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d'où il survient plusieurs desordres; car chascun criant et courant à ses armes sur le poinct de la charge, les uns sont à lacer encores leur cuirasse, que leurs compaignons sont desia rompus. Nos peres donnoient leur salade', leur lance et leurs gantelets à porter, et n'abbandonnoient le reste de leur equipage tant que la courvee duroit. Nos trouppes sont à cette heure toutes troublees et difformees par la confusion du bagage et des valets, qui ne peuvent esloingner leurs maistres à cause de leurs armes. Tite Live parlant des nostres, Intolerantissima laboris corpora vix arma humeris gerebant. Plusieurs nations vont encores, et alloient anciennement à la guerre sans se couvrir, ou se couvroient d'inutiles deffenses: Tegmina queis capitum raptus de subere cortex 3. Alexandre, le plus hazardeux capitaine qui feut iamais, s'armoit fort rarement. Et ceulx d'entre nous qui les mesprisent, n'empirent pour cela de gueres leur marché : s'il se veoid quelqu'un tué par le default d'un harnois, il n'en est gueres moindre nombre que l'empeschement des armes a faict perdre, engagez soubs leur pesanteur, froissez et rompus, ou par un contrecoup, ou aultrement. Car il semble, à la verité, à veoir le poids des nostres et leur espesseur, que nous ne cherchions qu'à nous deffendre, et en sommes plus chargez que couverts. Nous avons assez à fàire à en soustenir le fais, entravez et contraincts, comme si nous n'avions à combattre que du choc de nos armes ; et comme si nous n'avions pareille obligation à les deffendre, qu'elles ont à nous. Tacitus4 peinct plaisamment des gents de guerre de nos anciens Gaulois, ainsin armez pour se maintenir seulement, n'ayants moyen ny d'offenser, ny d'estre offensez, ny de se relever abbattus. Lucullus veoyant certains hommes d'armes medois qui faisoient front en l'armee de Tigranes, poisamment et mal ay seement armez, comme dans une prison de fer, print de là opinion de les desfaire ay seement, et par eulx commencea sa charge et sa victoire. Et à present que nos mousquetaires sont en credit, ie croy que l'on trouvera quelque invention de nous emmurer pour nous en guarantir, et nous faire traisner à la guerre enfermez dans

ou

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des bastions, comme ceulx que les anciens faisoient porter à leurs elephants.

Cette humeur est bien esloingnee de celle du ieune Scipion, lequel accusa aigrement ses soldats de ce qu'ils avoient semé des chaussetrapes soubs l'eau1, à l'endroict du fossé par où ceulx d'une ville qu'il assiegeoit pouvoient faire des sorties sur luy; disant que ceulx qui assailloient debvoient penser à entreprendre, non pas à craindre et craignoit, avecques raison, que cette provision endormist leur vigilance à se garder. Il dit aussi à un ieune homme qui luy faisoit monstre de son beau bouclier: « Il est vrayement beau, mon fils; mais un soldat romain doibt avoir plus de fiance en sa main dextre qu'en la gauche2. »

Or il n'est que la coustume qui nous rende insupportable la charge de nos armes,

L'usbergo in dosso haveano, e l'elmo in testa,
Duo di questi guerrier, dei quali io canto;
Nè notte o dì, dopo ch' entraro in questa
Stanza, gl' haveano mai messi da canto;
Che facile a portar come la vesta

Fra lor, perchè in uso l'havean tanto 3. L'empereur Caracalla alloit par pais à pied, armé de toutes pieces, conduisant son armee 4. Les pietons romains portoient non seulement le morion 5, l'espee et l'escu (car quant aux armes, dict Cicero, ils estoient si accoustumez à les avoir sur le dos, qu'elles ne les empeschoient non plus que leurs membres, arma enim, membra militis esse dicunt), mais quand et quand encores ce qu'il leur falloit de vivres pour quinze iours, et certaine quantité de paulx 7 pour faire leurs remparts, iusques à soixante livres de poids. Et les soldats de Marius, ainsi chargez, marchants en battaille, estoient duicts à faire cinq lieues en cinq heures, et six s'il y avoit haste. Leur discipline militaire estoit beaucoup plus rude que la

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2 PLUTARQUE, Apophthegmes de Scipion le jeune, § 18. 3 Deux des guerriers que je chante ici avaient la cuirasse sur le dos et le casque en tète : depuis qu'ils étaient dans ce chateau ils n'avaient quitté ni jour ni nuit cette double armure, qu'ils portaient aussi aisément que leurs habits, tant ils y étaient accoutumés. ARIOSTO, cant. XII, stanz. 30. 4 Voyez XIPHILIN, Vie de Caracalla. C.

5 Lemorion est une sorte de casque semblable à celui qu'on appelait salade; mais l'un est à l'usage des soldats de pied, l'autre des chevau-légers. Voyez la première note de ce chapitre. E. J.

6 Ils disent que les armes du soldat sont ses membres. CIC. Tusc. quæst. II, 16. De là, en latin, l'analogie d'arma, armes, avec armus, épaule, et armilla, bracelets. E. J.

7 Pieux ou palissades; au singulier pal, du latin palus. PLUTARQUE, Marius, c. 4. C.

nostre; aussi produisoit elle de bien aultres effects. Le ieune Scipion reformant son armee en Espaigne, ordonna à ses soldats de ne manger que debout, et rier de cuict. Ce traict est merveilleux à ce propos, qu'il feut reproché à un soldat lacedemonien, qu'estant à l'expedition d'une guerre, on l'avoit veu soubs le couvert d'une maison : ils estoient si durcis à la peine, que c'estoit honte d'estre veu soubs un autre toict que celui du ciel, quelque temps qu'il feist. Nous ne meinerions gueres loing nos gents à ce prix là?

3

Au demourant, Marcellinus 2, homme nourry aux guerres romaines, remarque curieusement la façon que les Parthes avoient de s'armer, et la remarque d'autant qu'elle estoit esloingnee de la romaine. « Ils avoient, dict-il, des armes tissues en maniere de petites plumes, qui n'empeschoient pas le mouvement de leur corps; et si estoient si fortes, que nos dards reiaillissoient venants à les heurter » (ce sont les escailles dequoy nos ancestres avoient fort accoustumé de se servir). Et en un aultre lieu 3: « Ils avoient, dict il, leurs chevaulx forts et roides, couverts de gros cuir et eulx estoient armez, de cap à pied, de grosses lames de fer, rengees de tel artifice, qu'à l'endroict des ioinctures des membres elles prestoient au mouvement. On eust dict que c'estoient des hommes de fer; car ils avoient des accoustrements de teste si proprement assis, et representants au naturel la forme et parties du visage, qu'il n'y avoit moyen de les assener que par des petits trous ronds qui respondoient à leurs yeulx, leur donnant un peu de lumiere, et par des fentes qui estoient à l'endroict des naseaux, par où ils prenoient assez mal ayseement haleine.

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Flexilis inductis animatur lamina membris,
Horribilis visu; credas simulacra moveri
Ferrea, cognatoque viros spirare metallo.
Par vestitus equis: ferrata fronte minantur,
Ferratosque movent securi vulneris armos 4.

Voylà une description qui retire bien fort à l'e-
quipage d'un homme d'armes françois, à tout
ses bardes. Plutarque dict que Demetrius feit
faire, pour luy et pour Alcimus, le premier

1 PLUTARQUE, Apophthegmes, article du second Scipion. C.
2 AMMIEN MARCELLIN, XXIV, 7. C.
3 Liv. XXV, c. I. C.

4 Leur cuirasse flexible semble recevoir la vie du corps qu'elle enferme; les yeux étonnés voient marcher des statues de fer on dirait que le métal est incorporé avec le guerrier qui le porte. Les coursiers ont aussi leur armure: le fer couvre leur front superbe; et leurs flancs, sous un rempart de fer, bravent les traits impuissants. CLAUDIEN, contre Rufin, II, 358.

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Ie ne fois point de doubte qu'il ne m'advienne souvent de parler de choses qui sont mieulx traictees chez les maistres du metier, et plus veritablement. C'est icy purement l'essay de mes facultez naturelles, et nullement des acquises: et qui me surprendra d'ignorance, il ne fera rien contre moy; car à peine respondroy ie à aultruy de mes discours, qui ne m'en responds point à moy, ny n'en suis satisfaict. Qui sera en cherche de science, si la pesche où elle se loge: il n'est rien dequoy ie face moins de profession. Ce sont icy mes fantasies, par lesquelles ie ne tasche point de donner à cognoistre les choses, mais moy: elles me seront à l'adventure cogneues un iour, ou l'ont aultrefois esté, selon que la fortune m'a peu porter sur les lieux où elles estoient esclaircies; mais il ne m'en souvient plus; et si ie suis homme de quelque leçon, je suis homme de nulle retention ainsi ie ne pleuvis 3 aulcune certitude, si ce n'est de faire cognoistre iusques à quel poinct monte, pour cette heure, la cognoissance que l'en ay. Qu'on ne s'attende pas aux matieres, mais à la façon que i'y donne : qu'on veoye, en ce que l'emprunte, si i'ay sceu choisir dequoy rehaulser ou secourir proprement l'invention, qui vient tousiours de moy; car ie fois dire aux aultres, non à ma teste, mais à ma suifte, ce que ie ne puis si bien dire, par foiblesse de mon langage, ou par foiblesse de mon sens. Ie ne compte pas mes emprunts, ie les poise; et si ie les eusse voulu faire valoir par nombre, ie m'en feusse chargé deux fois autant : ils sont touts, ou fort peu s'en fault, de noms si fameux et anciens, qu'ils me semblent se nommer assez sans moy. Ez raisons, comparaisons, arguments, si i'en transplante quelqu'un en mon solage 4, et con

1 PLUTARQUE, Démétrius, c. 6. Montaigne change quelque chose au récit de l'historien. C.

2 Comment Montaigne peut-il parler ainsi, après la lecture intinie dont son ouvrage même est la preuve? n'est-ce pas acquérir que de lire beaucoup, et surtout de réfléchir, comme lui, sur tout ce qu'on a lu? SERVAN.

3 C'est-à-dire je ne garantis. — Pleuvir, promettre. Serviteur qu'on a pleuvi franc et quitte de tout larrecin es cautionner, aultres crimes. NICOT. - Plevir, c'est, dit Borel, promettre. C.

Sol, terrain, terroir. E. J.

fonds aux miens; à escient i'en cache l'aucteur,, de la cognoissance de moy mesme, et qui m'ins

pour tenir en bride la temerité de ces sentences hastifves qui se iectent sur toute sorte d'escripts, notamment ieunes escripts d'hommes encore vivants, et en vulgaire, qui receoit tout le monde à en parler, et qui semble convaincre la conception et le desseing vulgaire de mesme : ie veulx qu'ils donnent une nazarde à Plutarque sur mon nez, et qu'ils s'eschauldent à iniurier Seneque en moy. Il fault musser ma foiblesse soubs ces grands credits. l'aymeray quelqu'un qui me sçache desplumer, ie dis par clarté de iugement, et par la seule distinction de la force et beaulté des propos : car moy, qui, à faulte de memoire, demeure court touts les coups à les trier par cognoissance de nation, sçay tres bien

2

truise à bien mourir et à bien vivre :

Has meus ad metas sudet oportet equus 1.
Les difficultez, si i̇'en rencontre en lisant, ie
leur avoir faict une charge ou deux. Si ie m'y
n'en ronge pas mes ongles; ie les laisse là, aprez
un esprit primsaultier 2; ce que ie ne veoy de la
plantoy, ie m'y perdroy, et le temps: car i̇'ay
premiere charge, ie le veoy moins en m'y obsti
tion et contention trop ferme esblouït mon iuge-
nant. Ie ne fois rien sans gayeté, et la continua-
ment, l'attriste et le lasse; ma veue s'y confond
et s'y dissipe 3; il fault que ie la retire, et que
ie l'y remette à secousses: tout ainsi que pour
iuger du lustre de l'escarlatte, on nous ordonne
de passer les yeulx par dessus, en la parcourant
à diverses veues, soubdaines reprinses et reïte-
rees. Si ce livre me fasche, i̇'en prens un aultre,
et ne m'y addonne qu'aux heures où l'ennuy
de rien faire commence à me saisir. Ie ne me
prens gueres aux nouveaux, pource que les an-
ciens me semblent plus pleins et plus roides :

ny aux grecs, parce que mon iugement ne sçait
tisse intelligence 4.
pas faire ses besongnes d'une puerile et appren-

cognoistre, à mesurer ma portee, que mon terroir n'est aulcunement capable d'aulcunes fleurs trop riches que i'y treuve semees, et que touts les fruicts de mon creu ne les sçauroient payer. De cecy suis ie tenu de respondre : si ie m'empesche moy mesme; s'il y a de la vanité et vice en mes discours, que ie ne sente point ou que ie ne soye capable de sentir en me le representant: car il eschappe souvent des faultes à nos yeulx; mais la maladie du iugement consiste à ne les Entre les livres simplement plaisants, ie treuve pouvoir appercevoir lorsqu'un aultre nous les des modernes, le Decameron de Boccace, Rabedescouvre. La science et la verité peuvent loger lais, et les Baisers de Iehan Second5, s'il les fault chez nous sans iugement; et le iugement y peult loger soubs ce tiltre, dignes qu'on s'y amuse. aussi estre sans elles voire la recognoissance de Quant aux Amadis, et telles sortes d'escripts, ils l'ignorance est l'un des plus beaux et plus seurs n'ont pas eu le credit d'arrester seulement mon tesmoignages de iugement que ie treuve. Ie n'ay enfance. Ie diray encores cecy, ou hardiement, point d'aultre sergeant de bande à renger mes ou temerairement, que cette vieille ame poisante pieces, que la fortune : à mesme que mes resveries ne se laisse plus chatouiller, non seulement à se presentent, ie les entasse; tantost elles se pres-l'Arioste, mais encores au bon Ovide : sa facilité sent en foule, tantost elles se traisnent à la file. Ie veulx qu'on veoye mon pas naturel et ordinaire, ainsi destracqué qu'il est ; ie me laisse aller comme ie me treuve aussi ne sont ce point icy matieres qu'il ne soit pas permis d'ignorer, et d'en parler casuellement et temerairement. Ie souhaitterois avoir plus parfaicte intelligence des choses; mais ie ne la veulx pas acheter si cher qu'elle couste. Mon desseing est de passer doulcement, et non laborieusement, ce qui me reste de vie : il n'est rien pour quoy ie me vueille rompre la teste, non pas pour la science, de quelque grand prix qu'elle soit.

Je ne cherche aux livres qu'à m'y donner du plaisir par un honneste amusement: ou si i'estudie, ie ne cherche que la science qui traicte

• En langage vulgaire. C.

2 Cacher. Musser, abdere. NICOT. C.

et ses inventions, qui m'ont ravy aultrefois, à peine m'entretiennent elles à cette heure. Ie dis librement mon advis de toutes choses, voire et

I C'est vers ce but que doivent tendre mes coursiers. PROPERCE, IV, 1, 70.

2 Qui fait ses plus grands efforts du premier coup, de prime saut, a primo saltu. C.

3

Montaigne ajoutait ici : Mon esprit pressé se iecte au rouet: mais il a rayé ensuite cette addition. Voyez l'exemplaire corrigé de sa main, p. 169, verso. N.

4 Dans l'édition in-4° de 1588, Montaigne disait ici : parce que mon iugement ne se satisfaict pas d'une moyenne in telligence, ce qui peut servir de commentaire à cette nouvelle phrase. Il veut nous apprendre par là qu'il n'avait qu'une médiocre intelligence de la langue grecque. C. Il déclare positivement (1. II, c. 4) qu'il n'entendoit rien au grec, et (l. I, c. 25) qu'il n'avoit quasi du tout point d'intelligence du grec; ce qui ne l'empêche pas d'en citer assez souvent dea passages. E. J.

5 Jean Second était né à la Haye, en 1511; il mourut à Tournay, en 1536, n'ayant pas encore vingt-cinq ans. On peut voir sur ce poëte la préface de la nouvelle édition de ses OEuvres, par Bosscha; Leyde, 1821, 2 vol. in-8°. J. V. L.

de celles qui surpassent à l'adventure ma suffisance, et que ie ne tiens aulcunement estre de ma iurisdiction: ce que i'en opine, c'est aussi pour declarer la mesure de ma veue, non la mesure des choses. Quand ie me treuve desgousté de l'Axioche de Platon', comme d'un ouvrage sans force, eu esgard à un tel aucteur, mon iugement ne s'en croit pas : il n'est pas si oultrecuidé2 de s'opposer à l'auctorité de tant d'aultres fameux iugements anciens, qu'il tient ses regents et ses maistres, et avecques lesquels il est plustost content de faillir; il s'en prend à soy, et se condemne, ou de s'arrester à l'escorce, ne pouvant penetrer iusques au fond, ou de regarder la chose par

quelque fauls lustre. Il se contente de se guarantir seulement du trouble et du desreglement : quant à sa foiblesse, il la recognoist et advoue volontiers. Il pense donner iuste interpretation aux apparences que sa conception luy presente; mais elles sont imbecilles et imparfaictes. La pluspart des fables d'Esope ont plusieurs sens et intelligences ceulx qui les mythologizent, en choisissent quelque visage qui quadre bien à la fable; mais pour la pluspart, ce n'est que le premier visage et superficiel; il y en a d'aultres plus vifs, plus

essentiels et internes, ausquels ils n'ont sceu penetrer: voylà comme i'en fois.

Mais, pour suivre ma route, il m'a tousiours semblé qu'en la poësie, Virgile, Lucrece, Catulle et Horace tiennent de bien loing le premier reng, et signamment Virgile en ses Georgiques, que 'estime le plus accomply ouvrage de la poësie : à comparaison duquel ou peult recognoistre ayseement qu'il y a des endroicts de l'Aeneïde ausquels l'aucteur eust donné encores quelque tour de pigne3, s'il en eust eu loisir; et le cinquiesme livre en l'Aeneïde me semble le plus parfaict. l'ayme aussi Lucain; et le practique volontiers, non tant pour son style que pour sa valeur propre et verité de ses opinions et iugements. Quant au bon Terence, la mignardise et les graces du langage latin, ie le treuve admirable à representer au vif les mouvements de l'ame et la condition de nos mœurs; à toute heure nos actions me reiectent à luy ie ne le puis lire si souvent, que

1 L'Axiochus n'est point de Platon, et Diogène Laĕrce l'a

vait déjà reconnu. On a longtemps attribué cet ouvrage à Es

chine le socratique (voyez l'édition de Jean le Clerc, Amsterdam, 1711); d'autres l'ont donné à Xénocrate de Chalcédoine. Il est certain que ce dialogue est d'une très-haute antiquité. J. V. L.

2 Ou il n'est pas si vain, comme avait mis Montaigne dans l'édition in-4° de 1588. Oultrecuidé est de l'édition de 1595. Celle de Naigeon porte, il n'est pas si sot. J. V. L.

3 Peigne. E. J.

ie n'y treuve quelque beaulté et grace nouvelle. Ceulx des temps voysins à Virgile se plaignoient dequoy aulcuns luy comparoient Lucrece : ie suis d'opinion que c'est à la verité une comparaison ineguale; mais i'ay bien à faire à me rasseurer en cette creance, quand ie me treuve attaché à quelque beau lieu de ceulx de Lucrece. S'ils se picquoient de cette comparaison, que diroient ils de la bestise et stupidité barbaresque de ceulx qui luy comparent à cette heure Arioste? et qu'en diroit Arioste luy mesme?

O seclum insipiens et inficetum 1!

l'estime que les anciens avoient encores plus à se plaindre de ceulx qui apparioient Plaute à

Terence (cettuy ey sent bien mieulx son gentilhomme), que Lucrece à Virgile. Pour l'estimation et preference de Terence, faict beaucoup que le pere de l'eloquence romaine l'a si souvent en la bouche, seul de son reng; et la sentence que le premier iuge des poëtes romains donne de son compaignon. Il m'est souvent tumbé en fantasie comme, en nostre temps, ceulx qui se meslent de faire des comedies (ainsi que les Italiens, qui y sont assez heureux), employent trois

ou quatre arguments de celles de Terence ou de Plaute pour en faire une des leurs : ils entassent en une seule comedie cinq ou six contes de Boccace. Ce qui les faict ainsi se charger de matiere, c'est la desfiance qu'ils ont de se pouvoir soustenir de leurs propres graces : il fault qu'ils treuvent un corps où s'appuyer; et n'ayants pas du leur assez dequoy nous arrester, ils veulent que tout au contraire : les perfections et beaultez de sa façon de dire nous font perdre l'appetit de son subiect; sa gentillesse et sa mignardise nous retiennent par tout; il est par tout si plaisant,

le conte nous amuse. Il en va de mon aucteur

Liquidus, puroque simillimus amni3, et nous remplit tant l'ame de ses graces, que nous en oublions celles de sa fable. Cette mesme consideration me tire plus avant: ie veoy que les bons et anciens poëtes ont evité l'affectation et la recherche, non seulement des fantastiques eslevations espaignoles et petrarchistes, mais des poinctes mesmes plus doulces et plus retenues, qui sont l'ornement de touts les ouvrages poëtiques des siecles suyvants. Si n'y a il bon ruge qui les treuve à dire en ces anciens, et qui n'admire

O siècle sans jugement et sans goût! CATULLE, XLIN, 8.

2 HORACE, Art poétique, v. 270. C.

3 Il coule avec tant d'aisance et de pureté. HORACE, Epist. II, 2, 120.

plus sans comparaison l'eguale polissure et cette |
perpetuelle doulceur et beaulté fleurissante des
epigrammes de Catulle, que touts les aiguillons
dequoy Martial aiguise la queue des siens. C'est
cette mesme raison que ie disoy tantost, comme
Martial de soy, minus illi ingenio laborandum
fuit, in cuius locum materia successerat1. Ces
premiers là, sans s'esmouvoir et sans se picquer,
se font assez sentir; ils ont dequoy rire par tout,
il ne fault pas qu'ils se chatouillent: ceulx cy ont
besoing de secours estrangier; à mesure qu'ils
ont moins d'esprit, il leur fault plus de corps;
ils montent à cheval parce qu'ils ne sont assez
forts sur leurs iambes : tout ainsi qu'en nos bals,
ces hommes de vile condition qui en tiennent
eschole, pour ne pouvoir representer le port et
la decence de nostre noblesse, cherchent à se
recommender par des saults perilleux, et aultres
mouvements estranges et batteleresques; et les
dames ont meilleur marché de leur contenance
aux dances où il y a diverses decouppeures et agi-
tations de corps, qu'en certaines aultres dances de
parade, où elles n'ont simplement qu'à marcher
un pas naturel, et representer un port naïf et leur
grace ordinaire : et comme i'ay veu aussi les ba-
dins excellents, vestus en leur à touts les iours
et en une contenance commune, nous donner
tout le plaisir qui se peult tirer de leur art; les
apprentifs et qui ne sont de si haulte leçon, avoir
besoing de s'enfariner le visage, de se travestir,
se contrefaire en mouvements de grimaces sau-
vages, pour nous apprester à rire. Cette mienne
conception se recognoist, mieulx qu'en tout aultre
lieu, en la comparaison de l'Aeneïde et du Fu-
rieux celuy là on le veoit aller à tire d'aile,
3:
d'un vol hault et ferme, suyvant tousiours sa
poincte; cettuy cy, voleter et saulteler de conte
en conte, comme de branche en branche, ne se
fiant à ses ailes que pour une bien courte tra-
verse, et prendre pied à chasque bout de champ,
de peur que l'haleine et la force luy faille;

Excursusque breves tentat 4.

Voylà doncques, quant à cette sorte de subiect, les aucteurs qui me plaisent le plus.

Quant à mon aultre façon, qui mesle un peu plus de fruict au plaisir, par où l'apprens à renger mes opinions et conditions, les livres qui m'y servent, c'est Plutarque, depuis qu'il est

' Il n'avait pas de grands efforts à faire le sujet même lui tenait lieu d'esprit. MARTIAL, Préface du liv. VIII.

2 A leur ordinaire, édit. in-4° de 1588, p. 171, verso. C. 3 L'Orlando furioso de l'Arioste. C.

4 Il tente de petites courses. VIRG. Géorg. IV, 194.

2

françois, et Seneque. Ils ont touts deux cette notable commodité pour mon humeur, que la science que i'y cherche y est traictée à pieces descousues, qui ne demandent pas l'obligation d'un long travail, dequoy ie suis incapable : ainsi sont les opuscules de Plutarque, et les epistres de Seneque, qui sont la plus belle partie de leurs escripts et la plus proufitable. Il ne fault pas grande entreprinse pour m'y mettre; et les quitte où il me plaist: car elles n'ont point de suitte et dependance des unes aux aultres. Ces aucteurs se rencontrent en la pluspart des opinions utiles et vrayes; comme aussi leur fortune les feit naistre environ mesme siecle, touts deux precepteurs de deux empereurs romains, touts deux venus de païs estrangier, touts deux riches et puissants. Leur instruction est de la cresme de la philosophie, et presentee d'une simple façon, et pertinente. Plutarque est plus uniforme et constant; Seneque, plus ondoyant et divers : cettuy cy se peine, se roidit et se tend, pour armer la vertu contre la foiblesse, la crainte et les vicieux appetits; l'aultre semble n'estimer pas tant leurs efforts, et desdaigner d'en haster son pas et se mettre sur sa garde. Plutarque a les opinions platoniques, doulces et accommodables à la societé civile; l'aultre les a stoïques et epicuriennes, plus esloingnees de l'usage commun, mais selon moy plus commodes en particulier et plus fermes. Il paroist en Seneque qu'il preste un peu à la tyrannie des empereurs de son temps; car ie tiens pour certain que c'est d'un iugement forcé qu'il condemne la cause de ces genereux meurtriers de Cesar: Plutarque est libre par tout. Seneque est plein de poinctes et saillies; Plutarque, de choses: celuy là vous eschauffe plus et vous esmeut; cettuy cy vous contente davantage et vous paye mieulx; il nous guide, l'aultre nous poulse.

Quant à Cicero, les ouvrages qui me peuvent servir chez luy à mon desseing, ce sont ceulx qui traictent de la philosophie specialement (car puis qu'on a franchy les barrieres de l'immorale. Mais, à confesser hardiement la verité crire me semble ennuyeuse; et toute aultre papudence, il n'y a plus de bride), sa façon d'esreille façon : car ses prefaces, definitions, partitions, etymologies, consument la pluspart de son ouvrage; ce qu'il y a de vif et de mouelle est estouffé par ses longueries d'apprests. Si i'ay employé une heure à le lire, qui est beaucoup pour moy, et que ie ramentoive ce que l'en ay tiré de suc et de substance, la pluspart du

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