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temps, touts à pied, pour ne se fier à aultre chose qu'à leur force propre, et vigueur de leur courage et de leurs membres, de chose si chere que l'honneur et la vie. Vous engagez, quoy qu'en die Chrysanthes en Xenophon, vostre valeur et vostre fortune à celle de vostre cheval: ses playes et sa mort tirent la vostre en consequence; son effroy ou sa fougue vous rendent ou temeraire ou lasche; s'il a faulte de bouche ou d'esperon, c'est à vostre honneur à en respondre. A cette cause, ie ne treuve pas estrange que ces combats là feussent plus fermes et plus furieux que ceulx qui se font à cheval :

Cædebant pariter, pariterque ruebant Victores victique; neque his fuga nota, neque illis 2: leurs battailles se veoyent bien mieulx contestees; ce ne sont à cette heure que routes, primus clamor atque impetus rem decernit 3. Et chose que nous appellons à la societé d'un si grand hazard, doibt estre en nostre puissance le plus qu'il se peult; comme ie conseilleroy de choisir les armes les plus courtes, et celles dequoy nous nous pouvons le mieulx respondre. Il est bien plus apparent de s'asseurer d'une espee❘ que nous tenons au poing, que du boulet qui eschappe de nostre pistole, en laquelle il y a plusieurs pieces, la pouldre, la pierre, le rouet, desquelles la moindre qui vienne à faillir vous fera faillir vostre fortune. On assene peu seurement le coup que l'air vous conduict,

Et, quo ferre velint, permittere vulnera ventis :
Ensis habet vires; et gens quæcumque virorum est
Bella gerit gladiis 4.

Mais quant à cette arme là, i'en parleray plus amplement, où ie feray comparaison des armes anciennes aux nostres; et sauf l'estonnement des aureilles, à quoy desormais chascun est apprivoisé, ie croy que c'est une arme de fort peu d'effect, et espere que nous en quitterons un iour l'usage. Celle dequoy les Italiens se servoient, de iect et à feu, estoit plus effroyable: ils nommoient phalarica une certaine espece de iaveline, armee par le bout d'un fer de trois pieds, à fin qu'il peust percer d'oultre en oultre un homme armé; et se lanceoit tantost de la main en la campaigne,

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tantost à tout des engeins, pour deffendre les lieux assiegez : la hante, revestue d'estouppe empoixee et huylee, s'enflammoit de sa course; et s'attachant au corps ou au bouclier, ostoit tout usage d'armes et de membres. Toutesfois il me semble que pour venir au ioindre, elle portast aussi empeschement à l'assaillant, et que le champ ionché de ces tronçons bruslants peust produire en la meslee une commune incommodité:

Magnum stridens contorta phalarica venit,
Fulminis acta modo 1.

Ils avoient d'aultres moyens, à quoy l'usage les dressoit, et qui nous semblent incroyables par inexperience; par où ils suppleoient au default de nostre pouldre et de nos boulets. Ils dardoient leurs piles de telle roideur, que souvent ils en enfiloient deux boucliers et deux hommes armez, et les cousoient. Les coups de leurs fondes n'estoient pas moins certains et loingtains: saxis globosis... funda, mare apertum incessentes... coronas modici circuli, magno ex intervallo loci, assueti traiicere, non capita modo hostium vulnerabant, sed quem locum destinassent. Leurs pieces de batteries representoient, comme l'effect, aussi le tintamarre des nostres : ad ictus mœnium cum terribili sonitu editos, pavor et trepidatio cepit 3. Les Gaulois nos cousins, en Asie, haïssoient ces armes traistresses et volantes; duicts à combattre main à main avecques plus de courage. Non tam patentibus plagis moventur... ubi latior quam altior plaga est, etiam gloriosius se pugnare putant : iidem, quum aculeus sagittæ aut glandis abditæ introrsus tenui vulnere in speciem urit... tum, in rabiem et pudorem tam parvæ perimentis pestis versi, prosternunt corpora humi 4 : peincture bien voysine d'une arquebusade. Les dix mille Grecs, en leur longue et fameuse retraicte, rencontrerent une nation qui les endommagea

Semblable à la foudre, la phalarique fendait l'air avec un horrible sifflement. VIRG. Eneide, IX, 705.

trouve sur les rivages, et à tirer d'une distance considérable dans un cercle de médiocre grandeur, ils blessaient leurs ennemis non-seulement à la tête, mais à telle partie du visage

2 Exercés à lancer sur la mer les cailloux ronds que l'on

qu'il leur plaisait. TITE-LIVE, XXXVIII, 29.

3 Au retentissement des murailles frappées avec un bruit terrible, le trouble et l'effroi s'empara des assiégés. TITE-LIVE, XXXVIII, 5.

4 La largeur des plaies ne les effraye pas; lorsque la blessure est plus large que profonde, ils s'en font gloire comme d'une preuve de valeur. Mais lorsque la pointe d'un dard ou une balle de plomb pénètre fort avant dans les chairs en laissant une ouverture peu apparente, alors, furieux de périr par une atteinte si légère, ils se roulent par terre de rage et de honte. TITE-LIVE, XXXVIII, 21.

merveilleusement à coups de grands arcs et forts, et de sagettes si longues, qu'à les reprendre à la main, on les pouvoit reiecter à la mode d'un dard, et perceoient de part en part un bouclier et un homme armé1. Les engeins, que Dionysius inventa à Syracuse, à tirer des gros traicts massifs et des pierres d'horrible grandeur, d'une si longue volee et impetuosité, representoient de bien prez nos inventions.

Encores ne fault il pas oublier la plaisante assiette qu'avoit sur sa mule un maistre Pierre Pol, docteur en theologie, que Monstrelet recite avoir accoustumé se promener par la ville de Paris, assis de costé comme les femmes. Il dict aussi ailleurs que les Gascons3 avoient des chevaulx terribles, accoustumez de virer en courant, dequoy les François, Picards, Flamands et Brabançons faisoient grand miracle, « pour n'avoir accoustumé de les veoir; » ce sont ses mots. Cesar parlant de ceulx de Suede 4: « Aux rencontres qui se font à cheval, dict il 5, ils se iectent souvent à terre pour combattre à pied, ayant accoustumé leurs chevaulx de ne bouger ce pendant de la place, ausquels ils recourent promptement, s'il en est besoing; et selon leur coustume, il n'est rien si vilain et si lasche que d'user de selles et bardelles; et mesprisent ceulx qui en usent: de maniere que, fort peu en nombre, ils ne craignent pas d'en assaillir plusieurs. » Ce que i'ay admiré aultrefois, de veoir un cheval dressé à se manier à toutes mains avecques une baguette, la bride avallee sur ses aureilles, estoit ordinaire aux Massy liens, qui se servoient de leurs chevaulx sans selle et sans bride :

Et gens quæ nudo residens Massylia dorso,
Ora levi flectit, frænorum nescia, virga 7.

' XÉNOPHON, Anabase, V, 2. C.

La catapulte, dont Élien attribue l'invention à Denys lui-même, Var. hist. VI, 12. Diodore de Sicile, XIV, 42, dit simplement que la catapulte fut inventée à Syracuse du temps de Denys l'Ancien. Pline, VII, 56, prétend que les Syro-Phé niciens s'en servirent les premiers. Voyez Juste-Lipse, Poliorcet. III, 2. J V. L.

3 Monstrelet, vol. I, c. 66, y joint les Lombards. C.

4 Lisez de Suève ou de Souabe, peuple d'Allemagne que César nomme expressément Suevorum gens (de Bell. gall. IV, 1). La Suède était inconnue aux Romains du temps de César, ce qu'apparemment Montaigne savait fort bien. Suède doit donc être ici une faute d'impression, mais qui se trouve dans toutes les éditions que j'ai pu consulter. C.

5 De Bell. gall. IV, 2. Les Bretons avaient un usage semblable, ibid. c. 33. J. V. L.

6 Montaigne, dans son Voyage en Italie, t. II, p. 508, édit. de 1774, dit qu'il fut témoin de ce spectacle donné à Rome, aux thermes de Dioclétien, le 8 octobre 1581, par un Italien qui avait été longtemps esclave en Turquie. J. V. L.

7 Les Massyliens montent leurs chevaux à nu, et les font obéir à une simple verge, qui leur tient lieu de frein. LUCAIN, IV, 682.

Et Numidæ infræni cingunt '.

Equi sine frænis; deformis ipse cursus, rigida cervice, et extento capite currentium 2.

Le roy Alphonse3, celuy qui dressa en Espaigne l'ordre des chevaliers de la Bande ou de l'Escharpe, leur donna, entre aultres reigles, de ne monter ny mule ny mulet, sur peine d'un marc d'argent d'amende, comme ie viens d'apprendre dans les Lettres de Guevara, desquelles ceulx qui les ont appellees Dorees faisoient iugement bien aultre que celuy que i'en fois 4. Le Courtisan dict qu'avant son temps c'estoit reproche à un gentilhomme d'en chevaucher. Les Abyssins, au rebours, à mesure qu'ils sont les plus advancez prez le Pretteian leur prince, affectent pour la dignité et pompe de monter de grandes. mules.

6

Xenophon recite que les Assyriens tenoient tousiours leurs chevaux entravez au logis, tant ils estoient fascheux et farouches; et qu'il falloit tant de temps à les destacher et harnacher, que pour que cette longueur ne leur apportast dommage, s'ils venoient à estre en desordre surprins par les ennemis, ils ne logeoient iamais en camp qui ne feust fossoyé et remparé. Son Cyrus, grand maistre au faict de chevalerie, mettoit les chevaulx de son escot, et ne leur faisoit bailler à manger qu'ils ne l'eussent gaigné par la sueur de quelque exercice. Les Scythes, où la necessité les pressoit en la guerre, tiroient du sang de leurs chevaulx, et s'en abbruvoient et nourris

soient :

si

Venit et epoto Sarmata pastus equo 7. Ceulx de Crete, assiegez par Metellus, se trouverent en telle disette de tout aultre bruvage, qu'ils eurent à se servir de l'urine de leurs chevaulx 8.

Pour verifier combien les armees turquesques se conduisent et maintiennent à meilleure raison que les nostres, ils disent qu'oultre ce que les soldats ne boivent que de l'eau, et ne mangent

I Et les Numides conduisant leurs chevaux sans frein. VIRG. Énéide, IV, 41.

2 Leurs chevaux sans frein ont l'allure désagréable, l'encolure roide, et la tête tendue en avant. TITE-LIVE, XXXV,

II.

3 Alphonse XI, roi de Léon et de Castille, mort en 1350, à trente-huit ans.

4 Voyez BAYLE, au mot Guevara, note H.

5 C'est un ouvrage publié en italien par Balthasar Casti glione en 1528, sous le titre del Cortegiano. Le passage cité par Montaigne est au commencement du second livre. C. 6 Cyropédie, III, 3. C.

7 On y voit le Sarmate qui se nourrit du sang de cheval. MARTIAL, Spectacul. lib. épigr. 3, v. 4.

8 VALÈRE MAXIME, VII, 6, ext. I. C.

que riz et de la chair salee mise en pouldre (dequoy chascun porte ayseement sur soy provision pour un mois), ils sçavent aussi vivre du sang de leurs chevaulx, comme les Tartares et Moscovites, et le salent.

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devant à pied, et leur presentoit un gobeau de laict de iument (bruvage qui leur est en delices); et si en beuvant, quelque goutte en tumboit sur le crin de leurs chevaulx, il estoit tenu de la leicher avec la langue'. En Russie, l'armee que l'empereur Baiazet y avoit envoyee, feut accablee d'un si horrible ravage de neiges, que pour s'en mettre à couvert et sauver du froid, plusieurs s'adviserent de tuer et esventrer leurs chevaulx pour se iecter dedans, et iouyr de cette chaleur vitale. Baiazet, aprez cet aspre estour où il feut rompu par Tamburlan 2, se sauvoit belle 3 sur une iument arabesque, s'il n'eust esté

Ces nouveaux peuples des Indes, quand les Espaignols y arriverent, estimerent, tant des hommes que des chevaulx, que ce feussent ou dieux, ou animaulx en noblesse au dessus de leur nature: aulcuns, aprez avoir esté vaincus, venants demander paix et pardon aux hommes, et leur apporter de l'or et des viandes, ne faillirent d'en aller autant offrir aux chevaulx, avecques une toute pareille harangue à celle des hommes, pre-contrainct de la laisser boire son saoul au passage nants leur hennissement pour langage de com- d'un ruisseau; ce qui la rendit si flacque et reposition et de trefve. froidie, qu'il feut bien ayseement aprez acconsuyvi par ceulx qui le poursuyvoient. On dict bien qu'on les lasche les laissant pisser; mais le boire, i'eusse plustost estimé qu'il l'eust renforcee.

Aux Indes de deçà, c'estoit anciennement le principal et royal honneur de chevaucher un elephant; le second, d'aller en coche traisné à quatre chevaulx; le tiers, de monter un chameau; le dernier et plus vil degré, d'estre porté ou charrié par un cheval seul1. Quelqu'un de nostre temps escrit avoir veu, en ce climat là, des païs où on chevauche les boeufs avecques bastines, estriers et brides, et s'estre bien trouvé de leur porture.

Quintus Fabius Maximus Rutilianus, contre les Samnites, voyant que ses gents de cheval, à trois ou quatre charges, avoient failly d'enfoncer le battaillon des ennemis, print ce conseil : qu'ils desbridassent leurs chevaulx, et brochassent3 à toute force des esperons; si que rien ne les pouvant arrester au travers des armes et des hommes renversez, ils ouvrirent le pas à leurs gents de pied, qui parfirent une tres sanglante desfaicte. Autant en commanda Quintus Fulvius Flaccus contre les Celtiberiens: Id cum maiore viequorum facietis, si effrænatos in hostes equos immittitis; quod sæpe romanos equites cum laude fecisse sua, memoriæ proditum est... Detractis- | que frænis, bis ultro citroque cum magna strage hostium, infractis omnibus hastis, transcurrerunt 4.

Le duc de Moscovie debvoit anciennement cette reverence aux Tartares, quand ils envoyoient vers luy des ambassadeurs, qu'il leur alloit au

ARRIEN, Hist. Ind. c. 17. C.

2 Ou plutôt Rullianus. TITE-LIVE, VII, 30. C. 3 Piquassent. E. J.

4 Pour que leur choc soit plus impétueux, débridez vos chevaux, dit-il : c'est une manœuvre dont le succès a souvent fait le plus grand honneur à la cavalerie romaine... A peine l'ordre est-il donné, qu'ils débrident leurs chevaux, percent les rangs ennemis, brisent toutes les lances, reviennent sur leurs pas, et font un grand carnage. TITE-LIVE, XL, 40.

erre

Croesus passant le long de la ville de Sardis, y trouva des pastis où il y avoit grande quantité de serpents, desquels les chevaulx de son armee mangeoient de bon appetit; qui feut un mauvais prodige à ses affaires, dict Herodote 4.

Nous appellons un cheval entier, qui a crin et aureille; et ne passent les aultres à la monstre 5: les Lacedemoniens ayants desfaict les Atheniens en la Sicile, retournants de la victoire en pompe en la ville de Syracuse, entre aultres bravades, feirent tondre les chevaulx vaincus, et les menerent ainsin en triumphę ". Alexandre combattit une nation, Dahas 7: ils alloient deux à deux armez à cheval à la guerre; mais en la meslee, l'un descendoit à terre, et combattoient ores à pied, ores à cheval, l'un aprez l'aultre.

Voyez la Chronique de Moscovie, par P. Petrius, Sué

dois, imprimée en allemand, à Leipsick, en 1620, in-4o, part. II, p. 159. Cette espèce d'esclavage commença vers le milieu

du treizième siècle, et dura près de deux cent soixante ans. C. 2 En 1401. On dit plus communément aujourd'hui Tamer lan. C.

3 En grande háte. Ce mot est singulièrement placé dans une ballade de la Fontaine :

Et je maintiens, comme article de foi,
Qu'en débridant matines à grand'erre,
Les augustins sont serviteurs du roi.

Si l'on en croyait le Dictionnaire de l'Académie, grand'erre et
belle erre seraient encore en usage. J.V. L.-Dans l'édit. de 1835,
l'Académie dit formellement que ces locutions ont vieilli. DD.
4 Liv. I, c. 78. J. V. L.

5 Et on n'en admet point d'autres dans les montres ou revues. Il me semble que les commentateurs n'avaient point compris cette phrase. J. V. L.

6 PLUTARQUE, Vie de Nicias, c. 10. C.

7 Montaigne emploie l'accusatif de Dahe, les Dahes. Voyez QUINTE-CURCE, VII, 7. C.

Ie n'estime point qu'en suffisance et en grace | nez à nostre mode: mais ie me plains de sa à cheval, nulle nation nous emporte. Bon homme particuliere indiscretion de se laisser si fort de cheval, à l'usage de nostre parler, semble piper et aveugler à l'auctorité de l'usage preplus regarder au courage qu'à l'adresse. Le plus sent, qu'il soit capable de changer d'opinion et sçavant, le plus seur, le mieulx advenant à me- d'advis touts les mois, s'il plaist à la coustume, ner un cheval à raison, que i'aye cogneu, feut, et qu'il iuge si diversement de soy mesme. à mon gré, monsieur de Carnavalet, qui en ser- Quand il portoit le busc de son pourpoinct envoit nostre roy Henry second. I'ay veu homme 1 tre les mammelles, il maintenoit, par vifves donner carriere à deux pieds sur sa selle, des- raisons, qu'il estoit en son vray lieu quelques monter sa selle, et au retour la relever, reac- annees aprez, le voylà avallé iusques entre les commoder, et s'y rasseoir, fuyant tousiours à cuisses; il se mocque de son aultre usage, le bride avallee; ayant passé par dessus un bon- treuve inepte et insupportable. La façon de se net, y tirer par derriere des bons coups de son vestir presente luy faict incontinent condemner arc; amasser ce qu'il vouloit, se iectant d'un l'ancienne, d'une resolution si grande et d'un pied à terre, tenant l'aultre en l'estrier; et consentement si universel, que vous diriez que aultres pareilles singeries, dequoy il vivoit. c'est quelque espece de manie qui luy tourneboule ainsi l'entendement. Parce que nostre changement est si subit et si prompt en cela, que l'invention de touts les tailleurs du monde ne sçauroit fournir assez de nouvelletez, il est force que bien souvent les formes mesprisees reviennent en credit, et celles là mesmes tumbent en mespris tantost aprez; et qu'un mesme iugement prenne, en l'espace de quinze ou vingt ans, deux ou trois, non diverses seulement, mais contraires opinions, d'une inconstance et legiereté incroyable. Il n'y a si fin entre nous qui ne se laisse embabouiner de cette contradiction, et esblouïr tant les yeulx internes que les externes insensiblement.

On a veu de mon temps, à Constantinople, deux hommes sur un cheval, lesquels, en sa plus roide course, se reiectoient, à tours, à terre, et puis sur la selle et un qui, seulement des dents, bridoit et enharnachoit son cheval: un aultre qui, entre deux chevaulx, un pied sur une selle, l'aultre sur l'aultre, portant un second sur ses bras, picquoit à toute bride; ce second, tout debout sur luy, tirant, en la course, des coups bien certains de son arc: plusieurs qui, les iambes contremont, donnoient carriere, la teste plantee sur leurs selles entre les poinctes des cimeterres attachez au harnois. En mon enfance, le prince de Sulmone, à Naples, maniant un rude cheval de toute sorte de maniements, tenoit soubs ses genouils et soubs ses orteils, des reales 3, comme si elles y eussent esté clouees, pour montrer la fermeté de son assiette.

CHAPITRE XLIX.

Des coustumes anciennes. l'excuseroy volontiers, en nostre peuple, de n'avoir aultre patron et reigle de perfection, que ses propres mœurs et usances: car c'est un commun vice, non du vulgaire seulement, mais quasi de touts hommes, d'avoir leur visee et leur arrest sur le train auquel ils sont nayz. Ie suis content, quand il verra Fabricius ou Lælius, qu'il leur treuve la contenance et le port barbare, puis qu'ils ne sont ny vestus ny façon

I C'est cet Italien que Montaigne vit à Rome en 1581, et dont il est déjà parlé dans une des notes sur ce chapitre. J. V. L.

Tour à tour, comme on a mis dans quelques éditions. C. 3 Sorte de monnaie d'Espagne. E. J.

Ie veulx icy entasser aulcunes façons anciennes que l'ay en memoire, les unes de mesme les nostres, les aultres differentes; à fin qu'ayant en l'imagination cette continuelle variation des choses humaines, nous en ayons le iugement plus esclaircy et plus ferme.

:

Ce que nous disons de combattre à l'espee et la cape, il s'usoit encores entre les Romains, ce dict Cesar sinistras sagis involvunt, gladiosque distringunt; et remarque dez lors en nostre nation ce vice, qui y est encores, d'arrester les passants que nous rencontrons en chemin 2, et de les forcer de nous dire qui ils sont, et de recevoir à iniure et occasion de querelle, s'ils refusent de nous respondre.

Aux bains que les anciens prenoient touts les iours avant le repas, et les prenoient aussi ordinairement que nous faisons de l'eau à laver les mains, ils ne se lavoient du commencement que

Ils s'enveloppent la main gauche de leurs saies, et tirent l'épée. CÉSAR, de Bello civili, 1, 75.

2 CÉSAR, de Bello gallico. IV, 5. J. V. L.

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chee au bout d'un baston, comme tesmoigne
l'histoire de celuy qu'on menoit pour estre pre-
senté aux bestes devant le peuple, qui demanda
congé d'aller à ses affaires; et n'ayant aultre
moyen de se tuer, il se fourra ce baston et es-
ponge dans le gosier, et s'en estouffa 1. Ils s'es-
suyoient le catze de laine parfumee, quand ils
en avoient faict :

les bras et les iambes ; mais depuis, et d'une | obscoene en latin : et estoit cette esponge atta-
coustume qui a duré plusieurs siccles et en la
pluspart des nations du monde, ils se lavoient
touts nuds d'eau mixtionnee et parfumee, de
maniere qu'ils employoient pour tesmoignage
de grande simplicité, de se laver d'eau simple.
Les plus affettez et delicats se parfumoient tout
le corps bien trois ou quatre fois par iour. Ils
se faisoient souvent pinceter tout le poil, comme
les femmes françoises ont prins en usage, depuis
quelque temps, de faire leur front,

Quod pectus, quod crura tibi, quod brachia vellis, quoy qu'ils eussent des oignements propres à cela:

Psilotro nitet, aut acida latet oblita creta 3. Ils aymoient à se coucher mollement, et alleguent, pour preuve de patience, de coucher sur le matelats. Ils mangeoient couchez sur des licts, à peu prez en mesme assiette que les Turcs de nostre temps:

Inde toro pater Æneas sic orsus ab alto 4.

Et dict on du ieune Caton 5, que depuis la battaille de Pharsale, estant entré en dueil du mauvais estat des affaires publicques, il mangea tousiours assis, prenant un train de vie austere. Ils baisoient les mains aux grands, pour les honnorer et caresser. Et entre les amis, ils s'entrebaisoient en se saluant, comme font les Venitiens :

Gratatusque darem cum dulcibus oscula verbis 6; et touchoient aux genouils pour requerir et saluer un grand. Pasiclez le philosophe, frere de Crates, au lieu de porter la main au genouil, la porta aux genitoires: celuy à qui il s'addressoit l'ayant rudement repoulsé : « Comment! dict il, cette partie n'est elle pas vostre, aussi bien que l'aultre 7?» Ils mangeoient, comme nous, le fruict à l'issue de la table . Ils se torchoient le cul (il faut laisser aux femmes cette vaine superstition des paroles) avecques une esponge; voylà pourquoy spongia est un mot

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At tibi nil faciam, sed lota mentula lana 2.

Il y avoit aux carrefours à Rome des vaisseaux et demy cuves pour y apprester à pisser aux passants:

avoit

Pusi sæpe lacum propter, se, ac dolia curta, Somno devinctí, credunt extollere vestem 3. Et y Ils faisoient collation entre les repas. en esté des vendeurs de neige pour refreschir le vin; et y en avoit qui se servoient de neige en hyver, ne trouvants pas le vin encores lors assez froid. Les grands avoient leurs eschansons et trenchants, et leurs fols pour leur donner du les fouyers qui se portoient sur la table; et plaisir. On leur servoit en hyver la viande sur avoient des cuisines portatives, comme i'en ay veu, dans lesquelles tout leur service se traisnoit aprez eulx.

Has vobis epulas habete, lauti:

Nos offendimur ambulante cœna 4.

Et en esté, ils faisoient souvent, en leurs salles
basses, couler de l'eau fresche et claire dans des
canaulx au dessoubs d'eulx, où il y avoit force
poisson en vie, que les assistants choisissoient et
prenoient en la main, pour le faire apprester,
chascun à sa poste 5. Le poisson a tousiours eu
ce privilege, comme il a encores, que les grands
se meslent de le sçavoir apprester : aussi en est
le goust beaucoup plus exquis que de la chair,
au moins pour moy. Mais en toute sorte de magni-
ficence, desbauche, et d'inventions voluptueuses,
de mollesse et de sumptuosité, nous faisons à la
verité ce que nous pouvons pour les egualer (car
la leur);
nostre volonté est bien aussi gastee que
mais nostre suffisance n'y peult arriver : nos

I SÉNÈQUE, Epist. 70. C.

2 Ce que Montaigne vient de dire nous dispense de traduire ce vers. MARTIAL, XI, 58, II.

3 Les petits enfants endormis croient souvent lever leur robe pour uriner dans les réservoirs publics destinés à cet usage. LUCRÈCE, IV, 1024.

4 Riches voluptueux, gardez ces mets pour vous: je n'aime pas un souper ambulant. MARTIAL, VII, 47, 4. Voyez aussi SÉNÈQUE, Epist. 78.

5 Ou à son goust, comme dans la première édition des Essais (Bordeaux, 1580), et dans celle de 1587, à Paris, chez J. Richer, laquelle ne contient aussi que deux livres. C.

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