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forces ne sont non plus capables de les ioindre en ces parties là vicieuses, qu'aux vertueuses; car les unes et les aultres partent d'une vigueur d'esprit qui estoit sans comparaison plus grande en eulx qu'en nous : et les ames, à mesure qu'elles sont moins fortes, elles ont d'autant moins de moyen de faire ny fort bien ny fort mal.

Le hault bout d'entre eulx, c'estoit le milieu. Le devant et derriere n'avoient, en escrivant et parlant, aulcune signification de grandeur, comme il se veoid evidemment par leurs escripts: ils diront Oppius et Cesar aussi volontiers que Cesar et Oppius; et diront Moy et Toy indifferemment, comme Toy et Moy. Voylà pourquoy i'ay aultrefois remarqué, en la vie de Flaminius de Plutarque françois', un endroict où il semble que l'aucteur, parlant de la ialousie de gloire qui estoit entre les Aetoliens et les Romains, pour le gaing d'une battaille qu'ils avoient obtenu en commun, face quelque poids de ce qu'aux chansons grecques on nommoit les Aetoliens avant les Romains, s'il n'y a de l'amphibologie aux mots françois.

Les dames estant aux estuves, y recevoient quand et quand des hommes; et se servoient, là mesme, de leurs valets à les frotter et oindre.

Inguina succinctus nigra tibi servus aluta

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Le iugement est un util à tous subiects, et se mesle par tout à cette cause, aux Essais que i'en fois icy, i'y employe toute sorte d'occasion. Si c'est un subiect que ie n'entende point, à cela mesme ie l'essaye, sondant le gué de bien loing; et puis le trouvant trop profond pour ma taille ie me tiens à la rive: et cette recognoissance de ne pouvoir passer oultre, c'est un traict de son effect, ouy de ceulx 5 dont il se vante le plus. Tantost, à un subiect vain et de neant, i'essaye veoir s'il trouvera dequoy luy donner corps, et dequoy l'appuyer et l'estansonner tantost ie le promeine à un subiect noble et tracassé, auquel il n'a rien à trouver de soy, le chemin en estant si frayé, qu'il ne peult marcher que sur la piste d'aultruy : là il faict son ieu à eslire la route qui luy semble la meilleure; et de mille sentiers, il dict que cettuy cy ou cettuy là a esté le mieulx choisy. Ie prens de la fortune le premier arguLes Romains payoient ce qui estoit deu aux ment; ils me sont egualement bons, et ne desbateliers pour leur noleage, dez l'entree du ba-seigne iamais de les traicter entiers : car ie ne teau; ce que nous faisons aprez estre rendus à port:

Stat, quoties calidis nuda foveris aquis 2. Elles se saulpouldroient de quelque pouldre pour reprimer les sueurs.

Les anciens Gaulois, dict Sidonius Apollínaris3, portoient le poil long par le devant, et le derriere de la teste tondu, qui est cette façon qui vient à estre renouvellee par l'usage effeminé et lasche de ce siecle.

Dum æs exigitur, dum mula ligatur, Tota abit hora 4.

Les femmes couchoient au lict du costé de la ruelle voylà pourquoy on appelloit Cesar, spondam regis Nicomedis 5. Ils prenoient haleine in beuvant. Ils baptisoient le vin :

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veoy le tout de rien; ne font pas ceulx qui nous
promettent de nous le faire veoir. De cent mem-
bres et visages qu'a chasque chose, i'en prens
un,
tantost à leicher seulement, tantost à efflo-
rer, et par fois à pincer iusques à l'os : i'y donne
une poincte, non pas le plus largement, mais le
plus profondement que ie sçay; et ayme plus sou
vent à les saisir par quelque lustre inusité. Ie me

Esclaves, hȧtez-vous de tempérer l'ardeur de ce vin de Falerne, en y mêlant l'eau de cette source qui coule auprès de nous. HOR. Od. II, II, 18.

2 Malignes, goguenardes. C.

3 O Janus! on n'avait garde de vous faire les cornes, les. oreilles d'åne, ou de vous tirer la langue; vous aviez deux visages! PERSE, Sat. I, 58.

4 HÉRODIEN, IV, 2, 6. J. V. L.

5 Même de ceux, etc. Il y a dans l'édition de 1588, voire de ceulx dequoy il se vante le plus. C.

hazarderoy de traicter à fond quelque matiere, | sage aux Indes; ny cet aultre, à desnouer un passi ie me cognoissoy moins, et me trompois en mon impuissance. Semant icy un mot, icy un aultre, eschantillons desprins de leur piece, escartez, sans desseing, sans promesse; ie ne suis pas tenu d'en faire bon, ny de m'y tenir moy mesme, sans varier quand il me plaist, et me rendre au doubte et incertitude, et à ma maistresse forme, qui est l'ignorance.

Tout mouvement nous descouvre : cette mesme ame de Cesar qui se faict veoir à ordonner et dresser la battaille de Pharsale, elle se faict aussi veoir à dresser des parties oysifves et amoureuses on iuge un cheval non seulement à le veoir manier sur une carriere, mais encores à luy veoir aller le pas, voire et à le veoir en repos à l'estable.

Entre les functions de l'ame, il en est de basses qui ne la veoid encores par là n'acheve pas de la cognoistre; et à l'adventure la remarque lon mieulx où elle va son pas simple. Les vents des passions la prennent plus en ses haultes assiettes: ioinct qu'elle se couche entiere sur chasque matiere, et s'y exerce entiere; et n'en traicte iamais plus d'une à la fois, et la traicte non selon elle, mais selon soy. Les choses, à part elles, ont peultestre leurs poids, mesures et conditions; mais au dedans, en nous, elle les leur taille comme elle l'entend. La mort est effroyable à Cicero, desirable à Caton, indifferente à Socrates. La santé, la conscience, l'auctorité, la science, la richesse, la beaulté, et leurs contraires, se despouillent à l'entree, et receoivent de l'ame nouvelle vesture, et de la teincture qu'il luy plaist; brune, claire, verte, obscure, aigre, doulce, profonde, superficielle, et qu'il plaist à chascune d'elles : car elles n'ont pas verifié en commun leurs styles, reigles et formes; chascune est royne en son estat. Parquoy ne prenons plus excuse des externes qualitez des choses; c'est à nous à nous en rendre compte. Nostre bien et nostre mal ne tient qu'à nous. Offrons y nos offrandes et nos vous, non pas à la fortune : elle ne peult rien sur nos mœurs; au rebours, elles l'entraisnent à leur suitte, et la moulent à leur forme. Pourquoy ne iugeray ie d'Alexandre à table, devisant et beuvant d'autant; ou s'il manioit des eschecs? quelle chorde de son esprit ne touche et n'employe ce niais et puerile ieu? ie le hay et fuis de ce qu'il n'est pas assez ieu, et qu'il nous eshat trop serieusement, ayant honte d'y fournir l'attention qui suffiroit à quelque bonne chose. Il ne feut pas plus embesongné à dresser son glorieux pas

sage duquel depend le salut du genre humain. Voyez combien nostre ame trouble' cet amusement ridicule, si touts ses nerfs ne bandent : combien amplement elle donne loy à chascun, en cela, de se cognoistre et iuger droictement de soy. Ie ne me veoy et retaste plus universellement en nulle aultre posture : quelle passion ne nous y exerce? la cholere, le despit, la hayne, l'impatience, et une vehemente ambition de vaincre en chose en laquelle il seroit plus excusable de se rendre ambitieux d'estre vaincu; car la precellence rare et au dessus du commun, messied à un homme d'honneur en chose frivole. Ce que ie dis en cet exemple se peult dire en touts aultres. Chasque parcelle, chasque occupation de l'homme l'accuse et le monstre egualement qu'un' aultre2.

Democritus et Heraclitus ont esté deux philosophes, desquels le premier trouvant vaine et ridicule l'humaine condition, ne sortoit en publicque qu'avecques un visage mocqueur et riant; Heraclitus ayant pitié et compassion de cette mesme condition nostre, en portoit le visage continuellement triste, et les yeulx chargez de larmes :

Alter

Ridebat, quoties a limine moverat unum

Protuleratque pedem; flebat contrarius alter 3. l'ayme mieulx la premiere humeur; non parce qu'il est plus plaisant de rire que de plorer, mais parce qu'elle est plus desdaigneuse, et qu'elle nous condemne plus que l'aultre; et il me semble que nous ne pouvons iamais estre assez mesprisez selon nostre merite. La plaincte et la commiseration sont meslees à quelque estimation de la chose qu'on plainct : les choses dequoy on se mocque, on les estime sans prix. Ie ne pense point qu'il y ayt tant de malheur en nous, comme il y a de vanité; ny tant de malice, comme de sottise: nous ne sommes pas si pleins de mal, comme d'inanité; nous ne sommes pas si miserables, comme nous sommes vils. Ainsi Dio

Au lieu de trouble, Montaigne avait mis dans l'exemplaire dont s'est servi Naigeon, grossit et espessit. Coste explique fort bien cette phrase : « Voyez combien notre âme jette de «< confusion dans cet amusement ridicule, si elle ne s'y appli « que tout entière. » J. V. L.

2 Autant que toute aultre parcelle ou occupation. J'ai trouvé dans toutes les meilleures éditions, qu'un aultre; mais c'est sans doute une faute d'impression, au lieu de qu'un' aultre, manière d'écrire fort usitée dans les plus anciennes éditions de Montaigne, aussi bien que dans celles des écrivains de son temps. C.

3 Dès qu'ils avaient mis le pied hors de la maison, l'un riait, l'autre pleurait. Juv. Sat. X, 28.

genes, qui baguenaudoit à part soy, roulant son tonneau, et hochant du nez le grand Alexandre, nous estimant des mouches, ou des vessies pleines de vent, estoit bien iuge plus aigre et plus poignant, et par consequent plus iuste à mon humeur, que Timon, celuy qui feut surnommé le Haïsseur des hommes: car ce qu'on hait, on le prend à cœur. Cettuy cy nous souhaittoit du mal, estoit passionné du desir de nostre ruyne, fuyoit nostre conversation comme dangereuse, de meschants et de nature despravee: l'aultre nous estimoit si peu, que nous ne pourrions ny le troubler ny l'alterer par nostre contagion; nous laissoit de compaignie, non pour la crainte, mais pour le desdaing de nostre commerce; il ne nous estimoit capables ny de bien ny de mal faire.

De mesme marque feut la response de Statilius, auquel Brutus parla pour le ioindre à la conspiration contre Cesar: il trouva l'entreprinse iuste; mais il ne trouva pas les hommes dignes pour lesquels on se meist aulcunement en peine 1; conformement à la discipline de Hegesias, qui disoit, « le sage ne debvoir rien faire que pour soy; d'autant que seul il est digne pour qui on face 2; » et à celle de Theodorus, « que c'est iniustice, que le sage se hazarde pour le bien de son pays, et qu'il mette en peril la sagesse pour des fols 3. » Nostre propre condition est autant ridicule que risible.

CHAPITRE LI.

De la vanité des paroles.

Un rhetoricien du temps passé disoit que son mestier estoit, « De choses petites, les faire paroistre et trouver grandes. » C'est un cordonnier qui sçait faire de grands souliers à un petit pied 4. On luy eust faict donner le fouet en Sparte, de faire profession d'un' art piperesse et mensongiere et croy qu'Archidamus, qui en estoit roy, n'ouït pas sans estonnement la response de Thucydides, auquel il s'enqueroit qui estoit plus fort à la luicte, ou Pericles, ou luy : « Cela, feit il, seroit mal aysé à verifier; car quand ie l'ay porté par terre en luictant, il persuade à ceulx qui l'ont veu qu'il n'est pas tumbé, et le gaigne » Ceulx qui masquent et fardent les

5

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I PLUTARQUE, Vie de M. Brutus, c. 3. C.

2 DIOGÈNE LAERCE, II, 95. C.

3 ID. II, 95. C.

4 Ce mot est d'Agésilas. Voyez PLUTARQUE, Apophthegmes des Lacédémoniens. C.

5

PLUTARQUE, Vie de Périclès, c. 5. C.

2

femmes font moins de mal; car c'est chose de peu de perte de ne les veoir pas en leur naturel : là où ceulx cy font estat de tromper, non pas nos yeulx, mais nostre iugement, et d'abbastardir et corrompre l'essence des choses. Les republiques qui se sont maintenues en un estat reiglé et bien policé, comme la cretense ou lacedemonienne, elles n'ont pas faict grand compte d'orateurs 1. Ariston definit sagement la rhetorique, « Science à persuader le peuple 2 : » Socrates, Platon, « Art de tromper et de flatter 3. » Et ceulx qui le nient en la generale description, le verifient par tout en leurs preceptes. Les mahometans en deffendent l'instruction à leurs enfants, pour son inutilité; et les Atheniens s'appercevants combien son usage, qui avoit tout credit en leur ville, estoit pernicieux, ordonnerent que sa principale partie, qui est esmouvoir les affections, feust ostee, ensemble les exordes et perorations. C'est un util inventé pour manier et agiter une tourbe et une commune desreiglee: et est util qui ne s'employe qu'aux estats malades, comme la medecine. En ceulx où le vulgaire, où les ignorants, où touts ont tout peu, comme celuy d'Athenes, de Rhodes et de Rome, et où les choses ont esté en perpetuelle tempeste, là ont afflué les orateurs. Et à la verité, il se veoid peu de personnages en ces republiques là qui se soient poulsez en grand credit sans le secours de l'eloquence. Pompeius, Cesar, Crassus, Lucullus, Lentulus, Metellus, ont prins de là leur grand appuy à se monter à cette grandeur d'auctorité où ils sont enfin arrivez, et s'en sont aydez plus que des armes, contre l'opinion des meilleurs temps; car L. Volumnius parlant en publicque en faveur de l'election au consulat, faicte des personnes de Q. Fabius et P. Decius: « Ce sont gents nayz à la guerre, grands aux effects; au combat du babil, rudes; esprits vrayement consulaires : les subtils, eloquents et sçavants, sont bons pour la ville, preteurs à faire iustice, » dict-il 4. L'eloquence a flori le plus à Rome lorsque les affaires ont esté en plus mauvais estat, et que l'orage des guerres civiles les agitoit: comme un champ libre et indompté porte les herbes plus gaillardes. Il semble par là que les polices qui dependent d'un monarque en ont moins de be

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soing que les aultres : car la bestise et facilité | Macedoine1. Mais ie ne parle point icy des effects, qui se treuve en la commune, et qui la rend sub- ie parle des mots. iecte à estre maniee et contournee par les aureilles au doulx son de cette harmonie, sans venir à poiser et cognoistre la verité des choses par la force de raison; cette facilité, dis ie, ne se treuve pas si ayseement en un seul, et est plus aysé de le guarantir, par bonne institution et bon conseil, de l'impression de cette poison. On n'a pas veu sortir de Macedoine, ny de Perse, aulcun orateur de renom.

l'en ay dict ce mot sur le subiect d'un Italien que ie viens d'entretenir, qui a servy le feu cardinal Caraffe de maistre d'hostel iusques à sa mort. Ie lui faisoy conter de sa charge: il m'a faict un discours de cette science de gueule, avecques une gravité et contenance magistrale, comme s'il m'eust parlé de quelque grand poinct de theologie; il m'a dechifré une difference d'appetits: celuy qu'on a à ieun, qu'on a aprez le second et tiers service; les moyens tantost de luy plaire simplement, tantost de l'esveiller et picquer; la police de ses saulces; premierement en general, et puis particularizant les qualitez des ingredients et leurs effects; les differences des salades selon leur saison, celle qui doibt estre reschauffee, celle qui veult estre servie froide; la façon de les orner et embellir pour les rendre encores plaisantes à la veue. Aprez cela il est entré sur l'ordre du service, plein de belles et importantes considerations: Nec minimo sane discrimine refert,

Quo gestu lepores, et quo gallina secetur 1;

Ie ne sçay s'il en advient aux aultres comme à moy; mais ie ne me puis garder, quand i'oy nos architectes s'enfler de ces gros mots de Pilastres, Architraves, Corniches, d'ouvrage Corinthien et Dorique, et semblables de leur iargon, que mon imagination ne se saisisse incontinent du palais d'Apollidon : et par effect ie treuve que ce sont les chestifves pieces de la porte de ma cuisine.

Oyez dire Metonymie, Metaphore, Allegorie, et aultres tels noms de la grammaire, semble il pas qu'on signifie quelque forme de langage rare et pellegrin3? ce sont tiltres qui touchent le babil de vostre chambriere.

C'est une piperie voysine à cette cy, d'appeller les offices de nostre estat par les tiltres superbes des Romains, encores qu'ils n'ayent aulcune ressemblance de charge, et encores moins d'auctorité et de puissance. Et cette cy aussi, qui servira, à mon advis, un iour de reproche à nostre siecle, d'employer indignement, à qui bon nous semble, les surnoms les plus glorieux dequoy l'ancienneté ait honnoré un ou deux personnages en plusieurs siecles. Platon a emporté ce surnom de Divin, par un consentement universel qu'aulcun n'a essayé luy envier : et les Italiens, qui se vantent, et avecques raison, d'avoir communement l'esprit plus esveillé et le discours plus sain que les aultres nations de leur temps, en viennent d'estrener l'Aretin, auquel, sauf une façon de parler bouffie et bouillonnee de poinctes, ingenieuses à la verité, mais recherchees de loing et fantastiques, et oul

et tout cela enflé de riches et magnifiques paro-tre l'eloquence enfin, telle qu'elle puisse estre, ie les, et celles mesmes qu'on employe à traicter du gouvernement d'un empire. Il m'est souvenu de mon homme :

Hoc salsum est, hoc adustum est, hoc lautum est pa-
Illud recte;
iterum sic memento: sedulo [rum:

Moneo, quæ possum, pro mea sapientia.
Postremo, tanquam in speculum, in patinas, Demea,
Inspicere iubeo, et moneo, quid facto usus sit 2.
Si est ce que les Grecs mesmes louerent grande-
ment l'ordre et la disposition que Paulus Aemi-
lius observa au festin qu'il leur feit au retour de

1 Car ce n'est pas une chose indifférente que la manière dont on s'y prend pour découper un lièvre ou un poulet. Juv. Sat. V, 123.

a Cela est trop salé; ceci est brûlé; cela n'est pas d'un goût assez relevé; ceci est fort bien souvenez-vous de le faire de même une autre fois. Je leur donne les meilleurs avis que je puis, selon mes faibles lumières. Enfin, Déméa, je les exhorte à se mirer dans leur vaisselle comme dans un miroir, et je les avertis de tout ce qu'ils ont à faire. TÉRENCE, Adelph. acte III, C. 3, v. 71.

ne veoy pas qu'il y ait rien au dessus des communs aucteurs de son siecle : tant s'en fault qu'il approche de cette divinité ancienne. Et le surnom de Grand, nous l'attachons à des princes qui n'ont rien au dessus de la grandeur populaire.

I PLUTARQUE, Vie de Paul Émile, c. 15 de la version d'Amyot. C.

lidon, qui le fit par art de négromance, doit prendre la peine 2 Qui voudra connaître les merveilles de ce palais, et Apolde lire le premier chapitre du second livre d'Amadis de Gaule, et le chapitre second du quatrième livre. C.

3 Fin, poli, délicat, de l'italien pellegrino, qui signifie la même chose :

Nulla di pellegrino, o di gentile,
Gli piacque mai.

Il n'eut jamais de goût pour rien de fin ni de délicat. TASSO Gerusal. liberata, canto IV, stanza 46. C.

CHAPITRE LII.

De la parcimonie des anciens. Attilius Regulus', general de l'armee romaine en Afrique, au milieu de sa gloire et de ses victoires contre les Carthaginois, escrivit à la chose publicque qu'un valet de labourage qu'il avoit laissé seul au gouvernement de son bien, qui estoit en tout sept arpents de terre, s'en estoit enfuy, ayant desrobbé ses utils à labourer; et demandoit congé pour s'en retourner et y pourveoir, de peur que sa femme et ses enfants n'en eussent à souffrir. Le senat pourveut à commettre une aultre à la conduicte de ses biens, et luy feit restablir ce qui luy avoit esté desrobbé, et ordonna que sa femme et ses enfants seroient nourris aux despens du publicque.

Le vieux Caton' revenant d'Espaigne consul, vendit son cheval de service pour espargner l'argent qu'il eust cousté à le ramener par mer en Italie; et estant au gouvernement de Sardaigne, faisoit ses visitations à pied, n'ayant avecques luy aultre suitte qu'un officier de la chose publicque qui lui portoit sa robbe et un vase à faire des sacrifices; et le plus souvent il portoit sa male luy mesme. Il se vantoit de n'avoir iamais eu robbe qui eust cousté plus de dix escus, ny avoir envoyé au marché plus de dix sols pour un iour; et de ses maisons aux champs, qu'il n'en avoit aulcune qui feust crepie et enduite par dehors.

Scipion Aemilianus 3, aprez deux triumphes et deux consulats, alla en legation avec sept serviteurs seulement. On tient qu'Homere n'en eut iamais qu'un; Platon, trois; Zenon, le chef de la secte stoïque, pas un 4. Il ne feut taxé que cinq sols et demy pour iour à Tiberius Gracchus 5 allant en commission pour la chose publicque, estant lors le premier homme des Romains.

CHAPITRE LIII.

D'un mot de Cesar.

Si nous nous amusions par fois à nous considerer; et le temps que nous mettons à contrerooller aultruy, et à cognoistre les choses qui sont

1 VALÈRE MAXIME, IV, 4, 6. C.

2 PLUTARQUE, Caton le Censeur, c. 3. C.

3 VALÈRE MAXIME, IV, 3, 13. C.

4 SÉNÈQUE, Consol. ad Helviam, c. 12. C.

5 PLUTARQUE, dans la Vie des Gracques, c. 4. Mais ici Montaigne abuse de ce passage, qui ne fait rien à son sujet; car Plutarque y déclare expressément qu'on ne donna cette petite somme à Tibérius Gracchus que pour luy faire despit et honte, comme parle Amyot. C.

hors de nous, que nous l'employissions à nous sonder nous mesmes, nous sentirions ayseement

combien toute cette nostre contexture est bastie de pieces foibles et desfaillantes. N'est ce pas un singulier tesmoignage d'imperfection, ne pouvoir rasseoir nostre contentement en aulcune chose; et que par desir mesme et imagination, il soit hors de nostre puissance de choisir ce qu'il nous fault? Dequoy porte bon tesmoignage cette grande dispute qui a tousiours esté entre les philosophes, pour trouver le souverain bien de l'homme, et qui dure encores, et durera eternellement, sans resolution et sans accord.

Dum abest quod avemus,
id exsuperare videtur
Cætera; post aliud, quum contigit illud, avemus
Et sitis æqua tenet'.

Quoy que ce soit qui tumbe en nostre cognoissance et iouïssance, nous sentons qu'il ne nous satisfaict pas, et allons beant aprez les choses advenir et incogneues, d'autant que les presentes ne nous saoulent point; non pas, à mon advis, qu'elles n'ayent assez dequoy nous saouler, mais c'est que nous les saisissons d'une prinse malade et desreiglee :

Nam quum vidit hic, ad victum quæ flagitat usus,
Omnia iam ferme mortalibus esse parata;
Divitiis homines, et honore, et laude potentes
Affluere, atque bona natorum excellere fama;
Nec minus esse domi cuiquam tamen anxia corda,
Atque animum infestis cogi servire querelis :
Intellexit ibi vitium vas efficere ipsum,
Omniaque illius vitio corrumpier intus,

Quæ collata foris et commoda quæque venirent 2. Nostre appetit est irresolu et incertain; il ne sçait rien tenir ny rien iouyr de bonne façon. L'homme estimant que ce soit le vice de ces choses qu'il tient, se remplit et se paist d'aultres choses qu'il ne sçait point et qu'il ne cognoist point, où il applique ses desirs et ses esperances, les prend en honneur et reverence, comme dict Cesar: Communi fit vitio naturæ, ut invisis, latitantibus atque incognitis rebus magis confidamus, vehementiusque exterreamur3.

Le bien qu'on n'a pas paraît toujours le bien suprême. En jouit-on, c'est pour soupirer après un autre avec la même ardeur. LUCRÈCE, III, 1095.

2 Epicure considérant que les mortels ont à peu près tout ce qui leur est nécessaire, et que cependant, avec des richesses, des honneurs, de la gloire, et des enfants bien nés, ils n'en sont pas moins en proie à mille chagrins intérieurs, et qu'ils ne peuvent s'empêcher de gémir comme des esclaves dans les fers, comprit que tout le mal vient du vase même, qui, corrompu d'avance, aigrit et altère ce qu'on y verse de plus précieux. LUCRÈCE, VI, 9.

3 Il se faict, par un vice ordinaire de nature, que nous ayons et plus de fiance et plus de crainte des choses que nous n'avons pas veu, et qui sont cachees et incogneues. De Bello civil.

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