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sons d'un aultre ce que nous dirions plus proprement de nous, si nous sçavions replier, aussi bien qu'estendre, nostre consideration. Et plusieurs aucteurs blecent en cette maniere la protection de leur cause, courant en avant temerairement à l'encontre de celles qu'ils attaquent, et lanceant à leurs ennemis des traicts propres à leur estre relancez plus advantageusement.

convenir à leurs maris: elles saisissent à deux mains toutes couvertures de leur contraster; la premiere excuse leur sert de pleniere iustification. I'en ay veu une qui desrobboit gros à son mary, pour, disoit elle à son confesseur, faire ses aumosnes plus grasses. Fiez vous à cette religieuse dispensation! Nul maniement leur semble avoir assez de dignité, s'il vient de la concession du mary; il fault qu'elles l'usurpent, ou Feu monsieur le mareschal de Montluc ayant finement, ou fierement, et tousiours iniurieuse- perdu son fils, qui mourut en l'isle de Maderes, ment, pour luy donner de la grace et de l'auc- | brave gentilhomme, à la verité, et de grande estorité. Comme en mon propos, quand c'est con- perance, me faisoit fort valoir, entre ses aultres tre un pauvre vieillard, et pour des enfants, lors regrets, le desplaisir et crevecœur qu'il sentoit, empoignent elles ce tiltre, et en servent leur pas- de ne s'estre iamais communiqué à luy; et sur sion avecques gloire; et comme en un commun cette humeur d'une gravité et grimace paterservage, monopolent facilement contre sa domi- nelle, avoir perdu la commodité de gouster et nation et gouvernement. Si ce sont masles grands bien cognoistre son fils, et aussi de lui declarer et fleurissants, ils subornent aussi incontinent, l'extreme amitié qu'il luy portoit, et le digne iuou par force ou par faveur, et maistre d'hostel, gement qu'il faisoit de sa vertu. « Et ce pauvre et receveur, et tout le reste. Ceulx qui n'ont ny garson, disoit il, n'a rien veu de moy qu'une femme ny fils tumbent en ce malheur plus diffi- contenance renfrongnee et pleine de mespris; cilement, mais plus cruellement aussi et indigne- et a emporté cette creance, que ie n'ay sceu ny ment. Le vieil Caton disoit en son temps, « qu'Au- l'aimer ny l'estimer selon son merite. A qui gartant de valets, autant d'ennemis1: » veoyez doy ie à descouvrir cette singuliere affection si, selon la distance de la pureté de son siecle que ie luy portoy dans mon ame? estoit ce pas au nostre, il ne nous a pas voulu advertir que luy qui en debvoit avoir tout le plaisir et toute femme, fils et valets, autant d'ennemis à nous. l'obligation? Ie me suis contrainct et gehenné Bien sert à la decrepitude de nous fournir le pour maintenir ce vain masque; et y ay perdu doulx benefice d'inappercevance et d'ignorance, le plaisir de sa conversation, et sa volonté quand et facilité à nous laisser tromper. Si nous y mor- et quand, qu'il ne me peult avoir portee aultre dions, que seroit ce de nous, mesme en ce temps, que bien froide, n'ayant iamais receu de moy où les iuges qui ont à decider nos controverses, que rudesse, ny senty qu'une façon tyrannique1.» sont communement partisans de l'enfance, et Ie treuve que cette plaincte estoit bien prinse et interessez? Au cas que cette piperie m'eschappe raisonnable: car, comme ie sçay par une trop à veoir, au moins ne m'eschappe il pas à veoir certaine experience, il n'est aulcune si doulce que ie suis tres pipable. Et aura lon iamais as- consolation en la perte de nos amis, que celle sez dict de quel prix est un amy, à comparaison que nous apporte la science de n'avoir rien oude ces liaisons civiles? L'image mesme que i'en blié à leur dire, et d'avoir eu avecques eulx une veoy aux bestes, si pure, avecques quelle reli- parfaicte et entiere communication. O mon amy1! gion ie la respecte! Si les aultres me pipent, au en vaulx ie mieulx d'en avoir le goust? ou si moins ne me pipe ie pas moy mesme à m'esti- i'en vaulx moins? I'en vaulx certes bien mieulx; mer capable de m'en garder, ny à me ronger la son regret me console et m'honnore est ce cervelle pour m'en rendre : ie me sauve de telles pas un pieux et plaisant office de ma vie, d'en trahisons en mon propre giron, non par une in- faire à tout iamais les obseques? est il iouïssance quiete et tumultuaire curiosité, mais par diver- qui vaille cette privation? sion plustost et resolution. Quand i'oy reciter l'estat de quelqu'un, ie ne m'amuse pas à luy; ie tourne incontinent les yeulx à moy, veoir comment i'en suis : tout ce qui le touche me regarde; son accident m'advertit, et m'esveille de ce costé là. Touts les iours et à toutes heures, nous di

1 SÉNÈQUE, Epist. 47; MACROBE, Saturnal. I, II, etc. J. VL

sais de Montaigne) ce que dit le maréchal de Montluc du re

I « Je ne puis lire qu'avec les larmes aux yeux (dans les Es

gret qu'il a de ne s'être pas communiqué à son fils, et de lui avoir laissé ignorer la tendresse qu'il avait pour lui. C'est à madame d'Estissac, De l'amour des pères envers leurs enfants. Mon Dieu! que ce livre est plein de bon sens ! » Madame DE SÉVIGNÉ, Lettre à sa fille. J. V. L.

2 La Boëtie. Toute cette éloquente apostrophe manque dana l'exemplaire de Naigeon, où l'on trouve à tout moment de semblables lacunes. J. V. L.

le m'ouvre aux miens tant que ie puis, et leur | signifie tres volontiers l'estat de ma volonté et de mon iugement envers eulx, comme envers un chascun ie me haste de me produire et de me presenter; car ie ne veulx pas qu'on s'y mescompte, de quelque part que ce soit. Entre aultres coustumes particulieres qu'avoient nos anciens Gaulois, à ce que dict Cesar', cette cy en estoit l'une, que les enfants ne se presentoient aux peres, ny s'osoient trouver en publicque en leur compaignie, que lorsqu'ils commenceoient à porter les armes; comme s'ils eussent voulu dire que lors il estoit aussi saison que les peres les receussent en leur familiarité et accointance.

l'ay veu encores une aultre sorte d'indiscretion en aulcuns peres de mon temps, qui ne se contentent pas d'avoir privé, pendant leur longue vie, leurs enfants de la part qu'ils debvoient avoir naturellement en leurs fortunes, mais laissent encores aprez eulx à leurs femmes cette mesme auctorité sur touts leurs biens, et loy d'en disposer à leur fantasie. Et ay cogneu tel seigneur, des premiers officiers de nostre couronne, ayant, par esperance de droict à venir, plus de cinquante mille escus de rente, qui est mort necessiteux, et accablé de debtes, aagé de plus de cinquante ans, sa mere, en son extreme decrepitude, iouïssant encore de touts ses biens par l'ordonnance du pere, qui avoit de sa part vescu prez de quatre vingts ans. Cela ne me semble aulcunement raisonnable. Pourtant treuve ie peu d'advancement à un homme de qui les affaires se portent bien, d'aller chercher une femme qui le charge d'un grand dot; il n'est point de debte estrangiere qui apporte plus de ruyne aux maisons mes predecesseurs ont communement suyvi ce conseil bien à propos, et moy aussi. Mais ceulx qui nous desconseillent les femmes riches, de peur qu'elles soient moins traictables et recognoissantes, se trompent de faire perdre quelque reelle commodité pour une si frivole coniecture. A une femme desraisonnable, il ne couste non plus de passer par dessus une raison que par dessus une aultre; elles s'ayment le mieulx où elles ont plus de tort l'iniustice les alleiche; comme les bonnes, l'honneur de leurs actions vertueuses; et en sont debonnaires d'autant plus qu'elles sont plus riches; comme plus volontiers et glorieusement chastes, de ce qu'elles sont belles.

C'est raison de laisser l'administration des affaires aux meres pendant que les enfants ne sont pas en l'aage, selon les loix, pour en manier la 1 De Bell. gall. VI. 18. C.

charge; mais le pere les a bien mal nourris, s'il ne peult esperer qu'en leur maturité ils auront plus de sagesse et de suffisance que sa femme, veu l'ordinaire foiblesse du sexe. Bien seroit il toutesfois, à la verité, plus contre nature de faire dependre les meres de la discretion de leurs enfants. On leur doibt donner largement dequoy maintenir leur estat; selon la condition de leur maison et de leur aage; d'autant que la necessité et l'indigence est beaucoup plus malseante et mal aysee à supporter à elles qu'aux masles : il fault plustost en charger les enfants que la mere.

En general, la plus saine distribution de nos biens, en mourant, me semble estre les laisser distribuer à l'usage du pays : les loix y ont mieulx pensé que nous; et vault mieulx les laisser faillir en leur eslection, que de nous hazarder de faillir temerairement en la nostre. Ils ne sont pas proprement nostres, puisque, d'une prescription civile, et sans nous, ils sont destinez à certains successeurs. Et encores que nous ayons quelque liberté au delà, ie tiens qu'il fault une grande cause, et bien apparente, pour nous faire oster à un ce que sa fortune luy avoit acquis, et à quoy la iustice commune l'appelloit; et que c'est abuser, contre raison, de cette liberté, d'en servir nos fantasies frivoles et privees. Mon sort m'a faict grace de ne m'avoir presenté des occasions qui me peussent tenter, et divertir mon affection de la commune et legitime ordonnance. I'en veoy envers qui c'est temps perdu d'employer un long soing de bons offices: un mot receu de mauvais biais efface le merite de dix ans. Heureux qui se treuve à poinct pour leur oindre la volonté sur ce dernier passage! la voysine action l'emporte non pas les meilleurs et plus frequents offices, mais les plus recents et presents, font l'operation. Ce sont gents qui se iouent de leurs testaments, comme de pommes ou de verges, à gratifier ou chastier chasque action de ceulx qui y pretendent interest. C'est chose de trop longue suitte, et de trop de poids, pour estre ainsi promenee à chasque instant; et en laquelle les sages se plantent une fois pour toutes, regardants surtout à la raison et observance publicque. Nous prenons un peu trop à cœur ces substitutions masculines, et proposons une eternité ridicule à nos noms. Nous poisons aussi trop les vaines coniectures de l'advenir, que nous donnent les esprits pueriles. A l'adventure eut on faict iniustice de me desplacer de mon reng, pour avoir esté le plus lourd et plombé, le plus long et desgousté en ma leçon, non seulement que touts mes freres, mais que touts les enfants de

ma province, soit leçon d'exercice d'esprit, soit leçon d'exercice de corps. C'est folie de faire des triages extraordinaires sur la foy de ces divinations, ausquelles nous sommes si souvent trompez. Si on peult blecer cette reigle, et corriger les desti- | nees au chois qu'elles ont faict de nos heritiers, on le peult, avecques plus d'apparence, en consideration de quelque remarquable et enorme difformité corporelle, vice constant, inamendable, et selon nous, grands estimateurs de la beaulté, d'important preiudice.

en

Le plaisant dialogue du legislateur de Platon avecques ses citoyens, fera honneur à ce passage. « Comment doncques, disent ils, sentants leur fin prochaine, ne pourrons nous point disposer de ce qui est à nous à qui il nous plaira? O dieux ! quelle cruauté, qu'il ne nous soit loisible, selon que les nostres nous auront servy en nos maladies, nostre vieillesse, en nos affaires, de leur donner plus et moins, selon nos fantasies! » A quoy le legislateur respond en cette maniere : « Mes amis, qui avez sans doubte bientost à mourir, il est mal aysé et que vous vous cognoissiez, et que vous cognoissiez ce qui est à vous, suyvant l'inscription delphique. Moy, qui fois les loix, tiens que ny vous n'estes à vous, ny n'est à vous ce que vous iouïssez. Et vos biens et vous estes à vostre famille, tant passee que future; mais encores plus sont au publicque et vostre famille et vos biens. Parquoy, de peur que quelque flatteur en vostre vieillesse ou en vostre maladie, ou quelque passion, vous solicite mal à propos de faire testament iniuste, ie vous en garderay : mais ayant respect et à l'interest universel de la cité et à celuy de vostre maison, i'establiray des loix, et feray sentir, comme de raison, que la commodité particuliere doibt ceder à la commune. Allez vous en ioyeusement où la necessité humaine vous appelle. C'est à moy, qui ne regarde pas l'une chose plus que l'aultre, qui, autant que ie puis, me soigne du general, d'avoir soucy de ce que vous laissez. »

Revenant à mon propos, il me semble, en toutes façons, qu'il naist rarement des femmes à qui la maistrise soit deue sur des hommes, sauf la maternelle et naturelle; si ce n'est pour le chastiement de ceulx qui, par quelque humeur fiebvreuse,

se sont volontairement soubmis à elles : mais cela ne touche aulcunement les vieilles, dequoy nous parlons icy. C'est l'apparence de cette consideration qui nous a faict forger et donner

Traité des Lois, liv. XI, p. 969 et 970, éd. de Francfort, 1602; de Leipsick, 1814, p. 429. J. V. L.

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pied si volontiers à cette loy, que nul ne veit oncques, qui prive les femmes de la succession de cette couronne ; et n'est gueres seigneurie au monde où elle ne s'allegue, comme icy, par une vraysemblance de raison qui l'auctorise: mais la fortune luy a donné plus de credit en certains lieux qu'aux aultres. Il est dangereux de laisser à leur iugement la dispensation de nostre succession selon le chois qu'elles feront des enfants, qui est à touts les coups inique et fantastique: car cet appetit desreiglé et goust malade qu'elles ont au temps de leurs groisses', elles l'ont en l'ame en tout temps. Communement on les veoid s'addonner aux plus foibles et malotrus, où à ceulx, si elles en ont, qui leur pendent encores au col. Car n'ayant point assez de force de discours pour choisir et embrasser ce qui le vault, elles se laissent plus volontiers aller où les impressions de nature sont plus seules; comme les animaulx, qui n'ont cognoissance de leurs petits que pendant qu'ils tiennent à leurs mammelles. Au demourant, il est aysé à veoir, par experience, que cette affection naturelle, à qui nous donnons tant d'auctorité, a les racines bien foibles pour un fort legier proufit, nous arrachons touts les iours leurs propres enfants d'entre les bras des meres, et leur faisons prendre les nostres en charge; nous leur faisons abbandonner les leurs à quelque chestifve nourrice à qui nous ne voulons pas commettre les nostres, ou à quelque chevre, leur deffendant non seulement de les allaicter, quelque dangier qu'ils en puissent encourir, mais encores d'en avoir aul cun soing, pour s'employer du tout au service des nostres : et veoid on, en la pluspart d'entre elles, s'engendrer bientost, par accoustumance, une affection bastarde plus vehemente que la naturelle, et plus grande solicitude de la conservation des enfants empruntez, que des leurs propres. Et ce que l'ay parlé des chevres, c'est d'autant qu'il est ordinaire, autour de chez moy, de veoir les femmes de village, lorsqu'elles ne peuvent nour rir les enfants de leurs mammelles, appeller des chevres à leur secours : et i'ay à cette heure deux laquais qui ne tetterent iamais que huict iours laict de femmes. Ces chevres sont incontinent duictes à venir allaicter ces petits enfants, recognoissent leur voix quand ils crient, et y accourent si on leur en presente un aultre que leur nourrisson, elles le refusent; et l'enfant en faict de mesme d'une aultre chevre. I'en veis un l'aultre iour à qui on osta la sienne, parce que son

1 De leurs grossesses. C.

pere ne l'avoit qu'empruntee d'un sien voysin: il ne peut iamais s'addonner à l'aultre qu'on luy presenta, et mourut, sans doubte de faim. Les bestes alterent et abbastardissent, aussi ayseement que nous, l'affection naturelle. Ie croy qu'en ce que recite Herodote1, de certain destroict de la Libye, il y a souvent du mescompte; il dict qu'on s'y mesle aux femmes indifferemment, mais que l'enfant ayant force de marcher, treuve son pere celuy vers lequel, cn la presse, la naturelle inclination porte ses premiers pas.

torité, et entre aultres qualitez, excellent en toute sorte de litterature, qui estoit, ce croy ie, fils de ce grand Labienus, le premier des capitaines qui feurent soubs Cesar en la guerre des Gaules, et qui depuis s'estant iecté au party du grand Pompeius, s'y mainteint si valeureusement, iusques à ce que Cesar le desfeit en Espaigne : ce Labienus dequoy ie parle, eut plusieurs envieux de sa vertu, et comme il est vraysemblable, les courtisans et favoris des empereurs de son temps pour ennemis de sa franchise, et des humeurs paternelles qu'il retenoit encores contre la tyrannie, desquelles il est croyable qu'il avoit teinct ses escripts et ses livres. Ses adversaires poursuyvirent devant le magistrat à Rome, et obteindrent de faire condemner plusieurs siens ouvrages qu'il avoit mis en lumiere, à estre bruslez. Ce feut par luy que commencea ce nouvel exemple de peine, qui depuis feut continué à Rome à plusieurs aultres, de punir de mort les escripts mesmes et les estudes'. Il n'y avoit point assez de moyen et matiere de cruauté, si nous n'y meslions des choses que nature a exemptees de tout sentiment et de toute souffrance, comme la reputation et les inventions de nostre esprit, et si nous n'allions communiquer les maulx corporels aux disciplines et monuments des Muses. Or Labienus ne peut souffrir cette perte, ny de survivre à cette sienne si chere geniture il se feit porter et enfermer tout vif dans le monument de ses ancestres; là où il pourveut tout d'un train à se tuer à et s'enterrer ensemble. Il est mal aysé de monstrer aulcune aultre plus vehemente affection paternelle que celle là. Cassius Severus, homme tres eloquent, et son familier, veoyant brusler ses livres, crioit que, par mesme sentence, on le debvoit quand et quand condemner à estre bruslé tout vif; car il portoit et conservoit en sa memoire ce qu'ils contenoient. Pareil accident adveint à Cremutius Cordus, accusé d'avoir en ses livres loué Brutus et Cassius : ce senat vilain, servile et corrompu, et digne d'un pire maistre que Tibere, condemnat ses escripts au feu. Il feut content de faire com

Or, à considerer cette simple occasion d'aymer nos enfants pour les avoir engendrez, pour laquelle nous les appellons aultres nous mesmes, il semble qu'il y ayt bien une aultre production venant de nous qui ne soit pas de moindre recommendation; car ce que nous engendrons par l'ame, les enfantements de nostre esprit, de nostre courage et suffisance, sont produicts par une plus noble partie que la corporelle, et sont plus nostres nous sommes pere et mere ensemble en cette generation. Ceulx cy nous coustent bien plus cher, et nous apportent plus d'honneur, s'ils ont quelque chose de bon : car la valeur de nos aultres enfants est beaucoup plus leur que nostre, la part que nous y avons est bien legiere; mais de ceulx cy, toute la beaulté, toute la grace et le prix, est nostre. Par ainsin, ils nous representent et nous rapportent bien plus vifvement que les aultres. Platon adiouste que ce sont icy des enfants immortels qui immortalisent leurs peres, voire et les deïfient, comme Lycurgus, Solon, Minos. Or les histoires estants pleines d'exemples de cette amitié commune des peres envers les enfants, il ne m'a pas semblé hors de propos d'en trier aussi quelqu'un de cette cy. Heliodorus, ce bon evesque de Tricca3, aima mieulx perdre la dignité, le proufit, la devotion d'une prelature si venerable, que de perdre sa fille, fille qui dure encores bien gentille, mais à l'adventure pourtant un peu trop curieusement et mollement goderonnee pour fille ecclesiastique et sacerdotale, et 4 de trop amoureuse façon. Il y eut un Labienus à Rome, personnage de grande valeur et auc-paignie à leur mort, et se tua par abstinence de

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manger2. Le bon Lucanus estant iugé par ce coquin de Neron, sur les derniers traicts de sa vie, comme la pluspart du sang feut desia escoulé par les veines des bras, qu'il s'estoit faictes tailler à

I Passage traduit de SÉNÈQUE le rhéteur (Controv. V, init.), comme presque tout ce récit. Il est fort douteux que ce Labiénus ait été fils de l'ancien lieutenant de César. Voyez VosSIUS, de Hist. Lat. I, 23. J. V. L.

2 TACITE, Annales, IV, 34. C.

son medecin pour mourir, et que la froideur eut saisy les extremitez de ses membres, et commencea à s'approcher des parties vitales, la derniere chose qu'il eut en sa memoire, ce feurent aulcuns des vers de son livre de la guerre de Pharsale, qu'il recitoit; et mourut ayant cette derniere voix en la bouche'. Cela qu'estoit ce, qu'un tendre et paternel congé qu'il prenoit de ses enfants, representant les adieux et les estroicts embrassements que nous donnons aux nostres en mourant, et un effect de cette naturelle inclination qui rappelle en nostre souvenance, en cette extremité, les choses que nous avons eu les plus cheres pendant nostre vie?

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ainsi qu'un estrangier, i'empruntasse de luy, si besoing m'en venoit ; si ie suis plus sage que luy, il est plus riche que moy. Il est peu d'hommes addonnez à la poësie, qui ne se gratifiassent, plus d'estre peres de l'Aeneïde, que du plus beau) garson de Rome, et qui ne souffrissent plus ayseement une perte que l'aultre : car, selon Aristote de touts ouvriers, le poëte est nommeement le plus amoureux de son ouvrage. Il est mal aysé à croire qu'Epaminondas, qui se vantoit de laisser pour toute posterité des filles qui feroient un iour honneur à leur pere (c'estoient les deux nobles victoires qu'il avoit gaigné sur les Lacedemoniens), eust volontiers consenti d'eschanger celles là aux plus gorgiases 3 de toute la Grece; ou qu'Alexandre et Cesar ayent iamais souhaitté d'estre privez de la grandeur de leurs glorieux faicts de guerre, pour la commodité d'avoir des enfants et heritiers, quelque par faicts et accomplis qu'ils peussent estre. Voire ie fais grand doubte que Phidias, ou aultre excellent statuaire, aymast autant la conservation et la duree de ses enfants naturels, comme

Pensons nous qu'Epicurus', qui en mourant, tormenté, comme il dit, des extremes douleurs de la cholique, avoit toute sa consolation en la beaulté de la doctrine qu'il laissoit au monde, eust receu autant de contentement d'un nombre d'enfants bien nayz et bien eslevez, s'il en eust eu, comme il faisoit de la production de ses riches escripts? et que s'il eust esté au chois de laisser, aprez luy, un enfant contrefaict et mal nay, ou un livre sot et inepte, il ne choisist plus-il feroit d'une image excellente qu'avecques long tost, et non luy seulement, mais tout homme de pareille suffisance, d'encourir le premier malheur que l'aultre? Ce seroit à l'adventure impieté en sainct Augustin (pour exemple), si, d'un costé, on lui proposoit d'enterrer ses escripts, dequoy nostre religion receoit un si grand fruict, ou d'enterrer ses enfants, au cas qu'il en eust, s'il n'aymoit mieulx enterrer ses enfants 3. Et ie ne sçay si ie n'aymeroy pas mieulx beaucoup en avoir produict un, parfaictement bien formé, de l'accointance des Muses que de l'accointance de ma femme. A cettuy cy, tel qu'il est, ce que ie donne, ie le donne purement et irrevocablement, comme on donne aux enfants corporels. Ce peu de bien que ie luy ay faict, il n'est plus en ma disposition: il peult sçavoir assez de choses que ie ne sçay plus, et tenir de moy ce que ie n'ay point retenu, et qu'il fauldroit que, tout

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3 On aurait tort, je crois, de prendre au sérieux cette décision singulière, qui révolte la nature, et qui n'est pas dans le caractère de Montaigne: son égoïsme ne va pas jusque-là. Mais trop souvent il a été jugé par des critiques superficiels, qui l'ont pris à la lettre. Supposons que des censeurs de cette force parcourent son troisième livre; ils voient dans la même page, chap. 9: Les dieux s'esbattent de nous à la pelote, et nous agitent à toutes mains.... Plus bas : Les astres ont fatalement destiné l'estat de Rome pour exemplaire de ce qu'ils peuvent en ce genre. Et voilà Montaigne astrologue et polythéiste. J. V. L.

travail et estude il auroit parfaicte selon l'art.
Et quant à ces passions vicieuses et furieuses
qui ont eschauffé quelquesfois les peres à l'a-
mour de leurs filles, ou les meres envers leurs
fils, encores s'en treuve il de pareilles en cette
aultre sorte de parenté : tesmoing ce que l'on
recite de Pygmalion, qu'ayant basty une statue
de femme, de beaulté singuliere, il deveint si
esperduement esprins de l'amour forcené de ce
sien ouvrage, qu'il fallut qu'en faveur de sa rage
les dieux la luy vivifiassent:

Tentatum mollescit ebur, positoque rigore
Subsidit digitis 4.

CHAPITRE IX.

Des armes des Parthes.

C'est une façon vicieuse de la noblesse de nostre temps, et pleine de mollesse, de ne prendre les armes que sur le poinct d'une extreme necessité, et s'en descharger aussitost qu'il y a tant soit peu d'apparence que le dangier soit esloingné :

1 Morale à Nicomaque, IX, 7. C.

2 C'est ainsi que le mot est rapporté par DIODORE de SiCILE, XV, 87; car, selon CORNÉLIUS NÉPOS, dans la Vie d'Épaminondas, c. 10, ce grand capitaine ne parle que d'une fille, savoir, la bataille de Leuctres. C.

3 Aux plus belles, aux plus aimables. Gorgias signifie mignon, propre, selon Nicot; gorgiase ou gorgiasse, agréable, belle, selon Borel. C.

4 Il touche l'ivoire, et l'ivoire oubliant sa dureté naturelle, cède et s'amollit sous ses doigts. OVIDE, Métamorph. X, 283.

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