Page images
PDF
EPUB

I

memoire qu'on luy presenta; et faict aussi le conte d'Archias, tyran de Thebes que le soir avant l'execution de l'entreprinse que Pelopidas avoit faicte de le tuer, pour remettre son païs en liberté, il luy feut escript par un aultre Archias, Athenien, de poinct en poinct, ce qu'on luy preparoit; et que ce pacquet luy ayant esté rendu pendant son soupper, il remeit à l'ouvrir, disant ce mot, qui depuis passa en proverbe en Grece: « A demain les affaires. >>

Un sage homme peult, à mon opinion, pour l'interest d'aultruy, comme pour ne rompre indecemment compaignie, ainsi que Rusticus, ou pour ne discontinuer une aultre affaire d'importance, remettre à entendre ce qu'on luy apporte 'de nouveau; mais pour son interest ou plaisir particulier, mesme s'il est homme ayant charge publicque, pour ne rompre son disner, voire ny son sommeil, il est inexcusable de le faire. Et anciennement estoit à Rome la place consulaire2, qu'ils appelloient, la plus honnorable à table, pour estre plus à delivre, et plus accessible à ceulx qui surviendroient pour entretenir celuy qui y seroit assis: tesmoignage que, pour estre à table, ils ne se despartoient pas de l'entremise d'aultres affaires et survenances. Mais quand tout est dict, il est mal aysé ez actions humaines de donner reigle si iuste par discours de raison, que la fortune n'y maintienne son droict.

CHAPITRE V.

De la conscience.

Voyageant un iour, mon frere sieur de la Brousse et moy, durant nos guerres civiles, nous rencontrasmes un gentilhomme de bonne façon. Il estoit du party contraire au nostre; mais ie n'en sçavoy rien, car il se contrefaisoit aultre : et le pis de ces guerres, c'est que les chartes sont si meslees, vostre ennemy n'estant distingué d'avecques vous d'aulcune marque apparente, ny de langage, ny de port, nourry en mesmes loix, mœurs et mesme air, qu'il est mal aysé d'y eviter confusion et desordre. Cela me faisoit craindre à moy mesme de rencontrer nos trouppes en lieu où ie ne feusse cogneu, pour n'estre en peine de dire mon nom, et de pis à l'adventure, comme il m'estoit aultrefois advenu; car en un tel mescompte ie perdis et hommes et chevaulx, et m'y tua lon miserablement, entre aultres, un page,

I Dans son traité de l'Esprit familier de Socrate, c. 27. C. 2 PLUTARQUE, Propos de table, I, 3, 2, de la traduction d'Amyot. J. V. L

[ocr errors]

gentilhomme italien, que ie nourrissoy soigneusement, et feut esteincte en luy une tres belle enfance et pleine de grande esperance. Mais cettuy cy en avoit une frayeur si esperdue, et ie le veoyoy si mort, à chasque rencontre d'hommes à cheval et passage de villes qui tenoient pour le roy, que ie devinay enfin que c'estoient alarmes que sa conscience luy donnoit. Il sembloit à ce pauvre homme qu'au travers de son masque, et des croix de sa casaque, on iroit lire iusques dans son cœur ses secrettes intentions: tant est merveilleux l'effort de la conscience! Elle nous faict trahir, accuser et combattre nous mesmes, et à faulte de tesmoing estrangier, elle nous produict contre nous, Occultum quatiens animo tortore flagellum'. Ce conte est en la bouche des enfants: Bessus, Pæonien, reproché d'avoir de gayeté de cœur abbattu un nid de moyneaux, et les avoir tuez, disoit avoir eu raison, parce que ces oysillons ne cessoient de l'accuser faulsement du meurtre

de son pere. Ce parricide, iusques lors, avoit esté occulte et incogneu: mais les furies vengeresses de la conscience le feirent mettre hors à celuy mesme qui en debvoit porter la penitence'. Hesiode corrige le dire de Platon, « que la peine suit de bien prez le peché; » car il dict « qu'elle Quiconque attend la peine, il la souffre; et quinaist en l'instant et quand et quand le peché 3. conque l'a meritee, l'attend 4. La meschanceté fabrique des torments contre soy :

[ocr errors]

Malum consilium, consultori pessimum 5: comme la mouche guespe picque et offense aultruy, mais plus soy mesme; car elle y perd son aiguillon et sa force pour iamais,

Vitasque in vulnere ponunt. Les cantharides ont en elles quelque partie qui sert contre leur poison de contrepoison, par une contrarieté de nature7 : aussi à mesme qu'on prend le plaisir au vice, il s'engendre un desplaisir contraire en la conscience, qui nous tormente de plusieurs imaginations penibles, veillants et dormants :

Quippe ubi se multi, per somnia sæpe loquentes,
Aut morbo delirantes, procraxe ferantur,

Elle nous sert elle-même de bourreau, et nous frappe sans cesse de fouets invisibles. JUVÉN. XIII, 195.

2 PLUTARQUE, Pourquoy la justice divine, etc. c. 8. C. 3 ID. ibid. c. 9. C.

4 SÉNÈQUE, Epist. 105, à la fin. C.

5 Le mal retombe sur celui qui l'a médité. Apud A. GELLIUM, IV, 5.

6 Et laisse sa vie dans la blessure qu'elle a faite. VIRG. Géorg. IV, 238.

7 PLUTARQUE, Pourquoy la justice divine, etc. c. 9. C.

Et celata diu in medium peccata dedisse1. Apollodorus songeoit qu'il se veoyoit escorcher par les Scythes, et puis bouillir dedans une marmite, et que son cœur murmuroit en disant : « le te suis cause de touts ces maulx 2. » Aulcune cachette ne sert aux meschants, disoit Epicurus, parce qu'ils ne se peuvent asseurer d'estre cachez, la conscience les descouvrant à eulx mesmes 3. Prima est hæc ultio, quod se Iudice nemo nocens absolvitur 4.

Comme elle nous remplit de crainte, aussi faict elle d'asseurance et de confiance; et ie puis dire avoir marché en plusieurs hazards d'un pas bien plus ferme, en consideration de la secrette science que i'avoy de ma volonté et innocence de mes desseings :

Conscia mens ut cuique sua est, ita concipit intra

Pectora pro facto spemque, metumque suo 5.

Il y en a mille exemples; il suffira d'en alleguer trois de mesme personnage. Scipion estant un iour accusé devant le peuple romain d'une accusation importante, au lieu de s'excuser ou de flatter ses iuges : « Il vous siera bien, leur dict il, de vouloir entreprendre de iuger de la teste de celuy par le moyen duquel vous avez l'auctorité de iuger de tout le monde ! » Et une aultre fois, pour toute response aux imputations que luy mettoit sus un tribun du peuple, au lieu de plaider sa cause : « Allons, diet il, mes citoyens, allons rendre graces aux dieux de la victoire qu'ils me donnerent contre les Carthaginois en pareil iour que cettuy cy; » et se mettant à marcher devant, vers le temple, voylà toute

l'assemblee et son accusateur mesme à sa suitte 7. Et Petilius ayant esté suscité par Caton pour luy demander compte de l'argent manié en la province d'Antioche, Scipion estant venu au senat pour cet effect, produisit le livre de raisons, qu'il avoit dessoubs sa robbe, et dit que ce livre en contenoit au vray la recepte et la mise : mais comme on le luy demanda pour le mettre au greffe, il le refusa, disant ne se vouloir pas faire cette honte

1 Souvent les coupables se sont accusés eux-mêmes en songe, ou dans le délire de la fièvre, et ont révélé des crimes longtemps cachés. LUCRÈCE, V, 1157.

2 PLUTARQUE, Pourquoy la justice divine, etc. c. 9; Po

LYEN, V, 6, 18. C.

3 SÉNÈQUE, Epist 97. J. V. L.

4 Le premier châtiment du coupable, c'est qu'il ne saurait s'absoudre à son propre tribunal. Juv. Sat. XIII, 2.

5 Selon le témoignage que l'homme se rend à soi-même, il ⚫ le cœur remplie crainte ou d'espérance. OVIDE, Fast. I,

[blocks in formation]

à

soy mesme; et de ses mains; en la presence du senat, le deschira et meit en pieces'. Ie ne croy pas qu'une ame cauterizee sceust contrefaire une telle asseurance. Il avoit le cœur trop gros de nature, et accoustumé à trop haulte fortune, dict Tite Live, pour sçavoir estre criminel et se desmettre à la bassesse de deffendre son innocence.

C'est une dangereuse invention que celle des gehennes, et semble que ce soit plustost un essay de patience que de verité. Et celuy qui les peult souffrir cache la verité, et celuy qui ne les peult souffrir car pourquoy la douleur me fera elle plustost confesser ce qui en est, qu'elle ne me forcera de dire ce qui n'est pas ? Et au rebours, si celuy qui n'a pas faict ce dequoy on l'accuse, est assez patient pour supporter ces torments; pourquoy ne le sera celuy qui l'a faict, un si beau guerdon que de la vie luy estant proposé? Ie

de la consideration de l'effort de la conscience : pense que le fondement de cette invention vient car, au coulpable, il semble qu'elle ayde à la torture pour luy faire confesser sa faulte, et qu'elle l'affoiblisse; et de l'aultre part, qu'elle fortifie l'innocent contre la torture. Pour dire vray, c'est un moyen plein d'incertitude et de dangier : que ne diroit on, que ne feroit on pour fuyr à si griefves douleurs?

entre

Etiam innocentes cogit mentiri dolor3: d'où il advient que celuy que le iuge a gehenné, pour ne le faire mourir innocent, il le face mourir et innocent et gehenné. Mille et mille en ont chargé leur teste de faulses confessions, lesquels ie loge Philotas, considerant les circonstances du procez qu'Alexandre luy feit, et le progrez de sa gehenne 4. Mais tant y a que c'est, dict on, le moins mal que l'humaine foiblesse aye peu inventer : bien inhumainement pourtant, et bien inutilement, à mon advis.

Plusieurs nations, moins barbares en cela que la grecque et la romaine, qui les appellent ainsi, estiment horrible et cruel de tormenter et desrompre un homme, de la faulte duquel vous estes encores en doubte. Que peult il mais de vostre ignorance? Estes vous pas iniuste, qui pour ne le tuer sans occasion, luy faictes pis que le tuer? Qu'il soit ainsi, veoyez combien de fois il ayme mieulx mourir sans raison, que de passer par cette information plus penible que le supplice,

I TITE-LIVE, XXXVIII, 64 et 55. C.

2 Une si belle récompense que celle, etc. E. J.

3 La douleur force à mentir ceux mêmes qui sont innocents. Sentences de PUBLIUS SYRUS.

4 QUINTE CURCE, VI, 7. C.

et qui souvent, par son aspreté, devance le supplice, et l'execute. Ie ne sçay d'où ie tiens ce conte, mais il rapporte exactement la conscience de nostre iustice. Une femme de village accusoit devant un general d'armee, grand iusticier, un soldat pour avoir arraché à ses petits enfants ce peu de bouillie qui luy restoit à les substanter, cette armee ayant tout ravagé. De preuve, il n'y en avoit point. Le general, aprez avoir sommé la femme de regarder bien à ce qu'elle disoit, d'autant qu'elle seroit coulpable de son accusation, si elle mentoit; et elle persistant, il feit ouvrir le ventre au soldat pour s'esclaircir de la verité du faict et la femme se trouva avoir raison. Condemnation instructive.

CHAPITRE VI.

De l'exercitation.

Il est mal aysé que le discours et l'instruction, encores que nostre creance s'y applique volontiers, soient assez puissants pour nous acheminer iusques à l'action, si, oultre cela, nous n'exerceons et formons nostre ame par experience au train auquel nous la voulons renger: aultrement, quand elle sera au propre des effects, elle s'y trouvera sans doubte empeschee. Voylà pour quoy, parmy les philosophes, ceulx qui ont voulu attaindre à quelque plus grande excellence, ne se sont pas contentez d'attendre à couvert et en repos les rigueurs de la fortune, de peur qu'elle ne les surprinst inexperimentez et nouveaux au combat; ains ils luy sont allez au devant, et se sont iectez, à escient, à la preuve des difficultez : les uns en ont abbandonné les richesses, pour s'exercer à une pauvreté volontaire; les aultres ont recherché le labeur et une austerité de vie penible, pour se durcir au mal et au travail; d'aultres se sont privez des parties du corps les plus cheres, comme de la veue, et des membres propres à la generation, de peur que leur service, trop plaisant et trop mol, ne relaschast et n'attendrist la fermeté de leur ame.

Mais à mourir, qui est la plus grande besongne que nous ayons à faire, l'exercitation ne

I Il est dans FROISSART, Vol. 4, c 87; et c'est là sans doute que Montaigne l'avait lu, quoiqu'il ne s'en souvint plus quand il composa ce chapitre. C.

Bajazet Ier, que Froissart nomme l'Amorabaquin. Je viens d'apprendre de l'ingénieux commentateur de Rabelais (le Duchat), t. V, p. 217, que Bajazet fut ainsi nomme. Darce qu'il était fils d'Amurat. Ce que je remarque en faveur de ceux qui pourraient l'ignorer, comme je faisais avant d'avoir jete les yeux sur cette page du Rabelais imprimé à Amsterdam, chez Henri Desbordes, en 1711. C.

nous y peult ayder. On se peult, par usage et par experience, fortifier contre les douleurs, la honte, l'indigence, et tels aultres accidents: mais quant à la mort, nous ne la pouvons essayer qu'une fois, nous y sommes touts apprentifs quand nous y venons.

Il s'est trouvé anciennement des hommes si excellents mesnagiers du temps, qu'ils ont essayé, en la mort mesme, de la gouster et savourer, et ont bandé leur esprit pour veoir que c'estoit de ce passage; toutesfois il ne sont pas revenus nous en dire des nouvelles :

Nemo expergitus exstat,

Frigida quem semel est vitai pausa sequuta'. Canius Iulius, noble romain, de vertu et fermeté singuliere, ayant esté condemné à la mort par ce maraud de Caligula; oultre plusieurs merveilleuses preuves qu'il donna de sa resolution, comme il estoit sur le poinct de souffrir la main du bourreau, un philosophe son amy luy demanda : « Eh bien, Canius, en quelle desmarche est à cette heure vostre ame? que faict elle? en quels pensements estes vous ? Ie pensoy, luy respondit il, à me tenir prest et bandé de toute ma force, pour veoir si en cet instant de la mort, si court et si brief, ie pourray appercevoir quelque deslogement de l'ame, et si elle aura quelque ressentiment de son yssue; pour, si i'en apprens quelque chose, en revenir donner aprez, si ie puis, advertissement à mes amis.» Cettuy cy philosophe, non seulement iusques à la mort, mais en la mort mesme. Quelle asseurance estoit ce, et quelle fierté de courage, de vouloir que sa mort luy servist de leçon, et avoir loisir de penser ailleurs en un si grand affaire!

Ius hoc animi morientis habebat 3.

Il me semble toutesfois qu'il y a quelque façon de nous apprivoiser à elle, et de l'essayer aulcunement. Nous en pouvons avoir experience, sinon entiere et parfaicte, au moins telle qu'elle ne soit pas inutile, et qui nous rende plus fortifiez et asseurez : si nous ne la pouvons ioindre, nous la pouvons approcher, nous la pouvons recognoistre; et si nous ne donnons iusques à son fort, au moins verrons nous et en practiquerons les advenues. Ce n'est pas sans raison qu'on nous faict regarder à nostre som

1 On ne se réveille jamais, dès qu'une fois on a senti le froid repos de la mort. LUCRÈCE, III, 942.

2 Voyez SÉNÈQUE, de Tranquillitate animi, c. 14. C. 3 Tant il exerçait d'empire sur son âme, à l'heure même de la mort' LUGAIN, VIII, 686.

meil mesme, pour la ressemblance qu'il a de la mort: combien facilement nous passons du veiller au dormir! avecques combien peu d'interest nous perdons la cognoissance de la lumiere et de nous! A l'adventure pourroit sembler inutile et contre nature la faculté du sommeil, qui nous prive de toute action et de tout sentiment, n'estoit que par ce moyen nature nous instruict qu'elle nous a pareillement faicts pour mourir que pour vivre, et dez la vie nous presente l'eternel estat qu'elle nous garde aprez icelle, pour nous y accoustumer et nous en oster la crainte. Mais ceulx qui sont tumbez par quelque violent accident en defaillance de cœur, et qui y ont perdu touts sentiments, ceulx là, à mon advis, ont esté bien prez de veoir son vray et naturel visage car quant à l'instant et au poinct du passage, il n'est pas à craindre qu'il porte avecques soy aulcun travail ou desplaisir, d'autant que nous ne pouvons avoir nul sentiment sans loisir : nos souffrances ont besoing de temps, qui est si court et si precipité en la mort, qu'il fault necessairement qu'elle soit insensible. Ce sont les approches que nous avons à craindre; et celles là peuvent tumber en experience.

Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagination que par effect i'ay passé une bonne partie de mon aage en une parfaicte et entiere santé; ie dis non seulement entiere, mais encores alaigre et bouillante; cet estat, plein de verdeur et de feste, me faisoit trouver si horrible la consideration des maladies, que quand ie suis venu à les experimenter, i'ay trouvé leurs poinctures molles et lasches au prix de ma crainte. Voycy que l'espreuve touts les iours: suis ie à couvert chauldement, dans une bonne salle, pendant qu'il se passe une nuict orageuse et tempestueuse, ie m'estonne et m'afflige pour ceulx qui sont lors en la campaigne : y suis ie moy mesme, ie ne desire pas seulement d'estre ailleurs. Cela seul d'estre tousiours enfermé dans une chambre, me sembloit insupportable: ie feus incontinent dressé à y estre une sepmaine et un mois, plein d'esmotion, d'alteration et de foiblesse; et ay trouvé

I

« Une douleur très-vive, pour peu qu'elle dure, conduit

à l'évanouissement ou à la mort. Nos organes n'ayant qu'un certain degré de force, ne peuvent résister que pendant un certain temps à un certain degré de douleur; si elle devient excessive, elle cesse, parce qu'elle est plus forte que le corps, qui ne pouvant la supporter, peut encore moins la transmettre à l'âme, avec laquelle il ne peut correspondre que quand les organes agissent, etc. etc. » BUFFON. Il y aurait quelque intérêt à continuer ce parallèle. BUFFON s'est rappelé certainement plusieurs idées de ce chapitre des Essais. J. V. L.

|

que lors de ma santé, ie plaignoy les malades beaucoup plus que ie ne me treuve à plaindre moy mesme, quand i'en suis; et que la force de mon apprehension encherissoit prez de moitié l'essence et verité de la chose. I'espere qu'il m'en adviendra de mesme de la mort, et qu'elle ne vault pas la peine que ie prens à tant d'apprests que ie dresse, et tant de secours que i'appelle et assemble pour en soustenir l'effort. Mais, à toutes adventures, nous ne pouvons nous donner trop d'advantage.

Pendant nos troisiesmes troubles, ou deuxiesmes (il ne me souvient pas bien de cela), m'estant allé un iour promener à une lieue de chez moy, qui suis assis dans le moïau' de tout le trouble des guerres civiles de France; estimant estre en toute seureté, et si voysin de ma retraicte, que ie n'avoy point besoing de meilleur equipage, i'avoy prins un cheval bien aysé, mais non gueres ferme. A mon retour, une occasion soubdaine s'estant presentee de m'ayder de ce cheval à un service qui n'estoit pas bien de son usage, un de mes gents, grand et fort, monté sur un puissant roussin qui avoit une bouche desesperee, frais au demourant et vigoreux, pour faire le hardy et devancer ses compaignons, vient à le poulser à toute bride droict dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et le fouldroyer de sa roideur et de sa pesanteur, nous envoyant l'un et l'aultre les pieds contremont: si que voylà le cheval abbattu et couché tout estourdy; moy dix ou douze pas au delà, estendu à la renverse, le visage tout meurtry et tout escorché, mon espee, que i'avois à la main, à plus de dix pas au delà, ma ceincture en pieces, n'ayant ny mouvement ny sentiment non plus qu'une souche. C'est le seul esvanouïssement que i'aye senty iusques à cette heure. Ceulx qui estoient avecques moy, aprez avoir essayé, par touts les moyens qu'ils peurent, de me faire revenir, me tenants pour mort, me prindrent entre leurs bras, et m'emportoient avecques beaucoup de difficulté en ma maison, qui estoit loing de là, environ une demy lieue françoise. Sur le chemin, et aprez avoir esté plus de deux grosses heures tenu pour trespassé, ie commenceay à me mouvoir et respirer; car il estoit tumbé si grande abondance de sang dans mon estomach, que pour l'en descharger, nature eut besoing de ressusciter ses forces. On me dressa sur mes pieds, où ie rendis un plein seau de bouillons de sang pur; et plusieurs fois par le chemin il m'en fallut

Le milieu, ou le centre. COTGRAVE, Dict. franç. et ang

faire de mesme. Par là, ie commenceay à reprendre un peu de vie; mais ce feut par les menus, et par un si long traict de temps, que mes premiers sentiments estoient beaucoup plus approchants de la mort que de la vie :

Perchè, dubbiosa ancor del suo ritorno, Non s'assicura attonita la mente1. Cette recordation, que i'en ay fort empreinte en mon ame, me representant son visage et son idee si prez du naturel, me concilie aulcunement à elle. Quand ie commenceay à y veoir, ce feut d'une veue si trouble, si foible et si morte, que ie ne discernois encores rien que la lumiere,

Come quel ch' or apre, or chiude

Gli occhi, mezzo tra 'l sonno e l'esser desto2.

Quant aux functions de l'ame, elles naissoient avecques mesme progrez que celles du corps. Ie me veis tout sanglant; car mon pourpoinct estoit taché partout du sang que i'avoy rendu. La premiere pensee qui me veint, ce feut que i'avois une arquebusade en la teste: de vray, en mesme temps, il s'en tiroit plusieurs autour de nous. Il me sembloit que ma vie ne me tenoit plus qu'au bout des levres; ie fermoy les yeulx pour ayder, ce me sembloit, à la poulser hors, et prenoy plaisir à m'alanguir et à me laisser aller. C'estoit une imagination qui ne faisoit que nager superficiellement en mon ame, aussi tendre et aussi foible que tout le reste; mais, à la verité, non seulement exempte de desplaisir, ains meslee à cette doulceur que sentent ceulx qui se laissent glisser au sommeil.

Ie croy que c'est ce mesme estat où se treuvent ceulx qu'on veoid defaillants de foiblesse en l'agonie de la mort; et tiens que nous les plaignons sans cause, estimants qu'ils soyent agitez de griefves douleurs, ou qu'ils ayent l'ame pressee de cogitations penibles. Ç'a esté tousiours mon advis, contre l'opinion de plusieurs, et mesme d'Estienne de la Boëtie, que ceulx que nous veoyons ainsi renversez et assopis aux approches de leur fin, ou accablez de la longueur du mal, ou par accident d'une apoplexie, ou mal caducque,

Vi morbi sæpe coactus

Ante oculos aliquis nostros, ut fulminis ictu, Concidit, et spumas agit; ingemit, et fremit artus; Desipit, extentat nervos, torquetur, anhelat,

1 Car l'âme abattue, encore incertaine de son retour, ne peut se raffermir. TORQ. TASSO, Gerus. liberata, cant. XII, stanz. 74.

2 Comme un homme qui, moitié endormi et moitié éveillé, tantôt ouvre et tantôt ferme les yeux. ID. ibid. cant. VIII, stanz. 26

Inconstanter et in iactando membra fatigat, ou blecez en la teste, que nous oyons rommeller1 et rendre par fois des soupirs trenchants, quoy que nous en tirons aulcuns signes par où il semble qu'il leur reste encore de la cognoissance, et quelques mouvements que nous leur veoyons faire du corps; i'ay tousiours pensé, dis ie, qu'ils avoient et l'ame et le corps ensepveli et endormi,

Vivit, et est vitæ nescius ipse suæ 3; et ne pouvoy croire qu'à un si grand estonnement de membres, et si grande defaillance des sens, l'ame peust maintenir aulcune force au dedans pour se recognoistre; et que par ainsin ils n'avoient aucun discours qui les tormentast, et qui leur peust faire iuger et sentir la misere de leur condition; et que, par consequent, ils n'estoient pas fort à plaindre.

Ie n'imagine aulcun estat pour moy si insupportable et horrible, que d'avoir l'ame vifve et affligee, sans moyen de se declarer; comme ie diroy de ceulx qu'on envoie au supplice, leur ayant couppé la langue (si ce n'estoit qu'en cette sorte de mort, la plus muette me semble la mieulx seante, si elle est accompaignee d'un ferme visage et grave); et comme ces miserables prisonniers qui tumbent ez mains des vilains bourreaux soldats de ce temps, desquels ils sont tormentez de de cruel traictement, pour les contraindre à quelque rançon excessifve et impossible; tenus ce pendant en condition et en lieu où ils n'ont moyen quelconque d'expression et signi fication de leurs pensees et de leur misere. Les poëtes ont feinct quelques dieux favorables à la delivrance de ceulx qui traisnoient ainsin une mort languissante;

toute espece

Hunc ego Diti

Sacrum iussa fero, teque isto corpore solvo 4: et les voix et responses courtes et descousues qu'on leur arrache quelquesfois, à force de crier autour de leurs aureilles et de les tempester, ou des mouvements qui semblent avoir quelque consentement à ce qu'on leur demande, ce n'est pas tesmoignage qu'ils vivent pourtant, au moins

* Souvent un malheureux, attaqué d'un mal subit, tombe tout à coup à vos pieds, comme frappé de la foudre; sa bouche écume, sa poitrine gémit, ses membres palpitent. Hors de lui, il se roidit, il se débat, il respire à peine; il se roule et s'agite en tous sens. LUCRÈCE, III, 485.

a Rommeller, pour grommeler, se trouve dans le dictionnaire de Cotgrave. C.

3 Il vit, mais sans savoir s'il jouit de la vie.
OVID. Trist. 1, 3, 12.

4 J'exécute, dit Iris, l'ordre que j'ai reçu; j'enlève cette âme dévouée au dieu des enfers, et je brise ses chaines mortelles. VIRG. Énéid. IV, 702.

« PreviousContinue »