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CHAPITRE XLII.

De l'inegualité qui est entre nous.

Plutarque dict, en quelque lieu ', qu'il ne treuve point si grande distance de beste à beste, comme il treuve d'homme à homme. Il parle de la suffisance de l'ame et qualitez internes. A la verité, ie treuve si loing d'Epaminondas, comme ie l'imagine, iusques à tel que ie cognoy, ie dis capable de sens commun, que i'encheriroy volontiers sur Plutarque; et diroy qu'il y a plus de distance de tel à tel homme, qu'il n'y en a de tel homme à telle beste;

Hem! vir viro quid præstat 2!

et qu'il y a autant de degrez d'esprits, qu'il y a d'icy au ciel de brasses, et autant innumerables. Mais à propos de l'estimation des hommes, c'est merveille que, sauf nous, aulcune chose ne s'estime que par ses propres qualitez: nous louons un cheval de ce qu'il est vigoreux et adroict,

Volucrem

Sic laudamus equum, facili cui plurima palma
Fervet, et exsultat rauco victoria circo 3,

non de son harnois; un levrier, de sa vistesse, non de son collier; un oyseau 4, de son aile, non de ses longes et sonnettes: pourquoy de mesme n'estimons nous un homme par ce qui est sien? Il a un grand train, un beau palais, tant de credit, tant de rente : tout cela est autour de luy, non en luy. Vous n'acheptez pas un chat en poche si vous marchandez un cheval 5, vous luy ostez ses bardes, vous le veoyez nud et à descouvert; ou s'il est couvert, comme on les presentoit anciennement aux princes à vendre, c'est par les parties moins necessaires, à fin que vous ne vous amusiez pas à la beaulté de son poil ou largeur de sa croupe, et que vous vous arrestiez principalement à considerer les iambes, les yeulx et le pied, qui sont les membres les plus utiles :

Regibus hic mos est: ubi equos mercantur, opertos
Inspiciunt, ne, si facies, ut sæpe, decora

Dans le traité intitulé, Que les bestes brutes usent de la raison, vers la fin. C.

2 Ah! qu'un homme peut être supérieur à un autre homme! TÉRENCE, Eunuque, acte II, sc. 2, v. I.

3 On fait cas d'un coursier qui, fier et plein de cœur,

Fait paraître, en courant, sa bouillante vigueur;

Qui jamais ne se lasse, et qui, dans la carrière,
S'est couvert mille fois d'une noble poussière.
Juv. VIII, 57, imité par Boileau.

4 Un oiseau de fauconnerie. E. J.
5 SÉNÈQUE, Epist. 80. C

Molli fulta pede est, emptorem inducat hiantem, [vix'. Quod pulchræ clunes, breve quod caput, ardua cerPourquoy estimant un homme, l'estimez vous tout enveloppé et empacqueté? Il ne nous faict monstre que des parties qui ne sont aulcunement siennes, et nous cache celles par lesquelles seules on peut vrayement iuger de son estimation. C'est le prix de l'espee que vous cherchez, non de la gaine : vous n'en donnerez à l'adventure pas un quatrain 2, si vous l'avez despouillee. Il le fault iuger par luy mesme, non par ses atours; et comme dict tres plaisamment un ancien 3 : « Sçavez vous pourquoy vous l'estimez grand? vous y comptez la haulteur de ses patins. >> La base n'est pas de la statue. Mesurez le sans ses eschasses: qu'il mette à part ses richesses et honneurs; qu'il se presente en chemise. A il le corps propre à ses fonctions, sain et alaigre? Quelle ame a il? est elle belle, capable et heureusement pourveue de toutes ses pieces? est elle riche du sien, ou de l'aultruy? la fortune n'y a elle que veoir? Si les yeulx ouverts elle attend les espees traictes 4, s'il ne luy chault par où luy sorte la vie, par la bouche ou par le gosier; si elle est rassise, equable et contente c'est ce qu'il fault veoir, et iuger par là les extremes differences qui sont entre nous. Est il

Sapiens, sibique imperiosus; Quem neque pauperies, neque mors, neque vincula terResponsare cupidinibus, contemnere honores [rent; Fortis; et in se ipso totus teres atque rotundus, Externi ne quid valeat per læve morari; In quem manca ruit semper fortuna 5? un tel homme est cinq cents brasses au dessus des royaumes et des duchez; il est luy mesme à soy son empire:

Sapiens.... pol ipse fingit fortunam sibi 6; que luy reste il à desirer?

1 Lorsque les princes achètent des chevaux, ils les examinent couverts, de peur que si le cheval a les pieds mauvais et la tête belle, comme il arrive souvent, l'acheteur ne se laisse séduire en lui voyant une croupe arrondie, une tête effilée, et une encolure relevée et hardie. Hon. Sut. I, 2, 86.

2 Le quatrain, selon le Dictionnaire de Trévoux, est une ancienne monnaie qui valait un liard. E. J.

3 SÉNÈQUE, Epist. 76. C.

4 Les épées nues, tirées du fourreau. On trouve dans Ni COT, l'espee traicte, ensis destrictus. C.

5 Est-il sage et maître de lui-même? verrait-il sans peur l'indigence, les fers, la mort? sait-il résister à ses passions, mépriser les honneurs? renfermé tout entier en lui-même, et semblable au globe parfait qu'aucune aspérité n'empêche de rouler, ne laisse-t-il aucune prise à la fortune? HOR. Sat. II, 7, 83.

6 Le sage est l'artisan de son propre bonheur.

PLAUTE, Trinummus, acte II, sc. 2, v. 84.

Nonne videmus

Nil aliud sibi naturam latrare, nisi ut, quoi Corpore seiunctus dolor absit, mente fruatur Iucundo sensu, cura semotu' metuque 1? Comparez luy la tourbe de nos hommes, stupide, basse, servile, instable, et continuellement flottante en l'orage des passions diverses qui la poulsent et repoulsent, pendante toute d'aultruy; il y a plus d'esloingnement que du ciel à la terre et toutesfois l'aveuglement de nostre usage est tel, que nous en faisons peu ou point d'estat; là où, si nous considerons un païsan et un roy, un noble et un vilain, un magistrat et un homme privé, un riche et un pauvre, il se presente soubdain à nos yeulx une extreme disparité, qui ne sont differents, par maniere de dire, qu'en leurs chausses.

3

En Thrace, le roy estoit distingué de son peuple d'une plaisante maniere et bien rencherie : il avoit une religion à part, un dieu tout à luy, qu'il n'appartenoit à ses subiects d'adorer, c'estoit Mercure; et luy desdaignoit 3 les leurs, Mars, Bacchus, Diane. Ce ne sont pourtant que peinctures 4, qui ne font aulcune dissemblance essentielle : car, comme les ioueurs de comedie, vous les veoyez sur l'eschaffaut faire une mine de duc et d'empereur; mais tantost aprez, les voylà devenus valets et crocheteurs miserables, qui est leur naïfve et originelle condition : aussi l'empereur, duquel la pompe vous esblouït en public,

Scilicet et grandes viridi cum luce smaragdi
Auro includuntur, teriturque thalassina vestis
Assidue, et Veneris sudorem exercita potat 5:

veoyez le derriere le rideau; ce n'est rien qu'un homme commun, et à l'adventure plus vil que le moindre de ses subiects: ille beatus introrsum est; istius bracteata felicitas est ; la couar

1 Ecoutez le cri de la nature. Qu'exige-t-elle de vous? un corps exempt de douleur, une âme libre de terreurs et d'inquiétudes. LUCRÈCE, II, 16.

2 Quoiqu'ils ne soient différents, par manière, etc. Ici Montaigne a un peu négligé la construction, aussi bien qu'en plusieurs autres endroits. C.

3 Hérodote dit bien, V, 7, que les rois de Thrace adoraient Mercure sur tout autre dieu; qu'ils ne juraient que par lui seul, et se croyaient descendus de lui: mais il ne dit point qu'ils méprisassent Mars, Bacchus et Diane, les seuls dieux de leurs sujets. C.

4 Montaigne revient à sa principale idée, que les rois et les grands ne sont différents des autres hommes que par les habits.

5 Parce qu'à ses doigts brillent enchâssées dans l'or les émeraudes les plus grandes et du vert le plus éclatant, parce qu'il est toujours paré de riches habits qu'il use dans de honteux plaisirs. LUCRÈCE, IV, 1123.

6 Le bonheur du sage est en lui-même; l'autre n'a qu'un bonheur superficiel. SÉNÈQUE, Epist. 115.

dise, l'irresolution, l'ambition, le despit et l'en vie l'agitent comme un aultre;

Non enim gazæ, neque consularis
Summovet lictor miseros tumultus
Mentis, et curas laqueata circum
Tecta volantes :

et le soing et la crainte le tiennent à la gorge au milieu de ses armees.

Re veraque metus hominum, curæque sequaces, Nec metuunt sonitus armorum, nec fera tela; Audacterque inter reges, rerumque potentes Versantur, neque fulgorem reverentur ab auro 2. La fiebvre, la migraine et la goutte l'espargnent elles non plus que nous? Quand la vieillesse luy sera sur les espaules, les archers de sa garde l'en deschargeront ils? quand la frayeur de la mort le transira, se rasseurera il par l'assistance des gentilshommes de sa chambre? quand il sera en ialousie et caprice, nos bonnettades 3 le remettront elles? Ce ciel de lict tout enflé d'or et de perles, n'a aulcune vertu à rappaiser les trenchees d'une verte cholique.

Nec calidæ citius decedunt corpore febres,
Textilibus si in picturis, ostroque rubenti

Iactaris, quam si plebeia in veste cubandum est 4.

Les flatteurs du grand Alexandre luy faisoient accroire qu'il estoit fils de Iupiter : un iour estant blecé, regardant escouler le sang de sa playe: << Eh bien! qu'en dictes vous? dict il; est ce pas icy un sang vermeil et purement humain? il n'est pas de la trempe de celuy que Homere faict escouler de la playe des dieux 5. » Hermodorus le poëte avoit faict des vers en l'honneur d'Antigonus, où il l'appelloit fils du soleil et luy, contraire : « Celuy, dict il, qui vuide ma chaize percee, sçait bien qu'il n'en est rien 6. » C'est un homme pour touts potages: et si de soy mesme c'est un homme mal nay, l'empire de l'univers ne le sçauroit rabiller.

Puellæ

Hunc rapiant; quidquid calcaverit hic, rosa fiat 7:

au

Les trésors entassés, les faisceaux consulaires, ne peuvent chasser les cruelles agitations de l'esprit, ni les soucis qui voltigent sous les lambris dorés. HOR. Od. II, 16, 9.

2 Les craintes et les soucis, inséparables de l'homme, ne s'effrayent point du fracas des armes; ils se présentent hardiment à la cour des rois, et, sans respect pour le trône, s'asseyent à leurs côtés. LUCRÈCE, II, 47.

3 Nos salutations à coups de bonnet. E. J.

4 La fièvre ne vous quittera pas plus tôt, si vous êtes étendu sur la pourpre, ou sur ces tapis tissus à si grands frais, que si vous êtes couché sur un lit plébéien. LUCRÈCE, II, 34. 5 PLUTARQUE, Apophthegmes, à l'article Alexandre. C

6 ID. ibid. à l'article Antigonus. C.

7 Que les jeunes filles se l'enlèvent, que partout les roses naissent sous ses pas. PERSE, Sat. II, 38.

quoy pour cela, si c'est une ame grossiere et
stupide? La volupté mesme et le bonheur ne se
perceoivent point sans vigueur et sans esprit.

Hæc perinde sunt, ut illius animus qui ea possidet:
Qui uti scit, ei bona; illi, qui non utitur recte, mala 1.

Les biens de la fortune, touts tels qu'ils sont,
encores faut il avoir le sentiment propre à les
savourer. C'est le iouyr, non le posseder, qui nous
rend heureux.

Non domus et fundus, non æris acervus et auri,
Ægroto domini deduxit corpore febres,
Non animo curas. Valeat possessor oportet,
Qui comportatis rebus bene cogitat uti:
Qui cupit, aut metuit, iuvat illum sic domus, aut res,
Ut lippum pictæ tabulæ, fomenta podagram 2.

il veoid que ce n'est que biffe et piperie. Ouy, à l'adventure, il sera de l'advis du roy Seleucus, a que qui sçauroit le poids d'un sceptre ne daigneroit l'amasser, quand il le trouveroit à terre2: » il le disoit pour les grandes et penibles charges qui touchent un bon roy. Certes, ce n'est pas peu de chose que d'avoir à reigler aultruy, puis qu'à

reigler nous mesmes il se presente tant de difficultez. Quant au commander, qui semble estre si doulx, considerant l'imbecillité du iugement humain, et la difficulté du chois ez choses nouvelles et doubteuses, ie suis fort de cet avis, qu'il est bien plus aysé et plus plaisant de suyvre que de guider; et que c'est un grand seiour d'esprit de n'avoir à tenir qu'une voie tracee, et à respondre que de soy :

Ut satius multo iam sit parere quietum,

Il est un sot, son goust est mousse et hebeté; il n'en iouït non plus qu'un morfondu de la doulceur du vin grec, ou qu'un cheval.de la richesse du Quam regere imperio res velle 3. harnois duquel on l'a paré tout ainsi, comme Ioinct que Cyrus disoit qu'il n'appartenoit de Platon dict3, que la santé, la beaulté, la force, commander, à homme qui ne vaille mieulx que les richesses, et tout ce qui s'appelle bien, est ceulx à qui il commande. Mais le roy Hieron, en egualement mal à l'iniuste, comme bien au iuste; Xenophon4, dict davantage, Qu'en la iouïssance et le mal, au rebours. Et puis, où le corps et des voluptez mesmes, ils sont de pire condition l'ame sont en mauvais estat, à quoy faire ces que les privez; d'autant que l'aysance et la facicommoditez externes? veu que la moindre pic-lité leur oste l'aigredoulce poincte que nous y queure d'esplingue, et passion de l'ame, est suffisante à nous oster le plaisir de la monarchie du monde. A la premiere strette 4 que lui donne la goutte, il a beau estre sire et maiesté,

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* Ces choses sont tout ce que leur possesseur les fait être;

des biens pour qui sait en user, des maux pour qui en fait un mauvais usage. TÉRENCE, Heautont. acte I, sc. 3, v. 21. 2 Cette maison superbe, ces terres immenses, ces tas d'or et d'argent, chassent-ils la fièvre et les soucis du maître? Pour jouir de ce qu'on possède, il faut être sain de corps et d'esprit. Pour quiconque est tourmenté de crainte ou de désir, toutes ces richesses sont comme des fomentations pour un goutteux, comme des tableaux pour des yeux qui ne peuvent souffrir la lumière. HOR. Epist. I, 2, 47.

3 Lois, II, p. 579. C.

4 C'est-à-dire étreinte. Strette vient de l'italien stretta, qui signifie la même chose. C.

70.

5 Tout couvert d'argent, tout brillant d'or. TIBULLE, I, 2,

6 Avez-vous l'estomac bon, la poitrine excellente? n'êtesvous point tourmenté de la goutte? les richesses des rois ne pourraient ajouter à votre bonheur. HOR. Epist. I, 2, 5.

trouvons.

Pinguis amor, nimiumque potens, in tædia nobis Vertitur, et, stomacho dulcis ut esca, nocet 5. Pensons nous que les enfants de chœur prennent grand plaisir à la musique? la satieté la leur rend plustost ennuyeuse. Les festins, les danses, les masquarades, les tournois, resiouïssent ceulx qui ne les veoyent pas souvent, et qui ont desiré de les veoir; mais à qui en faict ordinaire, le goust en devient fade et mal plaisant : ny les dames ne chatouillent celuy qui en iouït à cœur saoul : qui ne se donne loisir d'avoir soif, ne sçauroit pren. dre plaisir à boire : les farces des batteleurs nous resiouïssent; mais aux ioueurs elles servent de corvee. Et qu'il soit ainsi, ce sont delices aux princes, c'est leur feste, de se pouvoir quelquesfois travestir et desmettre à la façon de vivre basse et populaire :

1 Trompeuse apparence. Ce mot, qui vient sans doute de l'italien beffa, niche, moquerie, veut dire proprement une pierre fausse, selon Nicot. C.

2 PLUTARQUE, Si l'homme sage doibt se mesler des affaires d'estat, c. 12. C.

3 Il vaut bien mieux obéir tranquillement que de prendre le fardeau des affaires publiques. LUCRÈCE, V, 1126.

4 Dans le traité intitulé Hiéron, ou de la Condition des rois. C.

5 L'amour déplaît, s'il est trop bien traité; c'est un allment agréable dont l'excès devient nuisible. OVIDE, Amor. 'II, 19, 25.

Plerumque gratæ principibus vices,
Mundæque parvo sub lare pauperum
Cœnæ, sine aulæis et ostro,
Sollicitam explicuere frontem 1.

Il n'est rien si empeschant, si desgousté, que l'a-
bondance. Quel appetit ne se rebuteroit à veoir
trois cents femmes à sa mercy, comme les a le
Grand Seigneur en son serrail? Et quel appetit
et visage de chasse s'estoit reservé celuy de ses
ancestres, qui n'alloit iamais aux champs à moins
de sept mille faulconniers? Et oultre cela, ie croy
que ce lustre de grandeur apporte non legieres
incommoditez à la iouïssance des plaisirs plus
doulx;
ils sont trop esclairez et trop en bute: et
ie ne sçay comment on requiert plus d'eulx de
cacher et couvrir leur faulte; car ce qui est à nous
indiscretion, à eulx le peuple iuge que ce soit
tyrannie, mespris et desdaing des loix : et oultre
l'inclination au vice, il semble qu'ils adioustent
encores le plaisir de gourmander et soubmettre à
leurs pieds les observances publicques. De vray,
Platon, en son Gorgias, definit tyran celuy qui
a licence en une cité de faire tout ce qui luy plaist:
et souvent, à cette cause, la monstre et publication
de leur vice blece plus que le vice mesme3. Chas-
cun craint à estre espié et contreroollé : ils le sont
iusques à leurs contenances et à leurs pensees, tout
le peuple estimant avoir droict et interest d'en iu-
ger; oultre ce que les taches s'aggrandissent selon
l'eminence et clarté du lieu où elles sont assises, et
qu'un seing et une verrue au front paroissent plus
que ne faict ailleurs une balafre. Voilà pourquoy
les poëtes feignent les amours de Iupiter conduictes
soubs aultre visage que le sien; et de tant de prac-
tiques amoureuses qu'ils luy attribuent, il n'en est
qu'une seule, ce me semble, où il se treuve en
sa grandeur et maiesté.

Mais revenons à Hieron : il recite aussi combien il sent d'incommoditez en sa royauté, pour ne pouvoir aller et voyager en liberté, estant comme prisonnier dans les limites de son païs;

et qu'en toutes ses actions il se treuve enve-
à veoir
loppé d'une fascheuse presse. De vray,
es nostres touts seuls à table, assiegez de tant
de parleurs et regardants incogneus, i'en ay eu
souvent plus de pitié que d'envie. Le roy Al-
phonse disoit que les asnes estoient en cela de
meilleure condition que les roys; leurs maistres

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les laissent paistre à leur ayse : là où les roys
ne peuvent pas obtenir cela de leurs servi
teurs. Et ne m'est iamais tumbé en fantasie que
ce feust quelque notable commodité, à la vie
d'un homme d'entendement, d'avoir une ving-
taine de contreroolleurs à sa chaize percee
ny que les services d'un homme qui a dix mille
livres de rente, ou qui a prins Casal ou deffend's
Siene, luy soient plus commodes et accepta-
bles que d'un bon valet et bien experimenté.
Les advantages principesques sont quasi advan-
tages imaginaires; chasque degré de fortune a
quelque image de principaulté; Cesar appelle
roytelets touts les seigneurs ayants iustice en
France de son temps 1. De vray, sauf le nom de
sire, on va bien avant avecques nos roys. Et
veoyez, aux provinces esloingnees de la court,
nommons Bretaigne pour exemple, le train, les
subiects, les officiers, les occupations, le service
et cerimonie d'un seigneur retiré et casanier,
nourry entre ses valets; et veoyez aussi le vol de
son imagination : il n'est rien plus royal. Il oye
parler de son maistre une fois l'an, comme du
roi de Perse, et ne le recognoist que par quelque
vieux cousinage que son secretaire tient en re-
gistre. A la verité, nos loix sont libres assez; et
le poids de la souveraineté ne touche un gentil-
homme françois à peine deux fois en sa vie. La
subiection essentielle et effectuelle ne regarde,
d'entre nous, que ceulx qui s'y convient, et qui
ayment à s'honnorer et enrichir par tel service
car qui se veult tapir en son foyer, et sçait con-
duire sa maison sans querelle et sans procez, il est
aussi libre que le duc de Venise. Paucos ser-
vitus, plures servitutem tenent2.

Mais sur tout Hieron faict cas dequoy il se
veoid privé de toute amitié et societé mutuelle,
en laquelle consiste le plus parfaict et doulx
fruict de la vie humaine. Car quel tesmoignage
d'affection et de bonne volonté puis ie tirer de
celuy qui me doibt, vueille il ou non,
qu'il peult? Puis ie faire estat de son humble
parler et courtoise reverence, veu qu'il n'est pas

tout ce

* Comme César ne dit rien de semblable des Gaulois, Coste a prétendu, d'après Barbeyrac, que Montaigne, par une inadvertance qu'il a commise encore ailleurs, liv. II, c. 8, avait rapporté ici aux Gaulois ce que César a dit des Germains (de Bell. gall. VI, 23): In pace nullus communis est magistra tus; sed principes regionum atque pagorum inter suos jus dicunt, controversiasque minuunt. Il est possible aussi que Montaigne fasse allusion à ce passage que Cicéron ( Ep. fam. VII, 5) nous a conservé d'une lettre de César : M. Orfium, quem mihi commendas, vel regem Galliæ faciam, vel hunc Leptæ delega. J. V. L.

2 Peu d'hommes sont enchainés à la servitude, un grand nombre s'y enchainent. SÉNÈQUE, Epist. 22.

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Maximum hoc regni bonum est,
Quod facta domini cogitur populus sui
Quam ferre, tam laudare 1.

Veoy ie pas que le meschant, le bon roy, celuy qu'on hait, celuy qu'on aime, autant en a l'un que l'aultre? De mesmes apparences, de mesme cerimonie estoit servy mon predecesseur, et le zera mon successeur. Si mes subiects ne m'offensent pas, ce n'est tesmoignage d'aulcune bonne affection pourquoy le prendroy ie en cette part là, puisqu'ils ne pourroient quand ils vouldroient? Nul ne me suit pour l'amitié qui soit entre luy et moy; car il ne s'y sçauroit coudre amitié où il y a si peu de relation et de correspondance ma haulteur m'a mis hors du commerce des hommes; il y a trop de disparité et de disproportion. Ils me suyvent par contenance et par coustume, ou, plustost que moy, ma fortune, pour en accroistre la leur. Tout ce qu'ils me dient et font, ce n'est que fard, leur liberté estant bridee de toutes parts par la grande puissance que i'ay sur eulx ie ne veoy rien autour de moy que couvert et masqué.

Ses courtisans louoient un iour Iulian l'empereur de faire bonne iustice : « Ie m'enorgueilliroy volontiers, dict il, de ces louanges, si elles venoient de personnes qui osassent accuser ou meslouer mes actions contraires, quand elles y seroient 2. » Toutes les vrayes commoditez qu'ont les princes leur sont communes avecques les hommes de moyenne fortune (c'est à faire aux dieux de monter des chevaulx aislez, et se paistre d'ambrosie ) : ils n'ont point d'aultre sommeil et d'aultre appetit que le nostre; leur acier n'est pas de meilleure trempe que celuy dequoy nous nous armons; leur couronne ne les couvre ny du soleil ny de la pluie.

Diocletian, qui en portoit une si reveree et si fortunee, la resigna, pour se retirer au plaisir d'une vie privee; et quelque temps aprez, la necessité des affaires publicques requerant qu'il reveinst en prendre la charge, il respondit à ceulx qui l'en prioient : « Vous n'entreprendriez pas de me persuader cela, si vous aviez veu le

Le plus grand avantage de la royauté, c'est que les peuples sont obligés non-seulement de souffrir, mais de louer les actions de leurs maîtres. SÉNÈQUE, Thyest. acte II, sc. I, v. 30.

2 AMMIEN MARCELLIN, XXII. 10 C

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A l'advis d'Anacharsis 2, le plus heureux estat d'une police seroit où, toutes aultres choses estants eguales, la precedence se mesureroit à la vertu, et le rebut au vice.

Et

Quand le roy Pyrrhus entreprenoit de passer en Italie, Cineas-, son sage conseiller, luy voulant faire sentir la vanité de son ambition : « Eh bien! sire, luy demanda il, à quelle fin dressez vous cette grande entreprinse? - Pour me faire maistre de l'Italie, » respondit il soubdain. « Et puis, suyvit Cineas, cela faict? — Ie passeray, dict l'aultre, en Gaule et en Espaigne. aprez? - Ie m'en iray subiuguer l'Afrique; et enfin, quand i'auray mis le monde en ma subiection, ie me reposeray, et vivray content et à mon ayse. Pour Dieu, sire, rechargea lors Cineas, dictes-moy à quoy il tient que vous ne soyez dez à present, si vous voulez, en cet estat ? pourquoy ne vous logez vous dez cette heure où vous dictes aspirer, et vous espargnez tant de travail et de hazard, que vous iectez entre deux 3? »

Nimirum, quia non bene norat, quæ esset habendi
Finis, et omnino quoad crescat vera voluptas 4.

Ie m'en vais clorre ce pas par un verset ancien que ie treuve singulierement beau à ce propos : Mores cuique sui fingunt fortunam 5.

CHAPITRE XLIII.

Des loix sumptuaires.

La façon dequoy nos loix essayent à reigler les folles et vaines despenses des tables et vestements, semble estre contraire à sa fin. Le vray moyen, ce seroit d'engendrer aux hommes le mespris de l'or et de la soye, comme de choses vaines et inutiles; et nous leur augmentons l'honneur et le prix, qui est une bien inepte façon pour en desgouster les hommes. Car dire ainsi, qu'il n'y aura que les princes qui mangent du turbot, et qui puissent porter du velours et de la tresse d'or, et l'interdire au peuple, qu'est ce aultre chose que mettre en I AURÉL. VICTOR, à l'article Dioclétien. C.

2 PLUTARQUE, Banquet des sept sages, c. 13. C.

3 ID. Vie de Pyrrhus, c. 7. On connait l'imitation de Boileau, dans sa première Épitre.

4 C'est qu'il ne connaissait pas les bornes qu'on doit mettre à ses désirs; c'est qu'il ignorait jusqu'où va le plaisir véritable. LUCRÈCE, V, 1431.

5 Chacun se fait à soi-même sa destinée. CORN. NÉP. Vie d'Atticus, c. II.

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