il entreprend, par raisons humaines et naturelles, d'establir et verifier contre les atheïstes touts les articles de la religion chrestienne : en quoy, à dire la verité, ie le treuve si ferme et si heureux, que ie ne pense point qu'il soit possible de mieulx faire en cet argument là; et croy que nul ne l'a egualé. Cet ouvrage me semblant trop riche et trop beau pour un aucteur duquel le nom soit si peu cogneu, et duquel tout ce que nous sçavons, c'est qu'il estoit Espaignol, faisant profession de medecine, à Toulouse, il y a environ deux cents ans; ie m'enquis aultrefois à Adrianus Turnebus, qui sçavoit toutes choses, que ce pouvoit estre de ce livre il me respondit qu'il pensoit que ce feut quelque quintessence tiree de sainct Thomas d'Aquin; car, de vray, cet esprit là, plein d'une erudition infinie, et d'une subtilité admirable, estoit seul capable de telles imaginations. Tant y a que, quiconque en soit l'aucteur ou inventeur (et ce n'est pas raison d'oster sans plus grande occasion à Sebond ce tiltre), c'estoit un tres suffisant homme, et ayant plusieurs belles parties.

La premiere reprehension qu'on faict de son ouvrage, c'est que les chrestiens se font tort de vouloir appuyer leur creance par des raisons humaines, qui ne se conceoit que par foy, et par une inspiration particuliere de la grace divine. En cette obiection il semble qu'il y ayt quelque zele de pieté; et à cette cause, nous fault il, avecques autant plus de doulceur et de respect, essayer de satisfaire à ceulx qui la mettent en avant. Ce seroit mieulx la charge d'un homme versé en la theologie, que de moy, qui n'y sçay rien : toutesfois ie iuge ainsi, qu'à une chose si divine et si haultaine, et surpassant de si loing l'humaine intelligence, comme est cette Verité de laquelle il a pleu à la bonté de Dieu nous esclairer, il est bien besoing qu'il nous preste encores son secours, d'une faveur extraordinaire et privilegiee, pour la pouvoir concevoir et loger en nous; et ne croy pas que les moyens purement humains en soient aulcunement capables; et s'ils l'estoient, tant d'ames rares et excellentes et si abondamment garnies de forces naturelles ez siecles anciens, n'eussent pas failly, par leur discours, d'arriver à cette cognoissance. C'est la foy seule qui embrasse vifvement et certainement les haults mysteres de nostre religion : mais ce n'est pas à dire que ce ne soit une tres belle et tres louable entreprinse, d'accommoder encores au service

de nostre foy les utils naturels et humains que Dieu nous a donnez; il ne fault pas doubter que ce ne soit l'usage le plus honnorable que nous leur scaurions donner, et qu'il n'est occupation ny desseing plus digne d'un homme chrestien, que de viser, par touts ses estudes et pensements, à embellir, estendre et amplifier la verite de sa creance. Nous ne nous contentons point de servir Dieu d'esprit et d'ame; nous luy debvons encores et rendons une reverence corporelle; nous appliquons nos membres mesmes, et nos mouvements, et les choses externes, à l'honnorer : il en fault faire de mesme, et accompaigner nostre foy de toute la raison qui est en nous; mais tousiours avecques cette reservation, de n'estimer pas que ce soit de nous qu'elle depende, ny que nos efforts et arguments puissent attaindre à une si supernaturelle et divine science. Si elle n'entre chez nous par une infusion extraordinaire; si elle y entre non seulement par discours, mais encores par moyens humains, elle n'y est pas en sa dignité ny en sa splendeur : et certes ie crains pourtant que nous ne la iouïssions que par cette voye. Si nous tenions à Dieu par l'entremise d'une foy vifve; si nous tenions à Dieu par luy, non par nous; si nous avions un pied et un fondement divin: les occasions humaines n'auroient pas le pouvoir de nous esbranler comme elles ont; nostre fort ne seroit pas pour se rendre à une si foible batterie; l'amour de la nouvelleté, la contraincte des princes, la bonne fortune d'un party, le changement temeraire et fortuit de nos opinions, n'auroient pas la force de secouer et alterer nostre croyance; nous ne la lairrions pas troubler à la mercy d'un nouvel argument, et à la persuasion, non pas de toute la rhetorique qui feut oncques; nous soustiendrions ces flots d'une fermeté inflexible et immobile :

Illisos fluctus rupes ut vasta refundit,
Et varias circum latrantes dissipat undas
Mole sua '.

doctrine, qui n'y conformast aulcunement ses deportements et sa vie et une si divine et celeste institution ne marque les chrestiens que par la langue! Voulez vous veoir cela? comparez nos mœurs à un mahometan, à un païen; vous demeurez tousiours au dessoubs: là où, au regard de l'advantage de nostre religion, nous debvrions luire en excellence, d'une extreme et incomparable distance; et debvroit on dire : « Sont ils si iustes, si charitables, si bons? ils sont donc chrestiens. » Toutes aultres apparences sont communes à toutes religions; esperance, confiance, evenements, cerimonies, penitence, martyres : la marque peculiere de nostre Verité debvroit estre nostre vertu, comme elle est aussi la plus celeste marque et la plus difficile, et comme c'est la plus digne production de la Verité. Pourtant eut raison nostre bon sainct Louys, quand ce roy tartare qui s'estoit faict chrestien desseignoit de venir à Lyon baiser les pieds au pape, et y recognoistre la sanctimonie qu'il esperoit trouver en nos mœurs, de l'en destourner instamment, de peur qu'au contraire nostre desbordee façon de vivre ne le desgoustast d'une si saincte creance': combien que depuis il adveint tout diversement à cet aultre, lequel estant allé à Rome pour mesme effect, y veoyant la dissolution des prelats et peuple de ce temps là, s'establit d'autant plus fort en nostre religion, considerant combien elle debvoit avoir de force et de divinité, à maintenir sa dignité et sa splendeur parmy tant de corruption, et en mains si vicieuses. Si nous avions une seule goutte de foy, nous remuerions les montaignes de leur place, dict la saincte parole3: nos actions, qui seroient guidees et accompaignees de la Divinité, ne seroient pas simplement humaines; elles auroient quelque chose de miraculeux comme nostre croyance. Brevis est institutio vitæ honestæ beatæque, si credas 4. Les uns font accroire au monde qu'ils croyent ce qu'ils ne croyent pas ; les aultres, en plus grand nombre, se le font accroire à eulx mesmes, ne sçachants pas penetrer que c'est que croire et nous trou

heure nostre estat, nous veoyons flotter les eve

Si ce rayon de la Divinité nous touchoit aulcunement, il y paroistroit par tout: non seulement nos paroles, mais encores nos operations en por-vons estrange si, aux guerres qui pressent à cette teroient la lueur et le lustre; tout ce qui partiroit de nous, on le verroit illuminé de cette noble clarté. Nous debvrions avoir honte qu'ez sectes humaines il ne feut iamais partisan, quelque difficulté et estrangeté que mainteinst sa

Tel, inébranlable sur ses bases profondes, un vaste rocher repousse les flots qui grondent autour de lui, et brise leur rage impuissante. (Vers imités de VIRGILE, Énéid. VII, 587, et qui ont été faits par un anonyme à la louange de RONSARD, tom. X des œuvres de ce poéte, Paris, 1609, in-12. C.)

I JOINVILLE, c. 19, p. 88 et 89. C.

2 Montaigne pourrait bien avoir emprunté cette belle histoire d'un conte de Boccace, où l'on assure qu'un juif se con vertit au christianisme par la raison qu'on nous dit ici. Gior nata prima, novella 2. C.

3 Evang. S. Matth. XVII, 19. N.

4 Crois, et tu connaitras bientôt la route de la vertu et du bonheur. QUINTILIEN, XII, II. Il n'est pas besoin de dire que Montaigne détourne à un autre sens le texte de Quintilien. J. V. I

nements, et diversifler d'une maniere commune | publicques, et que nous les veoyons tantost n'aller que le pas, tantost y courir à bride avallee; et mesmes hommes tantost gaster nos affaires par leur violence et aspreté, tantost par leur froideur, mollesse et pesanteur; si ce n'est qu'ils y sont poulsez par des considerations particulieres et casuelles, selon la diversité desquelles ils se remuent?

Ie veoy cela evidemment, que nous ne prestons volontiers à la devotion que les offices qui flattent nos passions: il n'est point d'hostilité excellente comme la chrestienne; nostre zele faict merveilles, quand il va secondant nostre pente vers la haine, la cruauté, l'ambition, l'avarice, la detraction, la rebellion: à contrepoil, vers la bonté, la benignité, la temperance, si, comme par miracle, quelque rare complexion ne l'y porte, il ne va ny de pied ny d'aile. Nostre religion est faicte pour extirper les vices : elle les couvre, les nourrit, les incite. Il ne fault point faire barbe de foarre à Dieu, comme on dict'. Si nous le croyions, ie ne dis pas par foy, mais d'une simple croyance, voire (et ie le dis à nostre grande confusion) si nous le croyions et cognoissions comme une aultre histoire, comme l'un de nos compaignons, nous l'aymerions au dessus de toutes aultres choses, pour l'infine bonté et beaulté qui reluict en luy; au moins marcheroit il en mesme reng de nostre affection que les richesses, les plaisirs, la gloire et nos amis. Le meilleur de nous ne craint point de l'oultrager, comme il craint d'oultrager son voysin, son parent, son maistre. Est il si simple entendement, lequel ayant d'un costé l'obiect d'un de nos vicieux plaisirs, et de l'aultre, en pareille cognoissance et persuasion, l'estat d'une gloire immortelle, entrast en bi

et ordinaire; c'est que nous n'y apportons rien que le nostre. La iustice, qui est en l'un des partis, elle n'y est que pour ornement et couverture: elle y est bien alleguee; mais elle n'y est ny receue, ny logee, ny espousee : elle y est comme en la bouche de l'advocat, non comme dans le cœur et affection de la partie. Dieu doibt son secours extraordinaire à la foy et à la religion, non pas à nos passions : les hommes y sont conducteurs, et s'y servent de la religion; ce debvroit estre tout le contraire. Sentez si ce n'est par nos mains que nous la menons à tirer, comme de cire, tant de figures contraires d'une reigle si droicte et si ferme, quand s'est il veu mieulx, qu'en France, en nos iours? Ceulx qui l'ont prinse à gauche, ceulx qui l'ont prinse à droicte, ceulx qui en disent le noir, ceulx qui en disent le blanc, l'employent si pareillement à leurs violentes et ambitieuses entreprinses, s'y conduisent d'un progrez si conforme en desbordement et iniustice, qu'ils rendent doubteuse et mal aysee à croire la diversité qu'ils pretendent de leurs opinions, en chose de laquelle depend la conduicte et loy de nostre vie : peult on veoir partir de mesme eschole et discipline des mœurs plus unies, plus unes? Voyez l'horrible impudence dequoy nous pelotons les raisons divines; et combien irreligieusement nous les avons et reiectees et reprinses, selon que la fortune nous a changé de place en ces orages publicques. Cette proposition si solenne, S'il est permis au subiect de se rebeller et armer contre son prince pour la deffense de la religion : >> souvienne vous en quelles bouches, cette annee passee, l'affirmative d'icelle estoit l'arc boutant d'un party; la negative, de quel aultre party c'estoit l'arc boutant: et oyez à present de quel quartier vient la voix et instruction de l'une et de l'aul-gue de l'un pour l'aultre? et si, nous y renontre; et si les armes bruyent moins pour cette cause que pour celle là. Et nous bruslons les gents qui disent qu'il fault faire souffrir à la Verité le ioug de nostre besoing: et de combien faict la France pis que de le dire1? Confessons la verité : qui trieroit de l'armee mesme legitime ceulx qui y marchent par le seul zele d'une affection religieuse, et encores ceulx qui regardent seulement la protection des loix de leur païs, ou service du prince, il n'en sçauroit bastir une compaignie de gents d'armes complette. D'où vient cela, qu'il s'en treuve si peu qui ayent maintenu mesme volonté et mesme progrez en nos mouvements

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'Bayle cite et commente tout ce passage dans son Dictionnaire, remarque I de l'article Hotman. C.

ceons souvent de pur mespris car quelle envie nous attire au blasphemer, sinon à l'adventure l'envie mesme de l'offense? Le philosophe Antisthenes, comme on l'initioit aux mysteres d'Orpheus, le presbtre luy disant que ceulx qui se vouoient à cette religion avoient à recevoir, aprez leur mort, des biens eternels et parfaicts : « Pourquoy, si tu le crois, ne meurs tu doncques

1 Vieux proverbe, dont le sens est qu'il ne faut pas se mo quer de Dieu, et lui faire barbe de paille. On trouve dans Nicot, faire à Dieu gerbe de foarre, pour, frauder la dixme, ne baillant que de la paille sans grain. On disait, du temps de Rabelais, faire gerbe de feurre. « Gargantua, dit il, faisoit gerbe de feurre aux dieux. » L. I, c. 11. C.

2 On lit dans l'édition de 1802, entrast en troque, qui veut dire la même chose. Biguer, pour troquer, échanger, est resté longtemps dans le Dictionnaire de l'Académie. J. V. L.

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