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fonds aux miens; à escient i'en cache l'aucteur,, de la cognoissance de moy mesme, et qui m'ins

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pour tenir en bride la temerité de ces sentences hastifves qui se iectent sur toute sorte d'escripts, notamment ieunes escripts d'hommes encore vivants, et en vulgaire, qui receoit tout le monde à en parler, et qui semble convaincre la conception et le desseing vulgaire de mesme ie veulx qu'ils donnent une nazarde à Plutarque sur mon nez, et qu'ils s'eschauldent à iniurier Seneque en moy. Il fault musser ma foiblesse soubs ces grands credits. l'aymeray quelqu'un qui me scache desplumer, ie dis par clarté de iugement, et par la seule distinction de la force et beaulté des propos : car moy, qui, à faulte de memoire, demeure court touts les coups à les trier par cognoissance de nation, sçay tres bien cognoistre, à mesurer ma portee, que mon terroir n'est aulcunement capable d'aulcunes fleurs trop riches que i'y treuve semees, et que touts les fruicts de mon creu ne les sçauroient payer. De cecy suis ie tenu de respondre si ie m'empesche moy mesme; s'il y a de la vanité et vice en mes discours, que ie ne sente point ou que ie ne soye capable de sentir en me le representant : car il eschappe souvent des faultes à nos yeulx; mais la maladie du iugement consiste à ne les pouvoir appercevoir lorsqu'un aultre nous les descouvre. La science et la verité peuvent loger chez nous sans iugement; et le iugement y peult aussi estre sans elles : voire la recognoissance de l'ignorance est l'un des plus beaux et plus seurs tesmoignages de iugement que ie treuve. Ie n'ay point d'aultre sergeant de bande à renger mes pieces, que la fortune : à mesme que mes resveries se presentent, ie les entasse; tantost elles se pressent en foule, tantost elles se traisnent à la file. Ie veulx qu'on veoye mon pas naturel et ordinaire, ainsi destracqué qu'il est; ie me laisse aller comme ie me treuve aussi ne sont ce point icy matieres qu'il ne soit pas permis d'ignorer, et d'en parler casuellement et temerairement. Ie souhaitterois avoir plus parfaicte intelligence des choses; mais ie ne la veulx pas acheter si cher qu'elle couste. Mon desseing est de passer doulcement, et non laborieusement, ce qui me reste de vie : il n'est rien pour quoy ie me vueille rompre la teste, non pas pour la science, de quelque grand prix qu'elle soit.

Je ne cherche aux livres qu'à m'y donner du plaisir par un honneste amusement : ou si i'estudie, ie ne cherche que la science qui traicte

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truise à bien mourir et à bien vivre :

Has meus ad metas sudet oportet equus1. Les difficultez, si i̇'en rencontre en lisant, ie leur avoir faict une charge ou deux. Si ie m'y n'en ronge pas mes ongles; ie les laisse là, aprez plantoy, ie m'y perdroy, et le temps: car i'ay premiere charge, ie le veoy moins en m'y obsti un esprit primsaultier 2; ce que ie ne veoy de la

nant. Ie ne fois rien sans gayeté, et la continuation et contention trop ferme esblouït mon iugement, l'attriste et le lasse; ma veue s'y confond et s'y dissipe 3; il fault que ie la retire, et que ie l'y remette à secousses: tout ainsi que pour iuger du lustre de l'escarlatte, on nous ordonne de passer les yeulx par dessus, en la parcourant à diverses veues, soubdaines reprinses et reiterees. Si ce livre me fasche, i'en prens un aultre, de rien faire commence à me saisir. Ie ne me et ne m'y addonne qu'aux heures où l'ennuy prens gueres aux nouveaux, pource que les anciens me semblent plus pleins et plus roides : ny aux grecs, parce que mon iugement ne sçait tisse intelligence 4. pas faire ses besongnes d'une puerile et appren

Entre les livres simplement plaisants, ie treuve lais, et les Baisers de Iehan Second3, s'il les fault des modernes, le Decameron de Boccace, Rabeloger soubs ce tiltre, dignes qu'on s'y amuse. Quant aux Amadis, et telles sortes d'escripts, ils enfance. Ie diray encores cecy, ou hardiement, n'ont pas eu le credit d'arrester seulement mon ou temerairement, que cette vieille ame poisante l'Arioste, mais encores au bon Ovide : sa facilité ne se laisse plus chatouiller, non seulement à et ses inventions, qui m'ont ravy aultrefois, peine m'entretiennent elles à cette heure. Ie dis librement mon advis de toutes choses, voire et I C'est vers ce but que doivent tendre mes coursiers. PROPERCE, IV, I, 70.

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2 Qui fait ses plus grands efforts du premier coup, de prime saut, a primo saltu. C.

3 Montaigne ajoutait ici : Mon esprit pressé se iecte au rouet: mais il a rayé ensuite cette addition. Voyez l'exemplaire corrigé de sa main, p. 169, verso. N.

4 Dans l'édition in-4° de 1588, Montaigne disait ici : parce telligence, ce qui peut servir de commentaire à cette nouque mon iugement ne se satisfaict pas d'une moyenne inmédiocre intelligence de la langue grecque. C. velle phrase. Il veut nous apprendre par là qu'il n'avait qu'une Il déclare positivement (1. II, c. 4) qu'il n'entendoit rien au grec, et . I, c. 25) qu'il n'avoit quasi du tout point d'intelligence du grec; ce qui ne l'empêche pas d'en citer assez souvent des passages. E. J.

5 Jean Second était né à la Haye, en 1511; il mourut à Tournay, en 1536, n'ayant pas encore vingt-cinq ans. On peut voir sur ce poëte la préface de la nouvelle édition de ses OEuvres, par Bosscha; Leyde, 1821, 2 vol. in-8°. J. V. L.

de celles qui surpassent à l'adventure ma suffi- | ie n'y treuve quelque beaulté et grace nouvelle. sance, et que ie ne tiens aulcunement estre de Ceulx des temps voysins à Virgile se plaignoient ma iurisdiction: ce que i'en opine, c'est aussi dequoy aulcuns luy comparoient Lucrece : ie pour declarer la mesure de ma veue, non la me- suis d'opinion que c'est à la verité une compasure des choses. Quand ie me treuve desgousté raison ineguale; mais i'ay bien à faire à me de l'Axioche de Platon', comme d'un ouvrage rasseurer en cette creance, quand ie me treuve sans force, eu esgard à un tel aucteur, mon iuge-attaché à quelque beau lieu de ceulx de Lucrece. ment ne s'en croit pas : il n'est pas si oultrecuidé2 S'ils se picquoient de cette comparaison, que de s'opposer à l'auctorité de tant d'aultres fameux diroient ils de la bestise et stupidité barbaresque iugements anciens, qu'il tient ses regents et ses de ceulx qui luy comparent à cette heure Arioste? maistres, et avecques lesquels il est plustost con- et qu'en diroit Arioste luy mesme? tent de faillir; il s'en prend à soy, et se condemne, ou de s'arrester à l'escorce, ne pouvant penetrer iusques au fond, ou de regarder la chose par quelque fauls lustre. Il se contente de se guarantir

seulement du trouble et du desreiglement : quant à sa foiblesse, il la recognoist et advoue volontiers. Il pense donner iuste interpretation aux apparences que sa conception luy presente; mais elles sont imbecilles et imparfaictes. La pluspart des fables d'Esope ont plusieurs sens et intelligences ceulx qui les mythologizent, en choisissent quelque visage qui quadre bien à la fable; mais pour la pluspart, ce n'est que le premier visage et superficiel; il y en a d'aultres plus vifs, plus essentiels et internes, ausquels ils n'ont sceu penetrer voylà comme i'en fois.

Mais, pour suivre ma route, il m'a tousiours semblé qu'en la poësie, Virgile, Lucrece, Catulle et Horace tiennent de bien loing le premier reng, et signamment Virgile en ses Georgiques, que l'estime le plus accomply ouvrage de la poësie : à comparaison duquel ou peult recognoistre ayseement qu'il y a des endroicts de l'Aeneïde ausquels l'aucteur eust donné encores quelque tour de pigne3, s'il en eust eu loisir; et le cinquiesme livre en l'Aeneïde me semble le plus parfaict. l'ayme aussi Lucain; et le practique volontiers, non tant pour son style que pour sa valeur propre et verité de ses opinions et iugements. Quant au bon Terence, la mignardise et les graces du langage latin, ie le treuve admirable à representer au vif les mouvements de l'ame et la condition de nos mœurs; à toute heure nos actions me reiectent à luy ie ne le puis lire si souvent, que

1 L'Axiochus n'est point de Platon, et Diogène Laërce l'avait déjà reconnu. On a longtemps attribué cet ouvrage à Eschine le socratique (voyez l'édition de Jean le Clerc, Amsterdam, 1711); d'autres l'ont donné à Xénocrate de Chalcédoine. Il est certain que ce dialogue est d'une très-haute antiquité. J. V. L.

2 Ou il n'est pas si vain, comme avait mis Montaigne dans l'édition in-4° de 1588. Oultrecuidé est de l'édition de 1595. Celle de Naigeon porte, il n'est pas si sot. J. V. L.

3 Peigne. E. J.

O seclum insipiens et inficetum 1!

l'estime que les anciens avoient encores plus à se plaindre de ceulx qui apparioient Plaute à

Terence (cettuy cy sent bien mieulx son gentilhomme), que Lucrece à Virgile. Pour l'estimation et preference de Terence, faict beaucoup que le pere de l'eloquence romaine l'a si souvent en la bouche, seul de son reng; et la sentence que le premier iuge des poëtes romains donne de son compaignon. Il m'est souvent tumbé en fantasie comme, en nostre temps, ceulx qui se meslent de faire des comedies (ainsi que les Italiens, qui y sont assez heureux), employent trois

Plaute pour en faire une des leurs : ils entassent ou quatre arguments de celles de Terence ou de en une seule comedie cinq ou six contes de Boccace. Ce qui les faict ainsi se charger de matiere, c'est la desfiance qu'ils ont de se pouvoir soustenir de leurs propres graces : il fault qu'ils treuvent un corps où s'appuyer; et n'ayant pas du leur assez dequoy nous arrester, ils veulent que tout au contraire : les perfections et beaultez de le conte nous amuse. Il en va de mon aucteur sa façon de dire nous font perdre l'appetit de son subiect; sa gentillesse et sa mignardise nous retiennent par tout; il est par tout si plaisant,

Liquidus, puroque simillimus amni3, et nous remplit tant l'ame de ses graces, que nous en oublions celles de sa fable. Cette mesme consideration me tire plus avant: ie veoy que les bons et anciens poëtes ont evité l'affectation et la recherche, non seulement des fantastiques eslevations espaignoles et petrarchistes, mais des poinctes mesmes plus doulces et plus retenues, qui sont l'ornement de touts les ouvrages poëtiques des siecles suyvants. Si n'y a il bon ruge qui les treuve à dire en ces anciens, et qui n'admire

O siècle sans jugement et sans goût! CATULLE, XLIII, 8.

2 HORACE, Art poétique, v. 270. C.

3 Il coule avec tant d'aisance et de pureté. HORACE, Epist II, 2, 120.

table commodité pour mon humeur, que la science que i'y cherche y est traictée à pieces descousues, qui ne demandent pas l'obligation d'un long travail, dequoy ie suis incapable: ainsi sont les opuscules de Plutarque, et les epistres de Seneque, qui sont la plus belle partie de leurs escripts et la plus proufitable. Il ne fault pas grande entreprinse pour m'y mettre; et les quitte où il me plaist: car elles n'ont point de suitte et dependance des unes aux aultres. Ces aucteurs se rencontrent en la pluspart des opinions utiles et vrayes; comme aussi leur fortune les feit naistre environ mesme siecle, touts deux precepteurs de deux empereurs romains, touts deux venus de païs estrangier, touts deux riches et puissants. Leur instruction est de la cresme de la philosophie, et presentee d'une simple façon, et pertinente. Plutarque est plus uniforme et constant; Seneque, plus ondoyant et divers : cettuy cy se peine, se roidit et se tend, pour armer la vertu contre la foiblesse, la crainte et les vicieux appetits; l'aultre semble n'estimer pas tant leurs efforts, et desdaigner d'en haster son pas et se mettre sur sa garde. Plutarque a les opinions platoniques, doulces et accommodables à la societé civile; l'aultre les a stoïques et epicuriennes, plus esloingnees de l'usage commun, mais selon moy plus commodes en particulier et plus fermes. Il paroist en Seneque qu'il preste un peu à la tyrannie des empereurs de son temps; car ie tiens pour certain que c'est d'un iugement forcé qu'il condemne la cause de ces genereux meurtriers de Cesar: Plutarque est libre par tout. Seneque est plein de poinctes et saillies; Plutarque, de choses: celuy là vous eschauffe plus et vous esmeut; cettuy cy vous contente davantage et vous paye mieulx; il nous guide, l'aultre nous poulse.

plus sans comparaison l'eguale polissure et cette | françois, et Seneque. Ils ont touts deux cette noperpetuelle doulceur et beaulté fleurissante des epigrammes de Catulle, que touts les aiguillons dequoy Martial aiguise la queue des siens. C'est cette mesme raison que ie disoy tantost, comme Martial de soy, minus illi ingenio laborandum fuit, in cuius locum materia successerat1. Ces premiers là, sans s'esmouvoir et sans se picquer, se font assez sentir; ils ont dequoy rire par tout, il ne fault pas qu'ils se chatouillent: ceulx cy ont besoing de secours estrangier; à mesure qu'ils ont moins d'esprit, il leur fault plus de corps; ils montent à cheval parce qu'ils ne sont assez forts sur leurs iambes : tout ainsi qu'en nos bals, ces hommes de vile condition qui en tiennent eschole, pour ne pouvoir representer le port et la decence de nostre noblesse, cherchent à se recommender par des saults perilleux, et aultres mouvements estranges et batteleresques; et les dames ont meilleur marché de leur contenance aux dances où il y a diverses decouppeures et agitations de corps, qu'en certaines aultres dances de parade, où elles n'ont simplement qu'à marcher un pas naturel, et representer un port naïf et leur grace ordinaire : et comme i'ay veu aussi les badins excellents, vestus en leur à touts les iours et en une contenance commune, nous donner tout le plaisir qui se peult tirer de leur art; les apprentifs et qui ne sont de si haulte leçon, avoir besoing de s'enfariner le visage, de se travestir, se contrefaire en mouvements de grimaces sauvages, pour nous apprester à rire. Cette mienne conception se recognoist, mieulx qu'en tout aultre lieu, en la comparaison de l'Aeneïde et du Furieux3 celuy là on le veoit aller à tire d'aile, d'un vol hault et ferme, suyvant tousiours sa poincte; cettuy cy, voleter et saulteler de conte en conte, comme de branche en branche, ne se fiant à ses ailes que pour une bien courte traverse, et prendre pied à chasque bout de champ, de peur que l'haleine et la force luy faille;

Excursusque breves tentat 4.

Voylà doncques, quant à cette sorte de subiect, les aucteurs qui me plaisent le plus.

Quant à mon aultre façon, qui mesle un peu plus de fruict au plaisir, par où l'apprens à ren

ger mes opinions et conditions, les livres qui m'y servent, c'est Plutarque, depuis qu'il est

' Il n'avait pas de grands efforts à faire le sujet même lui tenait lieu d'esprit. MARTIAL, Préface du liv. VIII.

2 A leur ordinaire, édit. in-4° de 1588, p. 171, verso. C. 3 L'Orlando furioso de l'Arioste. C.

4 Il tente de petites courses. VIRG. Géorg. IV, 194.

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Quant à Cicero, les ouvrages qui me peuvent servir chez luy à mon desseing, ce sont ceulx qui traictent de la philosophie specialement (car puis qu'on a franchy les barrieres de l'immorale. Mais, à confesser hardiement la verité pudence, il n'y a plus de bride), sa façon d'escrire me semble ennuyeuse; et toute aultre pa

reille façon : car ses prefaces, definitions, partitions, etymologies, consument la pluspart de son ouvrage; ce qu'il y a de vif et de mouelle est estouffé par ses longueries d'apprests. Si i'ay employé une heure à le lire, qui est beaucoup pour moy, et que ie ramentoive ce que l'en ay tiré de suc et de substance, la pluspart du

temps le n'y treuve que du vent; car il n'est pas | mais beaucoup plus pour y descouvrir ses huencores venu aux arguments qui servent à son meurs privees: car i̇'ay une singuliere curiosité, propos, et aux raisons qui touchent proprement comme l'ay dict ailleurs, de cognoistre l'ame et le nœud que ie cherche. Pour moy, qui nc de- les naïfs iugements de mes aucteurs. Il fault mande qu'à devenir plus sage, non plus sca- bien iuger leur suffisance, mais non pas leurs vant ou eloquent, ces ordonnances logiciennes mœurs ny eulx, par cette monstre de leurs eset aristoteliques ne sont pas à propos; ie veulx cripts qu'ils estalent au theatre du monde. l'ay qu'on commence par le dernier poinct i'entens mille fois regretté que nous ayons perdu le livre assez que c'est que Mort et Volupté; qu'on ne que Brutus avoit escript de la vertu : car il faict s'amuse pas à les anatomizer. Ie cherche des rai- | beau apprendre la theorique de ceulx qui sçavent sons bonnes et fermes, d'arrivee, qui m'instrui- bien la practique. Mais d'autant que c'est aultre sent à en soustenir l'effort; ny les subtilitez chose le presche que le prescheur, i̇'ayme bien grammairiennes, ny l'ingenieuse contexture de autant veoir Brutus chez Plutarque que chez luy paroles et d'argumentations, n'y servent. Ie mesme ie choisiroy plustost de sçavoir au vray veulx des discours qui donnent la premiere les devis qu'il tenoit en sa tente à quelqu'un charge dans le plus fort du doubte les siens de ses privez amis, la veille d'une battaille, languissent autour du pot; ils sont bons pour que les propos qu'il teint le lendemain à son l'eschole, pour le barreau et pour le sermon, où armee; et ce qu'il faisoit en son cabinet et en sa nous avons loisir de sommeiller, et sommes en-chambre, que ce qu'il faisoit emmy la place et au cores, un quart d'heure aprez, assez à temps pour en retrouver le fil. Il est besoing de parler ainsin aux iuges qu'on veult gaigner à tort ou à droict, aux enfants et au vulgaire, à qui il fault tout dire, et veoir ce qui portera. Ie ne veulx pas qu'on s'employe à me rendre attentif, et qu'on me crie cinquante fois, « Or oyez!» à la mode de nos heraults. Les Romains disoient en leur religion, Hoc age, que nous disons en la nostre, Sursum corda: ce sont autant de paroles perdues pour moy; i'y viens tout preparé du logis. Il ne me fault point d'alleichement ny de saulse; ie mange bien la viande toute crue et au lieu de m'aiguiser l'appetit par ces preparatoires et avant ieux, on me le lasse et affadit. La licence du temps m'excusera elle de cette sacrilege audace, d'estimer aussi traisnants les dialogismes de Platon mesme, estouffant par trop sa matiere; et de plaindre le temps que met à ces longues interlocutions vaines et preparatoires, un homme qui avoit tant de meilleures choses à dire ? mon ignorance m'excusera mieulx, sur ce que ie ne veoy rien en la beaulté de son langage. Ie demande en general les livres qui usent des sciences, non ceulx qui les dressent. Les deux premiers1, et Pline, et leurs semblables, ils n'ont point de Hoc age; ils veulent avoir à faire à gents qui s'en soyent advertis eulx mesmes: ou s'ils en ont, c'est un Hoc age substantiel, et qui a son corps à part. Ie veoy aussi volontiers les epistres ad Atticum, non seulement parce qu'elles contiennent une tres ample instruction de l'histoire et affaires de son temps;

• Plutarque et Sénèque. C.

senat. Quant à Cicero, ie suis du iugement commun, que hors la science, il n'y avoit pas beaucoup d'excellence en son ame: il estoit bon citoyen, d'une nature debonnaire, comme sont volontiers les hommes gras et gosseurs, tel qu'il estoit; mais de mollesse et de vanité ambitieuse, il en avoit, sans mentir, beaucoup. Et si ne sçay comment l'excuser d'avoir estimé sa poësie digne d'estre mise en lumiere : ce n'est pas grande imperfection que de faire mal des vers; mais c'est imperfection de n'avoir pas senty combien ils estoient indignes de la gloire de son nom. Quant à son eloquence, elle est du tout hors de comparaison: ie croy que iamais homme ne l'egualera. Le ieune Cicero, qui n'a ressemblé son pere que de nom, commandant en Asie, il se trouva un iour en sa table plusieurs estrangiers, et entre aultres Cestius, assis au bas bout, comme on se fourre souvent aux tables ouvertes des grands. Cicero s'informa qui il estoit, à l'un de ses gents, qui luy dict son nom : mais, comme celuy qui songeoit ailleurs, et qui oublioit ce qu'on luy respondoit, il le luy redemanda encores, depuis, deux ou trois fois. Le serviteur, pour n'estre plus en peine de luy redire si souvent mesme chose, et pour le luy faire cognoistre par quelque circonstance : « C'est, dit il, ce Cestius, de qui on vous a dict qu'il ne faict pas grand estat de l'eloquence de vostre pere, au prix de la sienne. » Cicero s'estant soubdain picqué de cela, commanda qu'on empoignast ce pauvre Cestius, et le feit tres bien fouetter en sa presence 1. Voylà un mal courtois hoste ! Entre ceulx mesmes

I SÉNÈQUE, Suasor. 8. C.

qui ont estimé, toutes choses comptees, cette sienne eloquence incomparable, il y en a eu qui n'ont pas laissé d'y remarquer des faultes; comme ce grand Brutus, son amy, disoit que c'estoit une eloquence cassee et esrenee, fractam et elumbem. Les orateurs voysins de son siecle, reprenoient aussi en luy ce curieux soing de certaine longue cadence au bout de ses clauses, et notoient ces mots esse videatur, qui'l y employe si souvent. Pour moy, i'ayme mieulx une cadence qui tumbe plus court, couppee en ïambes. Si mesle il par fois bien rudement ses nombres, mais rarement; i'en ay remarqué ce lieu à mes aureilles: Ego vero me minus diu senem esse mallem, quam esse senem ante, quam essem3.

Les historiens sont ma droicte bale 4: car ils sont plaisants et aysez; et quand et quand l'homme en general, de qui ie cherche la cognoissance, y paroist plus vif et plus entier qu'en nul aultre lieu; la varieté et verité de ses conditions internes, en gros et en detail; la diversité des moyens de son assemblage, et des accidents qui le menacent. Or ceulx qui escrivent les vies, d'autant qu'ils s'amusent plus aux conseils qu'aux evenements, plus à ce qui part du dedans qu'à ce qui arrive au dehors, ceulx là me sont plus propres : voylà pourquoy, en toutes sortes, c'est mon homme que Plutarque. Ie suis bien marry que nous n'ayons une douzaine de Laërtius, ou qu'il ne soit plus estendu, ou plus entendu car ie suis pareillement curieux de cognoistre les fortunes et la vie de ces grands precepteurs du monde, comme de cognoistre la diversité de leurs dogmes et fantasies. En ce genre d'estude des histoires, il fault feuilleter, sans distinction, toutes sortes d'aucteurs et vieils et nouveaux, et barragouins et françois, pour y apprendre les choses dequoy diversement ils traictent. Mais Cesar singulierement me semble

I Voyez le dialogue de Oratoribus, c. 18. C. 2 Ibid. c. 23. C.

3 Pour moi, j'aimerais mieux être vieux moins longtemps que de vieillir avant la vieillesse. CIC. de Senectute, c. 10.

Voyez quelques observations sur cette critique de Montaigne,
OEuvres complètes de Cicéron, éd. in-8°, t. XXVIII, p. 91.
Montaigne lui-même a traduit cette phrase latine dans le
troisième livre de ses Essais, au commencement du chap. 5.
J. V. L.

meriter qu'on l'estudie', non pour la science de l'histoire seulement, mais pour luy mesme : tant il a de perfection et d'excellence par dessus touts les aultres, quoy que Salluste soit du nombre. Certes, ie lis cet aucteur avecques un peu plu de reverence et de respect, qu'on ne lict les humains ouvrages; tantost le considerant luimesme par ses actions et le miracle de sa grandeur; tantost la pureté et inimitable polissure de son langage, qui a surpassé non seulement touts les historiens, comme dict Cicero', mais à l'adventure Cicero mesme: avecques tant de sincerité en ses iugements, parlant de ses ennemis, que sauf les faulses couleurs dequoy il veuit couvrir sa mauvaise cause et l'ordure de sa pestilente ambition, ie pense qu'en cela seul on y puisse trouver à redire qu'il a esté trop espargnant à parler de soy; car tant de grandes choses ne peuvent avoir esté executees par luy, qu'il n'y soit allé beaucoup plus du sien qu'il n'y en

met.

l'ayme les historiens ou fort simples ou excellents. Les simples, qui n'ont point dequoy y mesler quelque chose du leur, et qui n'y apportent que le soing et la diligence de ramasser tout ce qui vient à leur notice, et d'enregistrer, à la bonne foy, toutes choses sans chois et sans triage, nous laissent le iugement entier pour la cognoissance de la verité: tel est entre aultres, pour exemple, le bon Froissard, qui a marché en son entreprinse d'une si franche naïfveté, qu'ayant faict une faulte, il ne craint aulcunement de la recognoistre et corriger en l'endroict où il en a esté adverty; et qui nous represente la diversité mesme des bruits qui couroient, et les differents rapports qu'on luy faisoit : c'est la matiere de l'histoire nue et informe; chascun en peult faire son proufit autant qu'il a d'entendement. Les bien excellents ont la suffisance de choisir ce qui est digne d'estre sceu; peuvent trier, de deux rapports, celuy qui est plus vraysemblable; de la condition des princes et de leurs humeurs, ils en concluent les conseils, et leur attribuent les paroles convenables : ils ont raison de prendre l'auctorité de reigler nostre creance à la leur; mais certes cela n'appartient à gueres de gents. Ceulx d'entre deux (qui est la plus commune fa

4 Montaigne appelle ici la lecture des historiens, sa droicte con) nous gastent tout: ils veulent nous mascher

bale, pour nous apprendre que c'est le plus doux et le plus
aisé de ses amusements, par allusion à ce qui arrive à un
Joueur de paume qui, lorsque la balle lui vient du côté droit,
la renvoie naturellement et sans peine, réduit, lorsqu'elle lui
vient du côté opposé, à la chasser d'un coup de revers, qui,

pour l'ordinaire, est un coup moins sûr et plus malaisé.
y avait dans les premières éditions: Les historiens sont le
vray gibbier de mon estude. C.

les morceaux; ils se donnent loy de iuger, et par consequent d'incliner l'histoire à leur fantasie; car depuis que le iugement pend d'un costé, on ne se peult garder de contourner et tordre la narration

1 CICERON, Brutus, c. 75. J. V. L.

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