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mitié que vous avez monstree à vos enfants, | tient l'un des premiers rengs. Qui sçaura l'aage auquel monsieur d'Estissac, vostre mary, vous laissa veufve, les grands et honnorables partis qui vous ont esté offerts autant qu'à dame de France de vostre condition, la constance et fermeté dequoy vous avez soustenu, tant d'annees, et au travers de tant d'espineuses difficultez, la charge et conduicte de leurs affaires, qui vous ont agitee par touts les coings de France, et vous tiennent encores assiegee, l'heureux acheminement que vous y avez donné par vostre seule prudence ou bonne fortune; il dira ayseement, avecques moy, que nous n'avons poinct d'exemple d'affection maternelle en nostre temps plus exprez que le vostre. Ie loue Dieu, madame, qu'elle aye esté si bien employee; car les bonnes esperances que donne de soy monsieur d'Estissac, vostre fils, asseurent assez que quand il sera en aage, vous en tirerez l'obeïssance et recognoissance d'un tres bon enfant. Mais d'autant qu'à cause de sa puerilité, il n'a peu remarquer les extremes offices qu'il a receus de vous en si grand nombre, ie veulx, si ces escripts viennent un iour à luy tumber en main, lorsque ie n'auray plus ni bouche ni parole qui le puisse dire, qu'il receoive de moy ce tesmoignage en toute verité, qui luy sera encores plus vifvement tesmoigné par les bons effects dequoy, si Dieu plaist, il se ressentira, qu'il n'est gentilhomme en France qui doibve plus à sa mere qu'il faict; et qu'il ne peult donner à l'advenir plus certaine preuve de sa bonté et de sa vertu, qu'en vous recognoissant pour telle.

S'il y a quelque loy vrayement naturelle, c'est à dire quelque instinct qui se veoye universellement et perpetuellement empreint aux bestes et en nous (ce qui n'est pas sans controverse), ie puis dire, à mon advis, qu'aprez le soing que chasque animal a de sa conservation et de fuyr ce qui nuit, l'affection que l'engendrant porte à son engeance tient le second lieu en ce reng. Et parce que nature semble nous l'avoir recommendee, regardant à estendre et faire aller avant les pieces successifves de cette sienne machine, ce n'est pas merveille, si, à reculons, des enfants aux peres, elle n'est pas si grande ioinct cette aultre consideration aristotelique, que celuy qui bien faict à quelqu'un, l'ayme mieulx qu'il n'en est aymé; et celuy à

1 ARISTOTE, Morale à Nicomaque, IX, 7. C.

qui il est deu, ayme mieulx que celuy qui doibt; et tout ouvrier ayme mieulx son ouvrage qu'il n'en seroit aymé, si l'ouvrage avoit du sentiment : d'autant que nous avons cher Estre; et Estre consiste en mouvement et action; parquoy chascun est aulcunement en son ouvrage. Qui bien faict, exerce une action belle et honneste; qui receoit, l'exerce utile seulement. Or l'utile est de beaucoup moins aymable que l'honneste : l'honneste est stable et permanent, fournissant à celuy qui l'a faict une gratification constante; l'utile se perd et eschappe facilement, et n'en est la mémoire ny si fresche ny si doulce. Les choses nous sont plus cheres, qui nous ont plus cousté; et le donner est de plus de coust que le prendre.

Puis qu'il a pleu à Dieu nous douer de quelque capacité de discours, à fin que, comme les bestes, nous ne feussions pas servilement assubiectis aux loix communes, ains que nous nous y appliquassions par iugement et liberté volontaire, nous debvons bien prester un peu à la simple auctorité de nature, mais non pas nous laisser tyranniquement emporter à elle : la seule raison doibt avoir la conduicte de nos inclinations. l'ay, de ma part, le goust estrangement mousse à ces propensions qui sont produictes en nous sans l'ordonnance et entremise de nostre iugement; comme, sur ce subiect duquel ie parle, ie ne puis recevoir cette passion dequoy on embrasse les enfants à peine encore nayz, n'ayants ny mouvement en l'ame, ny forme recognoissable au corps, par où ils se puissent rendre aymables, et ne les ay pas souffert volontiers nourrir prez de moy. Une vraye affection et bien reiglee debvroit naistre et s'augmenter avecques la cognoissance qu'ils nous donnent d'eulx; et lors, s'ils le valent, la propension naturelle marchant quand et quand la raison, les cherir d'une amitié vrayement paternelle et en iuger de mesme, s'ils sont aultres; nous rendants tousiours à la raison, nonobstant la force naturelle. Il en va fort souvent au rebours; et le plus communement nous nous sentons plus esmeus des trepignements, ieux et niaiseries pueriles de nos enfants, que nous ne faisons aprez de leurs actions toutes formees; comme si nous les avions aymez pour nostre passetemps, ainsi que des guenons, non ainsi que des hommes et tel fournit bien liberalement de iouets à leur enfance, qui se treuve resserré à la moindre despense qu'il leur fault estants en aage. Voire il semble que la ialousie que nous avons de les veoir paroistre et iouyr

du monde quand nous sommes à mesme' de le quitter, nous rende plus espargnants et retrains envers eulx il nous fasche qu'ils nous marchent sur les talons, comme pour nous soliciter de sortir; et si nous avions à craindre cela, puis que l'ordre des choses porte qu'ils ne peuvent, à dire verité, estre ny vivre qu'aux despens de nostre estre et de nostre vie, nous ne debvions pas nous mesler d'estre peres.

Quant à moy, ie treuve que c'est cruauté et iniustice de ne les recevoir au partage et societé de nos biens, et compaignons en l'intelligence de nos affaires domestiques, quand ils en sont capables, et de ne retrencher et resserrer nos commoditez pour prouveoir aux leurs, puis que nous les avons engendrez à cet effect. C'est iniustice de veoir qu'un pere vieil, cassé et demy mort, iouïsse seul, à un coing du foyer, des biens qui suffiroient à l'advancement et entretien de plusieurs enfants, et qu'il les laisse ce pendant, par faulte de moyens, perdre leurs meilleures annees sans se poulser au service publicque et cognoissance des hommes. On les iecte au desespoir de chercher par quelque voye, pour iniuste qu'elle soit, à prouveoir à leur besoing comme i'ay veu, de mon temps, plusieurs ieunes hommes de bonne maison si addonnez au larrecin, que nulle correction les en pouvoit destourner. I'en cognoy un, bien apparenté, à qui, par la priere d'un sien frere tres honneste et brave gentilhomme, ie parlay une fois pour cet effect. Il me respondit et confessa tout rondement, qu'il avoit esté acheminé à cette ordure par la rigueur et avarice de son pere; mais qu'à present il y estoit si accoustumé, qu'il ne s'en pouvoit garder. Et lors il venoit d'estre surprins en larrecin des bagues d'une dame, au lever de laquelle il s'estoit trouvé avecques beaucoup d'aultres. Il me feit souvenir du conte que l'avois ouy faire d'un aultre gentilhomme, si faict et façonné à ce beau mestier du temps de sa ieunesse, que venant aprez à estre maistre de ses biens, deliberé d'abbandonner cette traficque, il ne se pouvoit garder pourtant, s'il passoit prez d'une boutique où il y eust chose dequoy il eust besoing, de la desrobber, en peine de l'envoyer payer aprez. Et en ay veu plusieurs si dressez et duicts à cela, que parmy leur s compaignons mesmes, ils desrobboient ordinairement des choses qu'ils vouloient rendre. Ie suis Gascon, et si n'est vice auquel ie m'entende moins ie le hay

1 Au moment même, sur le point de le quitter. - Retrains, resserrés.

MONTAIGNE.

un peu plus par complexion, que ie ne l'accuse par discours; seulement par desir, ie ne soustrais rien à personne. Ce quartier en est, à la verité, un peu plus descrié que les aultres de la françoise nation : si est ce que nous avons veu de nostre temps, à diverses fois, entre les mains de la iustice, des hommes de maison, d'aultres contrees, convaincus de plusieurs horribles voleries. Ie crains que de cette desbauche, il s'en faille aulcunement prendre à ce vice des peres.

Et si, on me respond ce que feit un iour un seigneur de bon entendement : « qu'il faisoit espargne des richesses, non pour en tirer aultre fruict et usage que pour se faire honnorer et rechercher aux siens; et que l'aage luy ayant osté toutes aultres forces, c'estoit le seul remede qui luy restoit pour se maintenir en auctorité dans sa famille, et pour eviter qu'il ne veinst à mespris et desdaing à tout le monde ; » de vray, non la vieillesse seulement, mais toute imbecillité, selon Aristote', est promotrice de l'avarice : cela est quelque chose; mais c'est la medecine à un mal duquel on debvroit eviter la naissance. Un pere est bien miserable, qui ne tient l'affection de ses enfants que par le besoing qu'ils ont de son secours, si cela se doibt nommer affection: il fault se rendre respectable par sa vertu et par sa suffisance, et aymable par sa bonté et doulceur de ses mœurs; les cendres mesmes d'une riche matiere, elles ont leur prix; et les os et reliques des personnes d'honneur, nous avons accoustumé de les tenir en respect et reverence. Nulle vieillesse peult estre si caducque et si rance à un personnage qui a passé en honneur son aage, qu'elle ne soit venerable, et notamment à ses enfants, desquels il fault avoir reiglé l'ame à leur debvoir par raison, non par necessité et par le besoing, ny par rudesse et par force:

Et errat longe, mea quidem sententia, Qui imperium credat esse gravius, aut stabilius, Vi quod fit, quam illud, quod ami citia adiungitur. l'accuse toute violence en l'education d'une ame tendre, qu'on dresse pour l'honneur et la liberté. Il y a ie ne sçay quoy de servile en la rigueur et en la contraincte; et tiens que ce qui ne se peult faire par la raison, et par prudence et adresse, ne se faict iamais par la force. On m'a ainsin eslevé ils disent qu'en tout mon premier aage, ie n'ay tasté des verges qu'à deux

1 Morale à Nicomaque, IV, 3. C.

2 C'est se tromper fort, à mon avis, que de croire mieux tablir son autorité par la force que par l'affection. TÉRENCE, Adelph. act. I, sc. I, v. 40.

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coups, et bien mollement. I'ay deu la pareille | Il fault refuser l'opportunité à toute action im

aux enfants que i'ay eu: ils me meurent touts en nourrice; mais Leonor, une seule fille qui est eschappee à cette infortune', a attainct six ans et plus, sans qu'on ayt employé à sa conduicte et pour le chastiement de ses faultes pueriles (l'indulgence de sa mere s'y appliquant ayseement), aultre chose que paroles, et bien doulces et quand mon desir y seroit frustré, il est assez d'aultres causes ausquelles nous prendre, sans entrer en reproche avecques ma discipline, que ie scay estre iuste et naturelle. I'eusse esté beaucoup plus religieux encores en cela envers des masles, moins nayz à servir, et de condition plus libre: i'eusse aymé à leur grossir le cœur d'ingenuité et de franchise. Ie n'ay veu aultre effect aux verges, sinon de rendre les ames plus lasches, ou plus malicieusement opi

niastres.

Voulons nous estre aymez de nos enfants? leur voulons nous oster l'occasion de souhaiter nostre

mort (combien que nulle occasion d'un si horrible souhait ne peult estre ny iuste ny excusable, nullum scelus rationem habet')? accommodons leur vie raisonnablement de ce qui est en nostre puissance. Pour cela, il ne nous fauldroit pas marier si ieunes, que nostre aage vienne quasi à se confondre avecques le leur; car cet inconvenient nous iecte à plusieurs grandes difficultez ie dis specialement à la noblesse, qui est d'une condition oysifve, et qui ne vit, comme on dict, que de ses rentes; car ailleurs, où la vie est questuaire3, la pluralité et compaignie des enfants, c'est un adgencement de mesnage, ce sont autant de nouveaux utils et instruments à s'enrichir.

Ie me mariay à trente trois ans, et loue l'opinion de trente cinq, qu'on dict estre d'Aristote 4. Platon ne veult pas qu'on se marie avant les trente 5; mais il a raison de se mocquer de ceulx qui font les œuvres de mariage aprez cinquante cinq, et condemne leur engeance indigne d'aliment et de vie. Thales y donna les plus vrayes bornes; qui, ieune, respondit à sa mere le pressant de se marier, « qu'il n'estoit pas temps; >> et, devenu sur l'aage, « qu'il n'estoit plus temps". »

1 Montaigne parle encore de sa fille au chapitre 5 du troisième livre des Essais. Elle fut mariée depuis au vicomte de Gamaches.

2 Car nul crime n'est fondé en raison. TIT. LIV. XXVIII, 28. 3 De quæstuarius, mercenaire, qui travaille pour vivre. 4 Aristote, Politic. VII, 16, dit trente-sept, et non trentecing. C.

5 C'est à la fin du sixième livre de la République, où il dit depuis trente jusqu'à trente-cing. C. DIOGÈNE LAERCE, I, 26. C.

portune. Les anciens Gaulois estimoient à extreme reproche d'avoir eu accointance de femme avant l'aage de vingt ans, et recommendoient singulierement aux hommes qui se vouloient dresser pour la guerre, de conserver bien avant en aage leur pucelage, d'autant que les courages s'amollissent et divertissent par l'accouplage des femmes :

Mà or congiunto a giovinetta sposa,
E lieto omai de' figli, era invilito

Ne gli affetti di padre e di marito 2. Muleasses, roy de Thunes 3, celuy que l'empereur Charles cinquiesme remeit en ses estats, reprochoit la memoire de Mahomet son pere, de sa hantise avecques les femmes, l'appellant brode4, effeminé, engendreur d'enfants. L'histoire grecque remarque de Iccus, Tarentin, de Crisso, d'Astyllus, de Diopompus, et d'aultres3, que pour maintenir leurs corps fermes au service de la course des ieux Olympiques, de la palestrine", et tels exercices, ils se priverent, autant que leur dura ce soing, de toute sorte d'acte venerien. En certaine contree des Indes espaignoles, on ne permettoit aux hommes de se marier qu'aprez quarante ans; et si le permettoit on aux filles à dix ans. Un gentilhomme qui a trente cinq ans, il n'est pas temps qu'il face place à son fils qui en a vingt : il est luy mesme au train de paroistre et aux voyages des guerres, et en la court de son prince : il a besoing de ses pieces; il en doibt certainement faire part, mais telle part qu'il ne s'oublie pas pour aultruy. Et à celuy là peult servir iustement cette response, que les peres ont ordinairement en la bouche : « le ne me veulx pas despouiller devant que de m'aller coucher.»

Mais un pere, atterré d'annees et de maulx, privé, par sa foiblesse et faulte de santé, de la commune societé des hommes, il se faict tort, et aux siens, de couver inutilement un grand tas de richesses. Il est assez en estat, s'il est

I Ce que Montaigne attribue ici aux Gaulois, César le dit expressément des Germains, de Bello gallico, VI, 21. C.

2 Uni à une jeune épouse, il goûtait le bonheur d'ètre père; et ces sentiments si doux avaient amolli son courage. T. TASSO, Gerusal. liber. canto X, stanz. 39.

3 Muley-Hassan, roi de Tunis. Voyez la dernière note du chapitre 55 du premier livre. J. V. L.

4 Lache, efféminé; COTGRAVE, dans son Dictionnaire françois et anglois. Si je ne me trompe, brode, pris en ce sens, est un terme purement gascon. C. Le père de ce roi de Tunis avait eu, de différentes femmes, trente-quatre enfants. 5 PLATON, de Legibus, liv. VIII, p. 647. C.

6 Palestrine, pour lutte ou palestre, se trouve aussi dans Brantôme. C.

dee), et se retirer en une sienne terre voysine, où personne n'apporteroit incommodité à son repos, puisqu'il ne pouvoit aultrement eviter nostre importunité, veu la condition de ses enfants. Il m'en creut depuis, et s'en trouva bien.

sage, pour avoir desir de se despouiller, à fin | il n'avoit que celle là de bien logee et accommode se coucher, non pas iusques à la chemise, mais iusques à une robbe de nuict bien chaulde: le reste des pompes, dequoy il n'a plus que faire, il doibt en estrener volontiers ceulx à qui, par ordonnance naturelle, cela doibt appartenir. C'est raison qu'il leur en laisse l'usage, puis que nature l'en prive: aultrement sans doubt il y a de la malice et de l'envie. La plus belle des actions de l'empereur Charles cinquiesme feut celle là, à l'imitation d'aulcuns anciens de son qualibre, d'avoir sceu recognoistre que la raison nous commande assez de nous despouiller, quand nos robbes nous chargent et empeschent, et de nous coucher quand les iambes nous faillent : il resigna ses moyens, grandeur et puissance à son fils, lorsqu'il sentit defaillir en soy la fermeté et la force pour conduire les affaires avecques la gloire qu'il y avoit acquise.

Solve senescentem mature sanus equum, ne Peccet ad extremum ridendus, et ilia ducat '. Cette faulte, de ne sçavoir recognoistre de bonne heure, et ne sentir l'impuissance et extreme alteration que l'aage apporte naturellement et au corps et à l'ame ( qui, à mon opinion, est eguale, si l'ame n'en a plus de la moitié) a perdu la reputation de la pluspart des grands hommes du monde. l'ay veu, de mon temps, et cogneu familierement, des personnages de grande auctorité, qu'il estoit bien aysé à veoir estre merveilleusement descheus de cette ancienne suffisance que ie cognoissoy par la reputation qu'ils en avoient acquise en leurs meilleurs ans : ie les eusse, pour leur honneur, volontiers souhaittez retirez en leur maison à leur ayse, et deschargez des occupations publicques et guerrieres, qui n'estoient plus pour leurs espaules. l'ay aultrefoi esté privé en la maison d'un gentilhomme veuf et fort vieil, d'une vieillesse toutesfois assez verte; cettuy cy avoit plusieurs filles à marier, et un fils desia en aage de paroistre cela chargeoit sa maison de plusieurs despenses et visites estrangieres, à quoy il prenoit peu de plaisir, non seulement pour le soing de l'espargne, mais encores plus pour avoir, à cause de l'aage, prins une forme de vie fort esloingnee de la nostre. Ie luy dis un iour, un peu hardiement, comme i'ay accu ustumé, qu'il luy sieroit mieulx de nous faire place, et de laisser à son fils sa maison principale (car

I Malheureux, laisse en paix ton cheval vieillissant,
De peur que tout à coup, efflanqué, hors d'haleine,
Il ne laisse, en tombant, son maître sur l'arène.
Hon. Epist. I, I, 8 (imitation de Boilean).

Ce n'est pas à dire qu'on leur donne par telle voye d'obligation, de laquelle on ne se puisse plus desdire ie leur lairroy, moy qui suis à mesme de iouer ce roolle, la iouïssance de ma maison et de mes biens, mais avecques liberté de m'en repentir, s'ils m'en donnoient occasion; ie leur en lairroy l'usage, parce qu'il ne me seroit plus commode; et de l'auctorité des affaires en gros, ie m'en reserverois autant qu'il me plairoit: ayant tousiours iugé que ce doibt estre un grand contentement à un pere vieil, de mettre luy mesme ses enfants en train du gouvernement de ses affaires, et de pouvoir, pendant sa vie, contrerooller leurs deportements, leur fournissant d'instruction et d'advis suyvant l'experience qu'il en a, et d'acheminer luy mesme l'ancien honneur et ordre de sa maison en la main de ses successeurs, et se respondre par là des esperances qu'il peult prendre de leur conduicte à venir. Et pour cet effect, ie ne vouldroy pas fuyr leur compaignie; ie vouldroy les esclairer de prez, et iouyr, selon la condition de mon aage, de leur alaigresse et de leurs festes. Si ie ne vivoy parmy eulx (comme ie ne pourroy, sans offenser leur assemblee par le chagrin de mon aage et la subiection de mes maladies, et sans contraindre aussi et forcer les reigles et façons de vivre que i'auroy lors), ie vouldrois au moins vivre prez d'eulx, en un quartier de ma maison, non pas le plus en parade, mais le plus en commodité. Non comme ie veis, il y a quelques annees, un doyen de Sainct Hilaire de Poictiers, rendu à telle solitude par l'incommodité de sa melancholie, que lorsque i'entray en sa chambre, il y avoit vingt et deux ans qu'il n'en estoit sorty un seul pas; sauf et si avoit toutes ses actions libres et aysees, un rheume qui luy tumboit sur l'estomach : à peine une fois la sepmaine vouloit il permettre qu'aulcun entrast pour le veoir; il se tenoit tousiours enfermé par le dedans de sa chambre, seul, sauf qu'un valet luy portoit une fois le iour à manger, qui ne faisoit qu'entrer et sortir : son occupation estoit de se promener, et lire quelque livre, car il cognoissoit aulcunement les lettres, obstiné, au demourant, de mourir en cette desmarche, comme il feit bientost aprez. l'essayeroy, par une doulce conversation, de nourrir en

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mes enfants une vifve amitié et bienveillance, | cholere et pourvoyance. Chascun est en sentinon feincte, en mon endroict, ce qu'on gaigne nelle contre luy. Si, par fortune, quelque chesayseement envers des natures bien nees car si tif serviteur s'y addonne 1, soubdain il luy est ce sont bestes furieuses, comme nostre siecle en mis en souspeçon, qualité à laquelle la vieillesse produict à milliers, il les fault haïr et fuyr pour mord si volontiers de soy mesme. Quantes fois telles. s'est il vanté à moy de la bride qu'il donnoit aux siens, et exacte obeïssance et reverence qu'il en recevoit; combien il veoyoit clair en ses affaires!

Ie veulx mal à cette coustume d'interdire aux enfants l'appellation paternelle, et leur en enioindre une estrangiere, comme plus reverentiale, nature n'ayant volontiers pas suffisamment pourveu à nostre auctorité. Nous appellons Dieu tout puissant, Pere; et desdaignons que nos enfants nous en appellent : i'ay reformé cette erreur en ma famille 2. C'est aussi folie et iniustice de priver les enfants qui sont en aage, de la familiarité des peres, et vouloir maintenir en leur endroict une morgue austere et desdaigneuse, esperant par là les tenir en crainte et obeïssance: car c'est une farce tres inutile, qui rend les peres ennuyeux aux enfants, et qui pis est, ridicules. Ils ont la ieunesse et les forces en la main, et par consequent le vent et la faveur du monde; et receoivent avec mocquerie ces mines fieres et tyranniques d'un homme qui n'a plus de sang ny au cœur ny aux veines, vrays espoventails de cheneviere. Quand ie pourroy me faire craindre, i'aimerois encores mieulx me faire aymer: il y a tant de sortes de defaults en la vieillesse, tant d'impuissance, elle est si propre au mespris, que le meilleur acquest qu'elle puisse faire, c'est l'affection et amour des siens; le commandement

Ille solus nescit omnia 2.

Je ne sçache homme qui peust apporter plus de parties, et naturelles et acquises, propres à conserver la maistrise, qu'il faict; et si en est descheu comme un enfant partant l'ay ie choisy, parmy plusieurs telles conditions que ie cognoy, comme plus exemplaire. Ce seroit matiere à une question scholastique, « s'il est ainsi mieulx, ou aultrement. » En presence, toutes choses luy cedent; et laisse lon ce vain cours à son auctole craint, on le respecte, tout son saoul. Donr.e rité, qu'on ne luy resiste iamais. On le croit, on il congé à un valet? il plie son paquet, le voylà party, mais hors de devant luy seulement : les pas de la vieillesse sont si lents, les sens si troubles, qu'il vivra et fera son office en mesme maison, un an, sans estre apperceu. Et quand la saison en est, on faict venir des lettres loingtaide mieulx faire par où on le remet en grace. nes, piteuses, suppliantes, pleines de promesses Monsieur faict il quelque marché ou quelque

et la crainte, ce ne sont plus ses armes. I'en ay despesche qui desplaise? on la supprime, for

veu quelqu'un, duquel la ieunesse avoit esté tres imperieuse; quand c'est venu sur l'aage, quoy qu'il le passe sainement ce qui se peult, il frappe, il mord, il iure, le plus tempestatif maistre de France; il se ronge de soing et de vigilance. Tout cela n'est qu'un battelage, auquel la famille mesme complotte : du grenier, du cellier, voire et de sa bourse, d'aultres ont la meilleure part de l'usage, ce pendant qu'il en a les clefs en sa gibbeciere, plus cherement que ses yeulx. Ce pendant qu'il se contente de l'espargne et chicheté de sa table, tout est en desbauche en divers reduicts de sa maison, en ieu, et en despense, et en l'entretien des contes de sa vaine

1 Comme si la nature n'avait pas assez bien pourvu à notre autorité. C.

2 Le bon roi Henri IV la réforma aussi dans sa famille : «< car il ne voulait pas, dit Péréfixe, que ses enfants l'appelas«sent monsieur, nom qui semble rendre les enfants étran« gers à leur père, et qui marque la servitude et la sujétion, « mais qu'ils l'appelassent papa, nom de tendresse et d'amour.»> (Histoire de Henri le Grand.) C.

geant tantost aprez assez de causes pour excuser la faulte d'execution ou de response. Nulles lettres estrangieres ne luy estants premierement apportees, il ne veoid que celles qui semblent il les saisit, ayant en coustume de se reposer sur commodes à sa science. Si, par cas d'adventure, certaine personne de les luy lire, on y treuve sur le champ ce qu'on veult; et faict on, à touts coups, que tel luy demande pardon, qui l'iniurie par sa lettre. Il ne veoid enfin ses affaires que par une image disposee et desseignee 3, et satisfactoire le plus qu'on peult, pour n'esveiller son chagrin et son courroux. l'ay veu, soubs des figures differentes, assez d'œconomies longues, constantes, de tout pareil effect.

Il est tousiours proclive 4 aux femmes de dis

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