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temps le n'y treuve que du vent; car il n'est pas encores venu aux arguments qui servent à son propos, et aux raisons qui touchent proprement le nœud que ie cherche. Pour moy, qui ne demande qu'à devenir plus sage, non plus sçavant ou eloquent, ces ordonnances logiciennes et aristoteliques ne sont pas à propos; ie veulx qu'on commence par le dernier poinct: i'entens assez que c'est que Mort et Volupté; qu'on ne s'amuse pas à les anatomizer. Ie cherche des raisons bonnes et fermes, d'arrivee, qui m'instruisent à en soustenir l'effort; ny les subtilitez grammairiennes, ny l'ingenieuse contexture de paroles et d'argumentations, n'y servent. Ie veulx des discours qui donnent la premiere charge dans le plus fort du doubte : les siens languissent autour du pot; ils sont bons pour l'eschole, pour le barreau et pour le sermon, ой nous avons loisir de sommeiller, et sommes encores, un quart d'heure aprez, assez à temps pour en retrouver le fil. Il est besoing de parler ainsin aux iuges qu'on veult gaigner à tort ou à droict, aux enfants et au vulgaire, à qui il fault tout dire, et veoir ce qui portera. Ie ne veulx pas qu'on s'employe à me rendre attentif, et qu'on me crie cinquante fois, « Or oyez ! » à la mode de nos heraults. Les Romains disoient en leur religion, Hoc age, que nous disons en la nostre, Sursum corda: ce sont autant de paroles perdues pour moy; i'y viens tout preparé du logis. Il ne me fault point d'alleichement ny de saulse; ie mange bien la viande toute crue et au lieu de m'aiguiser l'appetit par ces preparatoires et avant ieux, on me le lasse et affadit. La licence du temps m'excusera elle de cette sacrilege audace, d'estimer aussi traisnants les dialogismes de Platon mesme, estouffant par trop sa matiere; et de plaindre le temps que met à ces longues interlocutions vaines et preparatoires, un homme qui avoit tant de meilleures choses à dire? mon ignorance m'excusera mieulx, sur ce que ie ne veoy rien en la beaulté de son langage. Ie demande en general les livres qui usent des sciences, non ceulx qui les dressent. Les deux premiers', et Pline, et leurs sembla bles, ils n'ont point de Hoc age; ils veulent avoir à faire à gents qui s'en soyent advertis eulx mesmes: ou s'ils en ont, c'est un Hoc age substantiel, et qui a son corps à part. Ie veoy aussi volontiers les epistres ad Atticum, non seulement parce qu'elles contiennent une tres ample instruction de l'histoire et affaires de son temps;

• Plutarque et Sénèque. C.

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mais beaucoup plus pour y descouvrir ses humeurs privees: car i̇'ay une singuliere curiosité, comme i'ay diet ailleurs, de cognoistre l'ame et les naïfs iugements de mes aucteurs. Il fault bien iuger leur suffisance, mais non pas leurs mœurs ny eulx, par cette monstre de leurs escripts qu'ils estalent au theatre du monde. l'ay mille fois regretté que nous ayons perdu le livre que Brutus avoit escript de la vertu : car il faict beau apprendre la theorique de ceulx qui sçavent bien la practique. Mais d'autant que c'est aultre chose le presche que le prescheur, i'ayme bien autant veoir Brutus chez Plutarque que chez luy mesme ie choisiroy plustost de sçavoir au vray les devis qu'il tenoit en sa tente à quelqu'un de ses privez amis, la veille d'une battaille, que les propos qu'il teint le lendemain à son armee; et ce qu'il faisoit en son cabinet et en sa chambre, que ce qu'il faisoit emmy la place et au senat. Quant à Cicero, ie suis du iugement commun, que hors la science, il n'y avoit pas beaucoup d'excellence en son ame : il estoit bon citoyen, d'une nature debonnaire, comme sont volontiers les hommes gras et gosseurs, tel qu'il estoit; mais de mollesse et de vanité ambitieuse, il en avoit, sans mentir, beaucoup. Et si ne sçay comment l'excuser d'avoir estimé sa poësie digne d'estre mise en lumiere : ce n'est pas grande imperfection que de faire mal des vers; mais c'est imperfection de n'avoir pas senty combien ils estoient indignes de la gloire de son nom. Quant à son eloquence, elle est du tout hors de comparaison: ie croy que iamais homme ne l'egualera. Le ieune Cicero, qui n'a ressemblé son pere que de nom, commandant en Asie, il se trouva un iour en sa table plusieurs estrangiers, et entre aultres Cestius, assis au bas bout, comme on se fourre souvent aux tables ouvertes des grands. Cicero s'informa qui il estoit, à l'un de ses gents, qui luy diet son nom : mais, comme celuy qui songeoit ailleurs, et qui oublioit ce qu'on luy respondoit, il le luy redemanda encores, depuis, deux ou trois fois. Le serviteur, pour n'estre plus en peine de luy redire si souvent mesme chose, et pour le luy faire cognoistre par quelque circonstance : « C'est, dit il, ce Cestius, de qui on vous a dict qu'il ne faict pas grand estat de l'eloquence de vostre pere, au prix de la sienne. Cicero s'estant soubdain picqué de cela, commanda qu'on empoignast ce pauvre Cestius, et le feit tres bien fouetter en sa presence'. Voylà un mal courtois hoste ! Entre ceulx mesmes

I SÉNÈQUE, Suasor. 8. C.

qui ont estimé, toutes choses comptees, cette sienne eloquence incomparable, il y en a eu qui n'ont pas laissé d'y remarquer des faultes; comme ce grand Brutus, son amy, disoit que c'estoit une eloquence cassee et esrenee, fractam et elumbem. Les orateurs voysins de son siecle, reprenoient aussi en luy ce curieux soing de certaine longue cadence au bout de ses clauses, et notoient ces mots esse videatur, qui'l y employe si souvent 2. Pour moy, i'ayme mieulx une cadence qui tumbe plus court, couppee en iambes. Si mesle il par fois bien rudement ses nombres, mais rarement; i'en ay remarqué ce lieu à mes aureilles: Ego vero me minus diu senem esse mallem, quam esse senem ante, quam essem3.

Les historiens sont ma droicte bale 4: car ils sont plaisants et aysez; et quand et quand l'homme en general, de qui ie cherche la cognoissance, y paroist plus vif et plus entier qu'en nul aultre lieu; la varieté et verité de ses conditions internes, en gros et en detail; la diversité des moyens de son assemblage, et des accidents qui le menacent. Or ceulx qui escrivent les vies, d'autant qu'ils s'amusent plus aux conseils qu'aux evenements, plus à ce qui part du dedans qu'à ce qui arrive au dehors, ceulx là me sont plus propres : voylà pourquoy, en toutes sortes, c'est mon homme que Plutarque. Ie suis bien marry que nous n'ayons une douzaine de Laërtius, ou qu'il ne soit plus estendu, ou plus entendu car ie suis pareillement curieux de cognoistre les fortunes et la vie de ces grands precepteurs du monde, comme de cognoistre la diversité de leurs dogmes et fantasies. En ce genre d'estude des histoires, il fault feuilleter, sans distinction, toutes sortes d'aucteurs et vieils et nouveaux, et barragouins et françois, pour y apprendre les choses dequoy diversement ils traictent. Mais Cesar singulierement me semble

meriter qu'on l'estudie', non pour la science de l'histoire seulement, mais pour luy mesme : tant il a de perfection et d'excellence par dessus touts les aultres, quoy que Salluste soit du nombre. Certes, ie lis cet aucteur avecques un peu plu de reverence et de respect, qu'on ne lict les humains ouvrages; tantost le considerant luimesme par ses actions et le miracle de sa grandeur; tantost la pureté et inimitable polissure de son langage, qui a surpassé non seulement touts les historiens, comme dict Cicero', mais à l'adventure Cicero mesme : avecques tant de sincerité en ses iugements, parlant de ses ennemis, que sauf les faulses couleurs dequoy il veult couvrir sa mauvaise cause et l'ordure de sa pestilente ambition, ie pense qu'en cela seul on y puisse trouver à redire qu'il a esté trop espargnant à parler de soy; car tant de grandes choses ne peuvent avoir esté executees par luy, qu'il n'y soit allé beaucoup plus du sien qu'il n'y en

met.

l'ayme les historiens ou fort simples ou excellents. Les simples, qui n'ont point dequoy y mesler quelque chose du leur, et qui n'y appor tent que le soing et la diligence de ramasser tout ce qui vient à leur notice, et d'enregistrer, à la bonne foy, toutes choses sans chois et sans triage, nous laissent le iugement entier pour la cognoissance de la verité: tel est entre aultres, pour exemple, le bon Froissard, qui a marché en son entreprinse d'une si franche naïfveté, qu'ayant faict une faulte, il ne craint aulcunement de la recognoistre et corriger en l'endroict où il en a esté adverty; et qui nous represente la diversité mesme des bruits qui couroient, et les differents rapports qu'on luy faisoit : c'est la matiere de l'histoire nue et informe; chascun en peult faire son proufit autant qu'il a d'entendement. Les bien excellents ont la suffisance de choisir ce qui est digne d'estre sceu ; peuvent trier, de deux rapports, celuy qui est plus vraysemblable; de la condition des princes et de leurs humeurs, ils en concluent les conseils, et leur attribuent les paroles convenables : ils ont raison de prendre l'auctorité de reigler nostre creance à la leur; mais certes cela n'appartient à gueres de gents. Ceulx d'entre deux (qui est la plus commune fa4 Montaigne appelle ici la lecture des historiens, sa droicte bale, pour nous apprendre que c'est le plus doux et le plus çon) nous gastent tout: ils veulent nous mascher aisé de ses amusements, par allusion à ce qui arrive à un les morceaux; ils se donnent loy de iuger, et par Joueur de paume qui, lorsque la balle lui vient du côté droit, consequent d'incliner l'histoire à leur fantasie; car la renvoie naturellement et sans peine, réduit, lorsqu'elle lui vient du côté opposé, à la chasser d'un coup de revers, qui, depuis que le iugement pend d'un costé, on ne se pour l'ordinaire, est un coup moins sûr et plus malaisé. -peult garder de contourner et tordre la narration y avait dans les premières éditions: Les historiens sont le vray gibbier de mon estude. C.

I Voyez le dialogue de Oratoribus, c. 18. C. 2 Ibid. c. 23. C.

3 Pour moi, j'aimerais mieux être vieux moins longtemps. que de vieillir avant la vieillesse. Cic. de Senectute, c. 10.Voyez quelques observations sur cette critique de Montaigne, OEuvres complètes de Cicéron, éd. in-8°, t. XXVIII, p. 91. Montaigne lui-même a traduit cette phrase latine dans le troisième livre de ses Essais, au commencement du chap. 5. J. V. L.

I CICERON, Brutus, c. 75. J. V. L.

I

à ce biais ils entreprennent de choisir les choses dignes d'estre sceues, et nous cachent souvent telle parole, telle action privee, qui nous instruiroit mieulx; obmettent, pour choses incroyables, celles qu'ils n'entendent pas, et peultestre encores telle chose, pour ne la sçavoir dire en bon latin ou françois. Qu'ils estalent hardiement leur eloquence et leur discours, qu'ils iugent à leur poste mais qu'ils nous laissent aussi dequoy iuger aprez eulx; et qu'ils n'alterent ny dispensent, par leurs raccourciments et par leur chois, rien sur le corps de la matiere; ains qu'ils nous la renvoyent pure et entiere en toutes ses dimensions.

Le plus souvent on trie, pour cette charge, et notamment en ces siecles icy, des personnes d'entre le vulgaire, pour cette seule consideration de sçavoir bien parler; comme si nous cherchions d'y apprendre la grammaire : et eulx ont raison, n'ayants esté gagez que pour cela, et n'ayants mis en vente que le babil, de ne se soulcier aussi principalement que de cette partie; ainsin, à force beaux mots, ils nous vont pastissant une belle contexture des bruits qu'ils ramassent ez carrefours des villes. Les seules bonnes histoires sont celles qui ont esté escriptes par ceulx mesmes qui commandoient aux affaires, ou qui estoient participants à les conduire, ou au moins qui ont eu la fortune d'en conduire d'aultres de mesme sorte telles sont quasi toutes les grecques et romaines; car plusieurs tesmoings oculaires ayants escript de mesme subiect (comme il advenoit en ce temps là que la grandeur et le sçavoir se rencontroient communement), s'il y a de la faulte, elle doibt estre merveilleusement legiere, et sur un accident fort doubteux. Que peult on esperer d'un medecin traictant de la guerre, ou d'un escholier traictant les desseings des princes? Si nous voulons remarquer la religion que les Romains avoient en cela, il n'en fault que cet exemple: Asinius Pollio trouvoit ez histoires mesmes de Cesar quelque mescompte en quoy il estoit tumbé, pour n'avoir peu iecter les yeulx en touts les endroicts de son armee, et en avoir creu les particuliers qui luy rapportoient souvent des choses non assez verifiees; ou bien pour n'avoir esté assez curieusement adverty par ses lieutenants des choses qu'ils avoient conduictes en son absence. On peult veoir par là si cette recherche de la verité est delicate, qu'on ne se puisse pas fier d'un combat

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à la science de celuy qui y a commandé, ny aux soldats, de ce qui s'est passé prez d'eulx, si à la mode d'une information iudiciaire, on ne confronte les tesmoings et receoit les obiects sur la preuve des ponctilles de chasque accident'. Vrayement la cognoissance que nous avons de nos affaires est bien plus lasche: mais cecy a esté suffisamment traicté par Bodin2, et selon ma conception.

Pour subvenir un peu à la trahison de ma memoire, et à son default, si extreme qu'il m'est advenu plus d'une fois de reprendre en main des livres comme recents et à moy incogneus, que i'avoy leu soigneusement quelques annees auparavant, et barbouillé de mes notes, i'ay prins en coustume, depuis quelque temps, d'adiouster au bout de chasque livre (ie dis de ceulx desquels ie ne me veulx servir qu'une fois) le temps auquel i'ay achevé de le lire, et le iugement que i'en ay retiré en gros; à fin que cela me represente au moins l'air et idee generale que i'avoy conceu de l'aucteur en le lisant. Ie veulx icy transcrire aulcunes de ces annotations.

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Voycy ce que ie meis, il y a environ dix ans, en mon Guicciardin (car quelque langue que parlent mes livres, ie leur parle en la mienne): Il est historiographe diligent, et duquel, à mon advis, autant exactement que de nul aultre, on peult apprendre la verité des affaires de son temps: aussi, en la pluspart, en a il esté acteur luy mesme, et en reng honnorable. Il n'y a aulcune apparence que par haine, faveur ou vanité, il ayt desguisé les choses; dequoy font foy les libres iugements qu'il donne des grands, et notamment de ceulx par lesquels il avoit esté advancé et employé aux charges, comme du pape Clement septicsme. Quant à la partie dequoy il semble se vouloir prevaloir le plus, qui sont ses digressions et discours, il y en a de bons et enrichis de beaux traicts: mais il s'y est trop pleu; càr pour ne vouloir rien laisser à dire, ayant un subiect si plein et ample, et à peu prez infiny, il en devient lasche, et sentant un peu le cacquet scholastique. I'ay aussi remarque cecy, que de tant d'ames et effects qu'il iuge, de tant de mouvements et conseils, il n'en rapporte iamais un seul à la vertu, religion et conscience, comme si ces parties là estoient du tout esteinctes au monde; et

Si l'on ne confronte les témoignages, si l'on ne reçoit les objections, lorsqu'il s'agit de prouver les moindres détails de chaque fait. J. V. L.

2 Le célèbre jurisconsulte, dans l'ouvrage qu'il publia, en 1566, sous le titre de Methodus ad facilem historiarun cognitionem.

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de toutes les actions, pour belles par apparence qu'elles soient d'elles mesmes, il en reiecte la cause à quelque occasion vicieuse ou à quelque proufit. Il est impossible d'imaginer que parmy cet infiny nombre d'actions dequoy il iuge, il n'y en ayt eu quelqu'une produicte par la voye de la raison nulle corruption peult avoir saisy les hommes si universellement, que quelqu'un n'eschappe de la contagion. Cela me faict craindre qu'il y aye un peu du vice de son goust; et peult estre advenu qu'il ayt estimé d'aultruy selon soy.» En mon Philippe de Comines il y a cecy: « Vous y trouverez le langage doulx et agreable, d'une naïfve simplicité; la narration pure, et en laquelle la bonne foy de l'aucteur reluict evidemment, exempte de vanité parlant de soy, et d'affection et d'envie parlant d'aultruy; ses discours et enhortements accompaignez plus de bon zele et de verité, que d'aulcune exquise suffisance; et, tout par tout, de l'auctorité et gravité, representant son homme de bon lieu, et eslevé aux grands affaires. »

Sur les Memoires de monsieur du Bellay': « C'est tousiours plaisir de veoir les choses escriptes par ceulx qui ont essayé comme il les fault conduire; mais il ne se peult nier qu'il ne se descouvre evidemment, en ces deux seigneurs icy, un grand deschet de la franchise et liberté d'escrire, qui reluict ez anciens de leur sorte, comme au sire de Iouinville, domestique de sainct Louys; Eginard, chancelier de Charlemaigne; et de plus fresche memoire, en Philippe de Comines. C'est icy plustost un plaidoyer pour le roy François contre l'empereur Charles cinquiesme, qu'une histoire. Ie ne veulx pas croire qu'ils ayent rien changé quant au gros du faict; mais de contourner le iugement des evenements, souvent contre raison, à nostre advantage, et d'obmettre tout ce qu'il y a de chatouilleux en la vie de leur maistre, ils en font mestier : tesmoing les reculements de messieurs de Montmorency et de Byron', qui y sont oubliez; voire le seul nom

1 Ces Mémoires, publiés par messire Martin du Bellay, et moins connus que les ouvrages précédents, contiennent dix livres, dont les quatre premiers et les trois derniers sont de Martin du Bellay, et les autres de son frère Guillaume de Langey, et ont été tirés de sa cinquième Ogdoade, depuis l'an 1536 jusqu'en 1540. Ils sont intitulés : Memoires de messire Martin du Bellay, contenant le discours de plusieurs choses advenues au royaume de France, depuis l'an 1513 jusqu'au trespas de François Ier, arrivé en 1547. De tout cela il est aisé de juger pourquoi Montaigne parle de deux seigneurs du Bellay, après avoir dit, les Memoires de monsieur du Bellay. C.

2 Il y a Brion dans l'édition de 1588, dans celle de 1595, dans celle de 1635; et c'est la vraie leçon. L'autre n'a pour autorité que l'édition de 1598. Philippe Chabot, amiral de France,

de madame d'Estampes ne s'y treuve point. On peult couvrir les actions secrettes; mais de taire ce que tout le monde sçait, et les choses qui ont tiré des effects publicques et de telle consequence, c'est un default inexcusable. Somme, pour avoir l'entiere cognoissance du roy François et des choses advenues de son temps, qu'on s'addresse ailleurs, si on m'en croit. Ce qu'on peult faire ici de proufit, c'est par la deduction particuliere des battailles et exploicts de guerre où ces gentilshommes se sont trouvez; quelques paroles et actions privees d'aulcuns princes de leur temps; et les practiques et negociations conduictes par le seigneur de Langeay, où il y a tout plein de choses dignes d'estre sceues, et des discours non vulgaires. »

CHAPITRE XI.

De la cruauté.

Il me semble que la vertu est chose aultre, et plus noble, que les inclinations à la bonté qui naissent en nous. Les ames reiglees d'elles mesmes et bien nees, elles suyvent mesme train, et representent en leurs actions mesme visage que les vertueuses: mais la vertu sonne ie ne sçay quoy de plus grand et de plus actif que de se laisser, par une heureuse complexion, doulcement et paisiblement conduire à la suitte de la raison. Celuy qui, d'une doulceur et facilité naturelle, mespriseroit les offenses receues, feroit chose tres belle et digne de louange : mais celuy qui, picqué et oultré iusques au vif d'une offense, s'armeroit des armes de la raison contre ce furieux appetit de vengeance, et aprez un grand conflict, s'en rendroit enfin maistre, feroit sans doubte beaucoup plus. Celuy là feroit bien; et cettuy cy vertueusement : l'une action se pourroit dire bonté; l'aultre, vertu; car il semble que le nom de la vertu presuppose de la difficulté et du contraste, et qu'elle ne peult s'exercer sans partie'. C'est à l'adventure pourquoy nous nommons Dieu, bon, fort, et liberal, et iuste, mais nous ne le nommons pas vertueux2; ses operalongtemps connu sous le nom de seigneur de Brion, pris à la bataille de Pavie en 1525, ambassadeur en Angleterre en 1532, chargé, en 1535, de commander l'armée en Piémont, après de brillants succès, s'arrêta tout court à Verceil : François Ier ne lui pardonna jamais cette faute. Condamné en 1540 comme concussionnaire, il fut sauvé par la protection de la duchesse d'Étampes. On conserve à la Bibliothèque royale un recueil manuscrit des Lettres de l'amiral de Brion, écrites en 1525. Le témoignage de Brantôme sur ce général paraît plus véridique que celui de Martin du Bellay. J. V. L. 1 Sans partie adverse, sans opposition. E. J.

• « Quoique nous appelions Dieu bon, nous ne l'appelons pas

tions sont toutes naïfves et sans effort. Des phi- | Metellus ayant, seul de touts les senateurs rolosophes, non seulement stoïciens, mais encores mains, entreprins, par l'effort de sa vertu, de epicuriens (et cette enchere ie l'emprunte de soustenir la violence de Saturninus, tribun du l'opinion commune, qui est faulse, quoy que die peuple à Rome, qui vouloit à toute force faire ce subtil rencontre d'Arcesilaus à celuy qui luy passer une loy iniuste en faveur de la commune1, reprochoit que beaucoup de gents passoient de et ayant encouru par là les peines capitales que son eschole en l'epicurienne, mais iamais au re- Saturninus avoit establies contre les refusants, bours : « le croy bien des coqs il se faict des entretenoit ceulx qui en cette extremité le conchappons assez; mais des chappons il ne s'en duisoient en la place, de tels propos : « Que c'estoit faict iamais des coqs2: » car, à la verité, en fer- chose trop facile et trop lasche que de mal faire; meté et rigueur d'opinions et de preceptes, la et que de faire bien où il n'y eust point de dansecte epicurienne ne cede aulcunement à la stoï- gier, c'estoit chose vulgaire : mais de faire bien que; et un stoïcien recognoissant3 meilleure foy où il y eust dangier, c'estoit le propre office d'un que ces disputateurs, qui pour combattre Epicu- homme de vertu2. » Ces paroles de Metellus nous rus et se donner beau ieu, luy font dire ce à quoy representent bien clairement ce que ie vouloy il ne pensa iamais, contournants ses paroles à verifier, que la vertu refuse la facilité pour comgauche, argumentants par la loy grammairienne paigne; et que cette aysee, doulce et penchante aultre sens de sa façon de parler, et aultre creance voye, par où se conduisent les pas reiglez d'une que celle qu'ils sçavent qu'il avoit en l'ame et en inclination de nature, n'est pas celle de la vraye ses mœurs, dict qu'il a laissé d'estre epicurien pour vertu : elle demande un chemin aspre et espineux; cette consideration, entre aultres, qu'il treuve elle veult avoir, ou des difficultez estrangieres à leur route trop haultaine et inaccessible: et ii, luicter, comme celle de Metellus, par le moyen qui φιλήδονοι vocantur, sunt φιλόκαλοι et φιλοδίκαιοι, desquelles fortune se plaist à luy rompre la roiomnesque virtutes et colunt et retinent1); des deur de sa course, ou des difficultez internes que philosophes stoïciens et epicuriens, dis ie, il y luy apportent les appetits desordonnez et imperen a plusieurs qui ont iugé que ce n'estoit pas fections de nostre condition. assez d'avoir l'ame en bonne assiette, bien reiglee et bien disposee à la vertu; ce n'estoit pas assez d'avoir nos resolutions et nos discours au

dessus de touts les efforts de fortune; mais qu'il falloit encores rechercher les occasions d'en venir à la preuve : ils veulent quester de la douleur, de la necessité, et du mespris, pour les combattre, et pour tenir leur ame en haleine: multum sibi adiicit virtus lacessita 5. C'est l'une des raisons pourquoy Epaminondas, qui estoit encores d'une tierce secte, refuse des richesses que la fortune luy met en main par une voye tres legitime, pour avoir, dict il, à s'escrimer contre la pauvreté, en laquelle extreme il se mainteint tousiours. Socrates s'essayoit, ce me semble, encores plus rudement, conservant pour son exercice la malignité de sa femme, qui est un essay à fer esmoulu.

vertueux, parce qu'il n'a pas besoin d'effort pour bien faire. » ROUSSEAU, Émile, liv. V.

I L'édition de 1635 ajoute ici deux ou trois lignes pour préparer à la longue parenthèse qui suit: ces changements ont été faits sans autorité. J. V. L.

2 DIOGENE LAERCE, IV, 43. C.

3 Montrant. C.

4 Car ceux qu'on appelle amoureux de la volupté sont en effet amoureux de l'honnêteté et de la justice, et ils respectent et pratiquent toutes les vertus. Cic. Epist. fam. XV, 19. 5 La vertu se perfectionne par les combats. SÉNÈQUE, Ep. 13. 6 De la secte pythagoricienne. Voyez CICERON, de Offic. 1, 44. C.

Ie suis venu iusques icy bien à mon ayse : mais au bout de ce discours, il me tumbe en fantasie que l'ame de Socrates, qui est la plus parfaicte qui soit venue à ma cognoissance, seroit, à mon compte, une ame de peu de recommendation: car ie ne puis concevoir en ce personnage aulcun effort de vicieuse concupiscence; au train de sa vertu, ie n'y puis imaginer aulcune difficulté ny aulcune contraincte; ie cognoy sa raison si puissante et si maistresse chez luy, qu'elle n'eust iamais donné moyen à un appetit vicieux seulement de naistre; à une vertu si eslevee que la sienne, ie ne puis rien mettre en teste; il me semble la veoir marcher d'un victorieux pas et triumphant, en pompe et à son ayse, sans empeschement ne destourbier3. Si la vertu ne peult luire que par le combat des appetits contraires, dirons nous doncques qu'elle ne se puisse passer de l'assistance du vice; et qu'elle luy doibve cela, d'en estre mise en credit et en honneur? Que deviendroit aussi cette brave et genereuse volupté epicurienne, qui faict estat de nourrir mollement en son giron et y faire folastrer la vertu, luy donnant pour ses iouets la honte, les fiebvres, la pauvreté, la mort

1 Du peuple ou des plébéiens. E. J.
PLUTARQUE, Vie de Marius, c. 10. C.

3 Ni trouble, du latin disturbare. E. J.

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