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de là où l'estoy, s'estoit precipitee du hault d'une | pour toute response, se ruer furieusement, seul, en l'estat qu'il estoit, les armes au poing, dans fenestre pour eviter la force d'un belitre de soldat, son hoste: elle ne s'estoit pas tuce à la le premier corps des ennemis qui se presenta, cheute, et pour redoubler son entreprinse, s'es- où il feut soubdain englouty: ce n'est à l'adtoit voulu donner d'un coulteau par la gorge; venture pas tant iustification que radvisement mais on l'en avoit empeschee: toutesfois, aprez ny tant prouesse naturelle qu'un nouveau dess'y estre bien fort blecee, elle mesme confessoit pit. Celuy que vous veistes hier si avantureux, que le soldat ne l'avoit encores pressee que de ne trouvez pas estrange de le veoir aussi polrequestes, solicitations et presents; mais qu'elle tron le lendemain; ou la cholere, ou la necessité, ou la compaignie, ou le vin, ou le son d'une avoit eu peur qu'enfin il en veinst à la contraincte: et là dessus les paroles, la contenance, trompette, luy avoit mis le cœur au ventre: ce n'est pas un cœur ainsi formé par discours, et ce sang tesmoing de sa vertu, à la vraye ces circonstances le luy ont fermy; ce n'est pas façon d'une aultre Lucrece. Or i'ay sceu, à la merveille si le voylà devenu aultre par aultres verité, qu'avant et depuis elle avoit esté garse de non si difficile composition. Comme dict le circonstances contraires. Cette variation et conconte: «< Tout beau et honneste que vous estes, tradiction qui se veoid en nous, si soupple, a faict d'aultres quand vous aurez failly vostre poincte, n'en que aulcuns nous songent deux ames, concluez pas incontinent une chasteté inviolable deux puissances, qui nous accompaignent et en vostre maistresse; ce n'est pas à dire que le agitent chascune à sa mode, vers le bien l'une, l'aultre vers le mal; une si brusque divermuletier n'y treuve son heure. » sité ne se pouvant bien assortir à un subiect simple1.

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Antigonus ayant prins en affection un de ses soldats pour sa vertu et vaillance, commanda à ses medecins de le panser d'une maladie longue et interieure qui l'avoit tormenté longtemps; et s'appercevant, aprez sa guarison, qu'il alloit beaucoup plus froidement aux affaires, luy demanda qui l'avoit ainsi changé et encouardy. Vous mesme, sire, luy respondit il, m'ayant deschargé des maulx pour lesquels ie ne tenoy compte de ma vie. » Le soldat de Lucullus ayant esté desvalisé par les ennemis, feit sur eulx, pour se revencher, une belle entreprinse : quand il se feut remplumé de sa perte, Lucullus l'ayant prins en bonne opinion, l'employoit à quelque exploict hazardeux, par toutes les plus belles remonstrances dequoy il se pouvoit advi

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Non seulement le vent des accidents me remue selon son inclination, mais en oultre ie me remue et trouble moy mesme par l'instabilité de ma posture; et qui y regarde primement, ne se treuve gueres deux fois en mesme estat. Ie donne à mon ame tantost un visage, tantost un aultre, selon le costé où ie la couche. Si ie parle diversement de moy, c'est que ie me regarde diversement: toutes les contrarietez s'y treuvent selon quelque tour et en quelque façon; honteux, insolent; chaste, luxurieux; bavard, taciturne; laborieux, delicat; ingenieux, hebeté; chagrin, debonnaire; menteur, veritable; scavant, ignorant ; et liberal, et avare et prodigue : tout cela ie le veoy en moy aulcunernent, que ie me vire; et quiconque s'estudie bien attentifvement treuve en soy, voire et en son iugement mesme, cette volubilité et discordance. Ie n'ay rien à dire de moy entierement, simplement et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot: Distinguo, est le plus universel membre de ma logique.

selon

Encores que ie soy tousiours d'advis de dire du bien le bien, et d'interpreter plustost en bonne part les choses qui le peuvent estre, si est ce que l'estrangeté de nostre condition porte que poulsez nous soyons souvent, par le vice mesme,

1 « Cette duplicité de l'homme est si visible, qu'il y en a qui ont pensé que nous avions deux âmes: un sujet simple leur paraissant incapable de telles et si soudaines variétés, d'une présomption démesurée à un horrible abattement de cœur. » PASCAL, Pensées.

à bien faire; si le bien faire ne se iugeoit par la | qu'elle n'emporte la piece. Voylà pourquoy, pour

seule intention: parquoy un faict courageux ne doibt pas conclure un homme vaillant; celuy qui le seroit bien à poinct, il le seroit tousiours et à toutes occasions. Si c'estoit une habitude de vertu, et non une saillie, elle rendroit un homme pareillement resolu à touts accidents, tel seul qu'en compaignie, tel en camp clos qu'en une battaille; car, quoy qu'on die, il n'y a pas aultre vaillance sur le pavé, et aultre au camp; aussi courageusement porteroit il une maladie en son lict, qu'une bleceure au camp; et ne craindroit non plus la mort en sa maison, qu'en un assault : nous ne verrions pas un mesme homme donner dans la bresche d'une brave asseurance, et se tormenter aprez, comme une femme, de la perte d'un procez ou d'un fils. Quand estant lasche à l'infamie, il est ferme à la pauvreté; quand estant mol contre les rasoirs des barbiers, il se treuve roide contre les espees des adversaires : l'action est louable, non pas l'homme. Plusieurs Grecs, dict Cicero', ne peuvent veoir les ennemis, et se treuvent constants aux maladies; les Cimbres et les Celtiberiens, tout au rebours : nihil enim potest esse æquabile, quod non a certa ratione proficiscatur. Il n'est point de vaillance plus extreme en son espece que celle d'Alexandre; mais elle n'est qu'en espece, ny assez pleine par tout, et universelle. Toute incomparable qu'elle est, si a elle encores ses taches: qui faict que nous le veoyons se troubler si esperduement aux plus legiers souspeçons qu'il prend des machinations des siens contre sa vie, et se porter en cette recherche d'une si vehemente et indiscrette iniustice, et d'une crainte qui subvertit sa raison naturelle. La superstition aussi dequoy il estoit si fort attainct, porte quelque image de pusillanimité; et l'excez de la penitence qu'il feit du meurtre de Clitus, est aussi tesmoignage de l'inegualité de son courage. Nostre faict, ce ne sont que pieces rapportees 3, et voulons acquerir un honneur à faulses enseignes. La vertu ne veult estre suyvie que pour elle mesme; et si on emprunte par fois son masque pour aultre occasion, elle nous l'arrache aussitost du visage. C'est une vifve et forte teincture, quand l'ame en est une fois abbruvee; et qui ne s'en va,

Tusc. quæst. II, 27. C.

3

2 Pour avoir une conduite uniforme, il faut partir d'un principe invariable. Cic. ibid.

3 On trouve cette intercalation interlinéaire dans l'exemplaire de l'édition in-4° de 1588, corrigé par Montaigne : Vo luptatem contemnunt; in dolore sunt molles : gloriam ne· gligunts franguntur infamia. N.

iuger d'un homme, il fault suyvre longuement et curieusement sa trace : si la constance ne s'y maintient de son seul fondement, cui vivendi via considerata atque provisa est1; si la varieté des occurrences luy faict changer de pas (ie dis de voye, car le pas s'en peult ou haster, ou appesantir), laissez le courre; celuy là s'en va avau le vent', comme dict la devise de nostre Talebot.

Ce n'est pas merveille, ce dict un ancien 3 que le hazard puisse tant sur nous, puis que nous vivons par hazard. A qui n'a dressé en gros sa vie à une certaine fin, il est impossible de disposer les actions particulières : il est impossible de renger les pieces, à qui n'a une forme du total en sa teste : à quoy faire la provision des couleurs, à qui ne sçait ce qu'il a à peindre? Aulcun ne faict certain desseing de sa vie, et n'en deliberons qu'à parcelles. L'archer doibt premierement savoir où il vise, et puis y accommoder la main, l'arc, la chorde, la flesche, et les mouvements: nos conseils fourvoyent, parce qu'ils n'ont pas d'addresse et de but: nul vent ne faict, pour celuy qui n'a point de port destiné. Ie ne suis pas d'advis de ce iugement qu'on feit pour Sophocles 4, de l'avoir argumenté suffisant au maniement des choses domestiques, contre l'accusation de son fils, pour avoir veu l'une de ses tragedies; ny ne treuve la coniecture des Pariens, envoyez pour reformer les Milesiens, suffisante à la consequence qu'ils en tirerent 5: visitants l'isle, ils remarquoient les terres mieulx cultivees et maisons champestres mieulx gouvernees; et ayants enregistré le nom des maistres d'icelles, comme ils eurent faict l'assemblee des citoyens en la ville, ils nommerent ces maistres là pour nouveaux gouverneurs et magistrats; iugeants que soigneux de leurs affaires privees,

De sorte qu'il suive, sans jamais s'écarter, la route qu'il s'est choisie. CIC. Paradox. V, I.

2 Régulièrement, ces mots devraient être écrits ainsi, ά vau le vent, aussi bien que dans cette expression, à vau de route, dont on se sert encore pour signifier une déroute entière, comme si l'ennemi qui est mis en fuite était poussé du haut d'une montagne vers le bas; ce qui précipiterait sa fuite, et le jetterait dans la dernière confusion. A vau le vent, donne un cours déterminé, assez semblable à celui d'un torc'est, selon le cours du vent, lequel soufflant sur l'eau, lui rent, ou d'une rivière qui coule de haut en bas. A vau, à val, en bas, comme qui dirait du haut d'une montagne vers la vallée, a monte ad vallem. C. L'ancien mot, amont, ou à mont, qu'on trouvera dans le chapitre suivant, signifie le contraire. J. V. L.

3 SÉNÈQUE, Epist. 71 et 72. C. 4 CIC. de Senectute, c. 7. C. 5 HÉRODOTE, V, 29. J. V. L.

ils le seroient des publicques. Nous sommes tous de loppins, et d'une contexture si informe et diverse, que chasque piece, chasque moment, faict son ieu; et se treuve autant de difference de nous à nous mesmes, que de nous à aultruy. Magnam rem puta, unum hominem agere1. Puis que l'ambition peult apprendre aux hommes et la vaillance, et la temperance, et la liberalité, voire et la iustice; puis que l'avarice peult planter au courage d'un garson de boutique, nourry à l'umbre et à l'oysifveté, l'asseurance de se iecter, si loing du foyer domestique, à la mercy des vagues et de Neptune courroucé, dans un fraile bateau; et qu'elle apprend encores la discretion et la prudence; et que Venus mesme fournit de resolution et de hardiesse la ieunesse encores soubs la discipline et la verge, et gendarme le tendre cœur des pucelles au giron de leurs

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Le monde n'est que varieté et dissemblance : les vices sont touts pareils, en ce qu'ils sont touts vices; et de cette façon l'entendent à l'adventure les stoïciens: mais encores qu'ils soyent egualement vices, ils ne sont pas eguaux vices; et que celuy qui a franchy de cent pas les limites, Quos ultra, citraque nequit consistere rectum3, ne soit de pire condition que celuy qui n'en est qu'à dix pas, il n'est pas croyable, et que le sacrilege ne soit pire que le larrecin d'un chou de nostre iardin :

Nec vincet ratio hoc, tantumdem ut peccet, idemque,
Qui teneros caules alieni fregerit horti,
Et qui nocturnus divum sacra legerit 4.

Soyez persuadé qu'il est bien difficile d'être toujours le ́nême homme. SÉNÈQUE, Epist. 120.

2 Sous la conduite de Vénus, la jeune fille passe furtivement au travers de ses surveillants endormis, et seule, pendant la nuit, va trouver son amant. TIBULLE, II, I, 75.

3 Dont on ne peut s'écarter en aucun sens, qu'on ne s'égare du droit chemin. HOR. Sat. 1, 1, 107.

4 On ne prouvera jamais, par de bonnes raisons, que voler

Il y a autant en cela de diversité qu'en aulcune aultre chose. La confusion de l'ordre et mesure des pechez est dangereuse : les meurtriers, les traistres, les tyrans, y ont trop d'acquest; ce n'est pas raison que leur conscience se soulage sur ce que tel aultre ou est oysif, ou est lascif, ou moins assidu à la devotion. Chascun poise sur le peché de son compaignon, et esleve' le sien. Les instructeurs mesmes les rengent souvent mal, à mon gré. Comme Socrates disoit que le principal office de la sagesse estoit distinguer les biens et les maulx; nous aultres, chez qui le meilleur est tousiours en vice, debvons dire de mesme de la science de distinguer les vices, sans laquelle bien exacte, le vertueux et le meschant demeurent meslez et incogneus.

Or l'yvrongnerie, entre les aultres, me semble un vice grossier et brutal. L'esprit a plus de part ailleurs; et il y a des vices qui ont ie ne sçay quoy de genereux, s'il le fault ainsi dire; il y en a où la science se mesle, la diligence, la vaillance, la prudence, l'adresse et la finesse: cettuy cy est tout corporel et terrestre. Aussi la plus grossiere nation de celles qui sont auiourd'huy, c'est celle là seule qui le

tient en credit. Les aultres vices alterent l'entendement; cettuy cy le renverse, et estonne le corps.

Quum vini vis penetravit.... Consequitur gravitas membrorum, præpediuntur Crura vacillanti, tardescit lingua, madet mens, Nant oculi; clamor, singultus, iurgia, gliscunt2. Le pire estat de l'homme, c'est où il perd la cognoissance et gouvernement de soy. Et en dict on, entre aultres choses, que comme le moust bouillant dans un vaisseau, poulse à mont tout ce qu'il y a dans le fond; aussi le vin faict desbonder les plus intimes secrets à ceux qui en ont prins oultre mesure.

Tu sapientium
Curas, et arcanum iocoso
Consilium retegis Lyæo 3.

Iosephe recite 4 qu'il tira le ver du nez à un des choux dans un jardin soit un aussi grand crime que de pil. ler un temple pendant la nuit. HOR. Sat. I, 3, 115.

1 Cherche à rendre le sien plus léger. Du latin elevat; image prise des deux plateaux d'une balance. J. V. L.

2 Lorsque l'homme est dompté par la force du vin, ses membres deviennent pesants, sa démarche est incertaine, ses pas chancellent, sa langue s'embarrasse; son âme semble noyée, et ses yeux flottants; il pousse d'impurs hoquets, il bégaye des injures. LUCRÈCE, III, 475.

3 Dans tes joyeux transports, ó Bacchus! le sage se laisse arracher son secret. HOR. Od. III, 21, 14.

4 De Vita sua, p. 1016. A. C.

trouvee un iour de feste ayant bien largement prins son vin, endormie si profondement prez de son foyer, et si indecemment, qu'il s'en estoit peu servir sans l'esveiller : ils vivent encores mariez ensemble.

certain ambassadeur que les ennemis luy avoient | enhardy de cette proclamation, declara l'avoir envoyé, l'ayant faict boire d'autant. Toutesfois Auguste s'estant fié à Lucius Piso, qui conquit la Thrace, des plus privez affaires qu'il eust, ne s'en trouva iamais mescompté; ny Tiberius, de Cossus, à qui il se deschargeoit de touts ses conseils; quoy que nous les sçachions avoir esté si fort subiects au vin, qu'il en a fallu rapporter souvent du senat et l'un et l'aultre yvre 1,

Hesterno inflatum venas, de more, Lyæo2; et commeit on, aussi fidellement qu'à Cassius, beuveur d'eau, à Cimber le desseing de tuer Cesar, quoy qu'il s'enyvrast souvent 3; d'où il respondit plaisamment : « Que ie portasse un tyran! moy, qui ne puis porter le vin!» Nous veoyons nos Allemans, noyez dans le vin, se souvenir de leur quartier, du mot et de leur reng:

Nec facilis victoria de madidis, et
Blæsis, atque mero titubantibus 4.

Ie n'eusse pas creu d'yvresse si profonde, estouffee et ensepvelie, si ie n'eusse leu cecy dans les histoires 5 : qu'Attalus ayant convié à souper, pour lui faire une notable indignité, ce Pausanias qui, sur ce mesme subiect, tua depuis Philippus, roy de Macedoine (roy portant, par ses belles qualitez, tesmoignage de la nourriture qu'il avoit prinse en la maison et compaignie d'Epaminondas), il le feit tant boire, qu'il peust abbandonner sa beaulté, insensiblement, comme le corps d'une putain buissonniere, aux muletiers et nombre d'abiects serviteurs de maison et ce que m'apprint une dame que i'honnore et prise fort, que prez de Bourdeaux, vers Castres, où est sa maison, une femme de village, veufve, de chaste reputation, sentant des premiers umbrages de grossesse, disoit à ses voysines qu'elle penseroit estre enceincte, si elle avoit un mary; mais, du iour à la journee croissant l'occasion de ce souspeçon, et enfin iusques à l'evidence, elle en veint là de faire declarer au prosne de son eglise, que qui seroit consent de ce faict, en l'advouant, elle promettoit de le luy pardonner, et s'il le trouvoit bon, de l'espouser un sien ieune valet de labourage,

Ces deux exemples appartiennent à SÉNÈQUE, Epist 83, d'où Montaigne a tiré plusieurs idées de ce chapitre. C.

2 Les veines encore enflées du vin qu'il avait bu la veille. VIRG. Eclog. VI, 15. Ce vers est un peu différent dans Virgile. J. V. L.

3 SÉNÈQUE, Epist. 83. C.

4 Et quolque noyés dans le vin, bégayants et chancelants, il n'est pas facile de les vaincre. Juv. XV, 47.

5 JUSTIN, IX, 6. C.

Il est certain que l'antiquité n'a pas fort descrié ce vice: les escripts mesmes de plusieurs philosophes en parlent bien mollement; et iusques aux stoïciens, il y en a qui conseillent de se dispenser quelquesfois à boire d'autant, et de s'enyvrer, pour relascher l'ame.

Hoc quoque virtutum quondam certamine, magnum Socratem palmam promeruisse ferunt'. Ce censeur et correcteur des aultres, Caton, a esté reproché de bien boire :

Narratur et prisci Catonis

Sæpe mero caluisse virtus 2. Cyrus, roy tant renommé, allegue, entre ses aultres louanges pour se preferer à son frere Artaxerxes, qu'il sçavoit beaucoup mieulx boire que luy 3. Et ez nations les mieulx reiglees et policees, cet essay de boire d'autant estoit fort en usage. l'ay ouy dire à Silvius, excellent medecin de Paris 4, que pour garder que les forces de nostre estomach ne s'apparessent,

il est bon, une fois le mois, de les esveiller par cet excez et les picquer, pour les garder de s'engourdir. Et escrit on que les Perses, aprez le vin, consultoient de leurs principaulx affai

res 5.

Mon goust et ma complexion est plus ennemie de ce vice que mon discours; car oultre ce que ie captive ayseement mes creances soubs l'auctorité des opinions anciennes, ie le treuve bien un vice lasche et stupide, mais moins malicieux et dommageable que les aultres, qui chocquent quasi touts, du plus droict fil, la societé publicque. Et si nous ne pouvons nous donner du plaisir qu'il ne nous couste quelque chose, comme ils tiennent, ie treuve que ce vice couste moins à nostre conscience que les aultres; oultre ce qu'il n'est point de difficile apprest, ny mal aysé à trouver consideration non mesprisable.

1 Dans ce noble combat, le grand Socrate remporta, dit on, la palme. PSEUDO-GALLUS, I, 47.

2 On raconte aussi du vieux Caton que le vin réchauffait souvent sa vertu. HOR. Od. III, 21, 11. Voyez J. B. ROUSSEAU, Odes, II, 1.

3 PLUTARQUE, Vie d'Artaxerxès, c. 2. C.

4 Célèbre par son avarice, qui lui a valu cette épitaphe de Buchanan :

Silvius hic situs est, gratis qui nil dedit unquam :
Mortuus est; gratis quod legis ista, dolet.

5 HÉRODOTE, I, 133, et autres auteurs. C.

Un homme avancé en dignité et en aage, entre trois principales commoditez qu'il me disoit luy rester en la vie, comptoit cette cy; et où les veult on trouver plus iustement qu'entre les naturelles? mais il la prenoit mal: la delicatesse y est à fuyr, et le soigneux triage du vin; si vous fondez vostre volupté à le boire friand, vous vous obligez à la douleur de le boire aultre. Il fault avoir le goust plus lasche et plus libre pour estre bon beuveur, il fault un palais moins tendre. Les Allemans boivent quasi egualement de tout vin avecques plaisir; leur fin, c'est l'avaller, plus que le gouster: ils en ont bien meilleur marché; leur volupté est bien plus plantureuse et plus en main. Seconde ment, boire à la françoise, à deux repas et modereement, c'est trop restreindre les faveurs de ce dieu; il y fault plus de temps et de constance: les anciens franchissoient des nuicts entieres à cet exercice, et y attachoient souvent les iours; et si fault dresser son ordinaire plus large et plus ferme. l'ay veu un grand seigneur de mon temps, personnage de haultes entreprinses et fameux succez, qui sans effort, et au train de ses repas communs, ne beuvoit gueres moins de cinq lots de vin '; et ne se monstroit, au partir de là, que trop sage et advisé aux despens de nos affaires. Le plaisir, duquel nous voulons tenir compte au cours de nostre vie, doit en employer plus d'espace. Il fauldroit, comme des garsons de boutique et gents de travail, ne refuser nulle occasion de boire, et avoir ce desir tousiours en teste; il semble que touts les iours nous raccourcissons l'usage de cettuy cy: et qu'en nos maisons, comme i'ay veu en mon enfance, les desieuners, les ressiners et les collations feussent plus frequentes et ordinaires qu'à present. Seroit ce qu'en quelque chose nous allassions vers l'amendement? Vrayement non : mais ce peult estre que nous sommes beaucoup plus iectez à la paillardise, que nos peres. Ce sont deux occupations qui s'entr'empeschent en leur vigueur elle a affoibly nostre estomach, d'une part; et d'aultre part, la sobrieté sert à nous rendre plus coints 3, plus damerets, pour l'exercice de l'amour.

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C'est merveille des contes que i'ay ouy faire à mon pere, de la chasteté de son siecle. C'estoit à luy d'en dire, estant tres advenant, et par art et par nature, à l'usage des dames. Il parloit peu et bien; et si mesloit son langage de quelque ornement des livres vulgaires, sur tout espaignols; et entre les espaignols, luy estoit ordinaire celuy qu'ils nommoient Marc Aurele 1. Le port, il l'avoit d'une gravité doulce, humble et tres modeste; singulier soing de l'honnesteté et decence de sa personne et de ses habits, soit à pied, soit à cheval: monstrueuse foy en ses paroles; et une conscience et religion, en general, penchant plustost vers la superstition que vers l'aultre bout: pour un homme de petite taille, plein de vigueur, et d'une stature droicte et bien proportionnee; d'un visage agreable, tirant sur le brun; adroict et exquis en touts nobles exercices. l'ay veu encores des cannes farcies de plomb, desquelles on dict qu'il exerceoit ses bras pour se preparer à ruer la barre, ou la pierre, ou à l'escrime; et des souliers aux semelles plombees, pour s'alleger au courir et au saulter. Du primsault il a laissé en memoire des petits miracles: ie l'ay veu, par delà soixante ans, se mocquer de nos alaigresses 3, se iecter avecques sa robbe fourree sur un cheval, faire le tour de la table sur son poulce, ne monter gueres en sa chambre sans s'eslancer trois ou quatre degrez à la fois. Sur mon propos, il disoit qu'en toute une province, à peine y avoit il une femme de qualité qui feust mal nommee; recitoit des estranges privautez, nommeement siennes, avec des honnestes femmes, sans souspeçon quelconque; et de soy, iuroit sainctement estre venu vierge à son mariage; et si, c'estoit aprez avoir eu longue part aux guerres delà les monts, desquelles il nous a laissé un papier iournal de sa main, suyvant poinct par poinct ce qui s'y passa et pour le publicque, et pour son privé. Aussi se maria il bien avant en aage, l'an mil cinq cents vingt et huict, qui estoit son trente et troisiesme, sur le chemin de son retour d'Italie. Revenons à nos bouteilles.

Les incommoditez de la vieillesse, qui ont be soing de quelque appuy et refreschissement, pourroient m'engendrer avecques raison desir de

1 L'Horloge des princes, ou le Marc-Aurèle, par Antoine Guevara. Voyez BAYLE, à l'article Guevara. C.

2 C'est-à-dire du premier saut. Prin, vieux mot qui signifie premier. Ce mot nous est resté dans printemps, primum tempus. De primsault on a fait primsaultier, dont Montaigne se sert ailleurs en parlant de lui-même. C.

3 De notre agilité. — Alaigre et deliberé, alacer, vegetus. Aleyresse, alaigretė, agilitas, alacritas. NICOT. C.

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