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leurs maisons, parmy leurs cognoissants, pour suyvre l'horreur des deserts inhabitables; et qui se sont iectez à l'abiection, vilité et mespris du monde, et s'y sont pleus iusques à l'affectation! Le cardinal Borromee ', qui mourut dernierement à Milan; au milieu de la desbauche à quoy le convioit et sa noblesse, et ses grandes richesses, et l'air de l'Italie, et sa ieunesse, se mainteint en une forme de vie si austere, que la mesme robbe qui luy servoit en esté luy servoit en hyver; n'avoit pour son coucher que la paille; et les heures qui luy restoient des occupations de sa charge, il les passoit estudiant continue!lement, planté sur ses genouils, ayant un peu d'eau et de pain à costé de son livre, qui estoit toute la provision de ses repas, et tout le temps qu'il y employoit.

I'en sçay qui, à leur escient, ont tiré et proufit et advancement du cocuage, dequoy le seul nom effroye tant de gents.

Si la veue n'est le plus necessaire de nos sens, il est au moins le plus plaisant mais les plus plaisants et utiles de nos membres semblent estre ceulx qui servent à nous engendrer; toutesfois assez de gens les ont prins en haine mortelle, pour cela seulement qu'ils estoient trop aymables, et les ont reiectez à cause de leur prix autant en opina des yeulx celuy qui se les creva. La plus commune et plus saine part des hommes tient à grand heur l'abondance des enfants; moy et quelques aultres à pareil heur le default: et quand on demande à Thales pourquoy il ne se marie point, il respond, «< qu'il n'ayme point à laisser lignee de soy 2.

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Que nostre opinion donne prix aux choses, il se veoid par celles en grand nombre ausquelles nous ne regardons pas seulement pour les estimer, ains à nous; et ne considerons ny leurs qualitez ny leurs utilitez, mais seulement nostre coust à les recouvrer, comme si c'estoit quelque piece de leur substance; et appellons valeur en elles, non ce qu'elles apportent, mais ce que nous y apportons. Sur quoy ie m'advise que nous sommes grands mesnagiers de nostre mise: selon qu'elle poise, elle sert, de ce mesme qu'elle poise. Nostre opinion ne la laisse iamais courir à fauls fret 3 : l'achapt donne tiltre

1 Archevêque de Milan, honoré par l'Église sous le nom de S. Charles, né en 1538, mort en 1584. Ses ouvrages ont été recueillis en 5 vol. in-fol. Milan, 1747. J. V. L.

2 DIOGÈNE LAERCE, I, 26. Le texte grec présente un double sens. C.

3 C'est-à-dire, ne laisse jamais courir notre mise (le prix

au diamant; et la difficulté, à la vertu; et la douleur, à la devotion; et l'aspreté, à la medecine. Tel', pour arriver à la pauvreté, iecta ses escus en cette mesme mer, que tant d'aultres fouillent de toutes parts, pour y pescher des richesses. Epicurus dict 2, « que l'estre riche n'est pas soulagement, mais changement d'affaires. » De vray, ce n'est pas la disette, c'est plustost l'abondance qui produict l'avarice. Ie veulx dire mon experience autour de ce subiect.

l'ai vescu en trois sortes de conditions depuis estre sorty de l'enfance. Le premier temps, qui a duré prez de vingt annees, ie le passay n'ayant aultres moyens que fortuits, et dependant de l'ordonnance et secours d'aultruy, sans estat certain et sans prescription. Ma despense se faisoit d'autant plus alaigrement et avecques moins de soing, qu'elle estoit toute en la temerité de la fortune. Ie ne feus iamais mieulx. Il ne m'est oncques advenu de trouver la bourse de mes amis close; m'estant enioinct, au delà de toute aultre necessité, la necessité de ne faillir au terme que i'avoy prins à m'acquit ter, lequel ils m'ont mille fois alongé, voyant l'effort que ie me faisoy pour leur satisfaire : en maniere que i'en rendoy ma loyauté mesnagiere, et aulcunement piperesse 3. Ie sens naturellement quelque volupté à payer; comme si ie deschargeoy mes espaules d'un ennuyeux poids et de cette image de servitude: aussi qu'il y a quelque contentement qui me chatouille à faire une action iuste et contenter aultruy. l'excepte les payements où il fault venir à marchander et compter; car si ie ne treuve à qui en commettre la charge, ie les esloingne honteusement et iniurieusement, tant que ie puis, de peur de cette altercation, à laquelle et mon humeur et ma forme de parler est du tout incompatible. Il n'est rien que je haïsse comme à marchander : c'est un pur commerce de trichoterie et d'impudence; aprez une heure de debat et de barguignage, l'un et l'aultre abbandonne sa parole et ses serments pour cinq sous d'aque nous mettons aux choses) comme une simple non valeur. Le fret est le louage d'un navire pour transporter des marchandises d'un port à un autre. A fauls fret signifie ici d'après une trop faible appréciation. C.

I Aristippe, dans DIOCÈNE LAERCE, II, 77, et dans HORACE, Sat. II, 3, 100. J. V. L.

2 Dans SÉNÈQUE, Epist. 17. C.

3 De manière que par loyauté je devenais économe, et inspirais ainsi plus de confiance a mes créanciers. Coste approuve avec raison la traduction anglaise de Ch. Cotton: So that I practised at once a thrifty and withal a kind of alluring honesty. J. V. L.

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mendement. Et si empruntois avec desadvan- | de la recepte; faber est suæ quisque fortuna tage car n'ayant point le cœur de requerir en et me semble plus miserable un riche mal aysé, presence, i'en renvoyoy le hasard sur le papier, necessiteux, affaireux, que celuy qui est simqui ne faict gueres d'effort, et qui preste gran- plement pauvre. In divitiis inopes, quod genus dement la main au refuser. Ie me remettoy de egestalis gravissimum est. Les plus grands la conduicte de mon besoing plus gayement aux princes et plus riches sont, par pauvreté et diastres et plus librement, que ie n'ay faict depuis sette, poulsez ordinairement à l'extreme necesà ma providence et à mon sens. La pluspart des sité; car en est il de plus extreme que d'en demesnagiers estiment horrible de vivre ainsin en venir tyrans et iniustes usurpateurs des biens de incertitude, et ne s'advisent pas, premierement, leurs subiects? que la pluspart du monde vit ainsi : combien d'honnestes hommes ont reiecté tout leur certain à l'abbandon, et le font touts les iours, pour chercher le vent de la faveur des roys et de la fortune! Cesar s'endebta d'un million d'or, oultre son vaillant, pour devenir Cesar et combien de marchands commencent leur traficque par la vente de leur metairie, qu'ils envoyent aux Indes,

Tot per impotentia freta *!

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En une si grande siccité de devotion, nous avons mille et mille colleges qui la passent commodement, attendants tous les iours de la liberalité du ciel ce qu'il fault à eulx disner. Secondement, ils ne s'advisent pas que cette certitude, sur laquelle ils se fondent, n'est gueres moins incertaine et hazardeuse que le hazard mesme. Ie veoy d'aussi prez la misere au delà de deux mille escus de rente, que si elle estoit tout contre moy: car oultre ce que le sort a dequoy ouvrir cent bresches à la pauvreté au travers de nos richesses, n'y ayant souvent nul moyen entre la supreme et infime fortune,

Fortuna vitrea est: tum, quum splendet, frangitur 3, et envoyer cul sur poincte 4 toutes nos deffenses et levees, ie treuve que, par diverses causes, l'indigence se veoid autant ordinairement logee chez ceulx qui ont des biens, que chez ceulx qui n'en ont point; et qu'à l'adventure est elle aulcunement moins incommode, quand elle est seule, que quand elle se rencontre en compaignie des richesses. Elles viennent plus de l'ordre que

A travers tant de mers orageuses. CATULLE, IV, 18. 2 Congrégations, couvents, qui passent la vie, etc. 3 Ex Mim. P. Syri. Godeau, évêque de Grasse, a traduit ainsi ce vers :

Et comme elle a l'éclat du verre,

Elle en a la fragilité.

Corneille a transporté cette traduction dans Polyeucte.
4 Renverser, bouleverser toutes nos défenses et levées. On
trouve dans le dictionnaire de Cotgrave, cul sur poincte, cul
sur teste, deux expressions synonymes rendues par cette ex-
pression anglaise topsy-turvy, laquelle répond exactement à
notre sens dessus dessous. C.

Ma seconde forme, ç'a esté d'avoir de l'argent: à quoy m'estant prins, i'en feis bientost des reserves notables, selon ma condition; n'estimant pas que ce feust avoir, sinon autant qu'on possede oultre sa despense ordinaire, ny qu'on se puisse fier du bien qui est encores en esperance de recepte, pour claire qu'elle soit. Car, quoy! disoy ie, si i̇'estoy surprins d'un tel ou d'un tel accident? Et à la suitte de ces vaines et vicieuses imaginations, i'alloy faisant l'ingenieux à pourveoir par cette superflue reserve, à touts inconvenients et sçavois encores respondre, à celuy qui m'alleguoit que le nombre des inconvenients c'estoit à aulcuns et plusieurs. » Cela ne se passoit estoit trop infiny, « que si ce n'estoit à touts, pas sans penible solicitude: i'en faisois un secret; de mon argent qu'en mensonge, comme font les et moy, qui ose tant dire de moy, ne parloy aultres qui s'appauvrissent riches, s'enrichissent pauvres, et dispensent leur conscience de iamais tesmoigner sincerement de ce qu'ils ont : ridicule et honteuse prudence! Alloy ie en voyage? il ne me sembloit estre iamais suffisamment pourveu; et plus ie m'estoy chargé de monnoye, plus aussi ie m'estoy chargé de crainte; tantost de la seureté des chemins, tantost de la fidelité de ceulx qui conduisoient mon bagage, duquel, comme d'aultres que ie cognoy, ie ne m'asseu、 roy iamais assez si ie ne l'avoy devant mes yeulx. Laissoy ie ma boiste chez moy? combien de souspeçons et pensements espineux, et qui pis est, incommunicables! i'avoy tousiours l'esprit de ce costé. Tout compté, il y a plus de peine à garder l'argent qu'à l'acquerir. Si ie n'en faisoy du tout tant que i'en dis, au moins il me coustoit à m'empescher de le faire. De commodité, i'en tiroy peu ou rien pour avoir plus de moyens de despense, elle ne m'en poisoit pas moins; car, comme disoit Bion 3 : « Autant se Chacun est l'artisan de sa fortune. SALLUSTE, de Rep. ordin. I, I.

2 L'indigence au sein des richesses est la plus à plaindre. SÉNÈQUE, Epist. 74.

3 SÉNÈQUE, de Tranquillitate animi, c. 8. C.

fasche le chevelu comme le chauve, qu'on luy arrache le poil: » et depuis que vous estes accoustumé et avez planté vostre fantasie sur certain monceau, il n'est plus à vostre service; vous n'oseriez l'escorner; c'est un bastiment qui, comme il vous semble, croulera tout, si vous y touchez; il fault que la necessité vous prenne à la gorge pour l'entamer : et auparavant i'engageoy mes hardes et vendois un cheval avecques bien moins de contraincte et moins envy', que lors ie ne faisoy bresche à cette bourse favorie que ie tenois à part. Mais le dangier estoit que mal ayseement peult on establir bornes certaines à ce desir (elles sont difficiles à trouver ez choses qu'on croit bonnes), et arrester un poinct à l'espargne : on va tousiours grossissant cet amas, et l'augmentant d'un nombre à aultre, iusques à se priver vilainement de la iouïssance de ses propres biens, et l'establir toute en la garde, et n'en user point. Selon cette espece d'usage, ce sont les plus riches gents du monde ceulx qui ont charge de la garde des portes et murs d'une bonne ville. Tout homme pecunieux est avaricieux, à mon gré. Platon renge ainsi les biens corporels ou humains : la santé, la beaulté, la force, la richesse : et la richesse, dict il, n'est pas aveugle, mais tres clairvoyante, quand elle est illuminee par la prudence. Dionysius le fils 3 eut bonne grace on l'advertit que l'un de ses Syracusains avoit caché dans terre un thresor; il luy manda de le luy apporter; ce qu'il feit, s'en reservant à la desrobbee quelque partie, avecques laquelle il s'en alla en une aultre ville, ou ayant perdu cet appetit de thesauriser, il se meit à vivre plus liberalement ce qu'entendant, Dionysius lui feit rendre le demourant de son thresor, disant que puis qu'il avoit apprins à en sçavoir user, il le luy rendoit volontiers.

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le feus quelques annees en ce poinct ie ne sçay quel bon daimon m'en iecta hors tres utilement, comme le Syracusain, et m'envoya toute cette conserve à l'abbandon; le plaisir de certain voyage de grande despense 4 ayant mis au pied cette sotte imagination : par où ie suis retumbé à une tierce sorte de vie (ie dis ce que i'en sens), certes plus plaisante beaucoup, et plus reiglee; c'est que ie fois courir ma despense quand

1 C'est-à-dire et moins à contre-cœur, minus invitus. C. 2 Lois, I, p. 631. C.

3 Ou Denys le père, selon Plutarque, dans les Apophthegmes. C.

4 Il s'agit probablement du voyage d'Italie, en 1580 et 81. J. V. L..

MONTAIGNE.

| et quand ma recepte; tantost l'une devance, tantost l'aultre, mais c'est de peu qu'elles s'abbandonnent. Ie vis du iour à la iournee, et me contente d'avoir dequoy suffire aux besoings presents et ordinaires aux extraordinaires, toutes les provisions du monde n'y sçauroient suffire. Et est folie de s'attendre que fortune elle mesme nous arme iamais suffisamment contre soy : c'est de nos armes qu'il la fault combattre; les fortuites nous trahiront au bon du faict. Si i'amasse, ce n'est que pour l'esperance de quelque voysine emploite; non pour achepter des terres dequoy ie n'ay que faire, mais pour achepter du plaisir. Non esse cupidum, pecunia est; non esse emacem, vectigal est1. Ie n'ay ny gueres peur que bien me faille, ny nul desir qu'il augmente: divitiarum fructus est in copia; copiam declarat satietas 2: et me gratifie singulierement que cette correction me soit arrivee en un aage naturellement enclin à l'avarice, et que ie me veoye desfaict de cette folie si commune aux vieux, et la plus ridicule de toutes les humaines folies.

Feraulez, qui avoit passé par les deux fortunes, et trouvé que l'accroist de chevance n'estoit pas accroist d'appetit au boire, manger, dormir, et embrasser sa femme; et qui, d'aultre part, sentoit poiser sur ses espaules l'importunité de l'œconomie, ainsi qu'elle faict à moy, delibera de contenter un ieune homme pauvre, son fidele amy, abboyant aprez les richesses; e luy feit present de toutes les siennes, grandes et excessifves, et de celles encores qu'il estoit en train d'accumuler touts les iours par la liberalité de Cyrus son bon maistre, et par la guerre; moyennant qu'il prinst la charge de l'entretenir et nourrir honnestement comme son hoste et son amy. Ils vescurent ainsi depuis tres heureusement, et egualement contents du changement de leur condition 3.

Voylà un tour que l'imiteroy de grand courage et loue grandement la fortune d'un vieil prelat que ie veoy s'estre si purement desmis de sa bourse, de sa recepte et de sa mise, tantost à un serviteur choisy, tantost à un aultre, qu'il a coulé un long espace d'annees, autant ignorant cette sorte d'affaires de son mesnage comme un estrangier. La fiance de la bonté

C'est être riche que de n'être pas avide de richesses; c'est un revenu que de n'avoir pas la passion d'acheter. Cic. Paradox. VI, 3.

2 Le fruit des richesses est dans l'abondance; et la preuve de l'abondance, c'est le contentement. ID. ibid. 2. 3 XENOPHON, Cyropédie, VIII, 6. C.

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au moins qu'il la prenne lenitive pour le soulager. Opinio est quædam effeminata ac levis, nec in dolore magis, quam eadem in voluptate : qua quum liquescimus, fluimusque mollitia, apis aculeum sine clamore ferre non possumus...... Totum in eo est, ut tibi imperes1. Au demourant, on n'eschappe pas à la philosophie, pour faire valoir oultre mesure l'aspreté des douleurs et l'humaine foiblesse; car on la contrainct de se reiecter à ces invincibles repliques : « S'il est mauvais de vivre en necessité, au moins de vivre en necessité il n'est aulcune necessité2 : » « Nul n'est mal long temps qu'à sa faulte. » Qui n'a le cœur de souffrir ny la mort ny la vie, qui ne veult ny resister ny fuyr, que luy feroit-on? CHAPITRE XLI.

De ne communiquer sa gloire.

d'aultruy est un non legier tesmoignage de la bonté propre; partant la favorise Dieu volontiers. Et pour son regard, ie ne veoy point d'ordre de maison ny plus dignement ny plus constamment conduict que le sien. Heureux qui aye reiglé à si iuste mesure son besoing, que ses richesses y puissent suffire sans son soing et empeschement, et sans que leur dispensation ou assemblage interrompe d'aultres occupations qu'il suit, plus convenables, plus tranquilles, et selon son cœur! L'aysance donc et l'indigence dependent de l'opinion d'un chascun; et non plus la richesse que la gloire, que la santé, n'ont qu'autant de beaulté et de plaisir que leur en preste celuy qui les possede. Chascun est bien ou mal, selon qu'il s'en treuve : non de qui on le croid, mais qui le croid de soy, est content; et en cela seul la creance se donne essence et verité. La fortune ne nous faict ny bien ny mal; elle nous en offre seulement la matiere et la semence : laquelle nostre ame, plus puissante qu'elle, tourne et applique comme il luy plaist; seule cause et maistresse de sa condition heureuse ou malheureuse. Les accessions externes prennent saveur et couleur de l'interne constitution: comme les accous-tiaux, pour suyvre cette vaine image et cette simtrements nous eschauffent, non de leur chaleur, ple voix qui n'a ny corps ny prinse : mais de la nostre, laquelle ils sont propres à couver et nourrir; qui en abrieroit un corps froid, il en tireroit mesme service pour la froideur : ainsi se conserve la neige et la glace. Certes, tout en la maniere qu'à un faineant l'estude sert de torment; à un yvrongne, l'abstinence du vin; la frugalité est supplice au luxurieux; et l'exercice, gehenne à un homme delicat et oysif: ainsin est il du reste. Les choses ne sont pas si douloureuses ny difficiles d'elles mesmes; mais nostre foiblesse et lascheté les faict telles. Pour iuger des choses grandes et haultes, il fault une ame de mesme; aultrement nous leur attribuons le vice qui est le nostre un aviron droict semble courbe en l'eau; il n'importe pas seulement qu'on veoye la chose, mais comment on la veoid *.

Or sus, pourquoy, de tant de discours qui persuadent diversement les hommes de mespriser la mort et de porter la douleur, n'en trouvons nous quelqu'un qui face pour nous ? et de tant d'especes d'imaginations qui l'ont persuadé à aultruy, que chascun n'en applique il à soy une le plus selon son humeur? S'il ne peult digerer la drogue forte et abstersive pour desraciner le mal,

1 Depuis ces mots, Certes, tout en la maniere, etc. Montaigne traduit SÉNÈQUE, Epist. 81. C

De toutes les resveries du monde, la plus receue et plus universelle est le soing de la reputation et de la gloire, que nous espousons iusques à quitter les richesses, le repos, la vie et la santé, qui sont biens effectuels et substan

La fama, ch' invaghisce a un dolce suono
Voi superbi mortali, e par sì bella,

È un' eco, un sogno, anzi del sogno un' ombra
Ch' ad ogni vento si dilegua et sgombra 3;

et des humeurs desraisonnables des hommes,
il semble que les philosophes mesmes se desfa-
cent plus tard et plus envy de cette cy que de
nulle aultre 4 : c'est la plus revesche et opinias-
tre; quia etiam bene proficientes animos tentare
non cessat 5. Il n'en est gueres de laquelle la rai-
son accuse si clairement la vanité; mais elle a ses
racines si vifves en nous, que ie ne sçay si ia-
mais aulcun s'en est peu nettement descharger.
Aprez que vous avez tout dict et tout creu pour
la desadvouer, elle produict contre vostre dis-
cours une inclination si intestine, que vous avez

Par la douleur, comme par le plaisir, nos ames s'amollis sent; elles n'ont plus rien de måle ni de solide, et une pi qûre d'abeille nous arrache des cris... Tout consiste à savoir se commander. Cic. Tusc. quæst. II, 22.

2 SÉNÈQUE, Epist. 12. J. V. L.

3 La renommée, qui, par la douceur de sa voix, enchante les superbes mortels, et paraît si ravissante, n'est qu'un écho, un songe, ou plutôt l'ombre d'un songe qui se dissipe et s'évanouit en un moment. Tasso, Gerus. cant. XIV, st 63.

4 Cette idée parait empruntee ae TACITE, Hist. IV, 6: Etiam sapientibus cupido gloriæ novissima exuitur. C 5 Parce qu'elle ne cesse de tenter ceux mêmes qui ont fait des progrès dans la vertu. S. AUGUST. de Civit. Dei, V, I

14.

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peu que tenir à l'encontre car, comme dict Cicero', ceulx mesmes qui la combattent, encores veulent ils que les livres qu'ils en escrivent portent au front leur nom, et se veulent rendre glorieux de ce qu'ils ont mesprisé la gloire. Toutes aultres choses tumbent en commerce : nous prestons nos biens et nos vies au besoing de nos amis; mais de communiquer son honneur, et d'estrener aultruy de sa gloire, il ne se veoid gueres.

Catulus Luctatius, en la guerre contre les Cimbres, ayant faict touts ses efforts pour arrester ses soldats qui fuyoient devant les ennemis, se meit luy mesme entre les fuyards, et contrefeit le couard, à fin qu'ils semblassent plustost suyvre leur capitaine que fuyr l'ennemy3: c'estoit abbandonner sa reputation pour couvrir la honte d'aultruy. Quand Charles cinquiesme passa en Provence l'an mil cinq cents trente sept, on tient que Antoine de Leve veoyant l'empereur resolu de ce voyage, et l'estimant luy estre merveilleusement glorieux, opinoit toutesfois le contraire et le desconseilloit, à cette fin que toute la gloire et honneur de ce conseil en feust attribué à son maistre, qu'il feust dict son bon advis et sa prevoyance avoir esté telle, que contre l'opinion de touts, il eust mis à fin une si belle entreprinse : qui estoit l'honnorer à ses despens. Les ambassadeurs thraciens consolants Archileonide, mere de Brasidas, de la mort de son fils, et le hault louants iusques à dire qu'il n'avoit point laissé son pareil, elle refusa cette louange privee et particuliere, pour la rendre au publicque. «< Ne me dictes pas cela, feit elle; ie sçay que la ville de Sparte a plusieurs citoyens plus grands et plus vaillants qu'il n'estoit 5. » En la battaille de Crecy 6, le prince de Galles, encores fort ieune, avoit l'avantgarde à conduire; le principal effort de la rencontre feut en cet endroict: les seigneurs qui l'accompagnoient se trouvants en dur party d'armes, manderent au roy Edouard de s'approcher pour les secourir Il s'enquit de l'estat de son fils; et luy ayant esté respondu qu'il estoit vivant et à cheval : « Ie lui fe

C'est-à-dire, que vous avez peu de moyens de tenir à l'en

contre. E. J.

2 Dans le plaidoyer pour Archias, c. II; pensée reproduite aussi par Pascal. J. V. L.

3 PLUTARQUE, Vie de Marius, c. 8. C.

4 Voyez GUILLAUME DU BELLAY, f° 290; et BRANTÔME, Vies des hommes illustres, à l'article Antoine de Lève, t. I, p. 138. C.

5 PLUTARQUE, Apophthegmes des Lacédémoniens, à l'article Brasidas. C.

6 Donnée en 1346. Voyez FROISSART, vol. I, c. 30. C.

roy, dict il, tort de luy aller maintenant desrobber l'honneur de la victoire de ce combat, qu'il a si long temps soustenu; quelque hazard qu'il y ayt, elle sera toute sienne; » et n'y voulut aller ny envoyer, sçachant, s'il y feust allé, qu'on eust dict que tout estoit perdu sans son secours, et qu'on luy eust attribué l'advantage de cet exploict. Semper enim quod postremum adiectum est, id rem totam videtur traxisse 1. Plusieurs estimoient à Rome, et se disoit communement, que les principaulx beaux faicts de Scipion estoient en partie deus à Laelius, qui toutesfois alla tousiours promouvant et secondant la grandeur et gloire de Scipion, sans aulcun soing de la sienne. Et Theopompus, roy de Sparte, à celuy qui luy disoit que la chose publicque demeuroit sur ses pieds pour autant qu'il sçavoit bien commander: « C'est plustost, dict il, parce que le peuple sçait bien obeïr 3. »

Comme les femmes qui succedoient aux pairies avoient, nonobstant leur sexe, droict d'assister et opiner aux causes qui appartiennent à la iurisdiction des pairs aussi les pairs ecclesiastiques, nonobstant leur profession, estoient tenus d'assister nos roys en leurs guerres, non seulement de leurs amis et serviteurs, mais de leur personne. Aussi l'evesque de Beauvais se trouvant avecques Philippe Auguste en la battaille de Bouvines 4, participoit bien fort courageusement à l'effect; mais il luy sembloit ne debvoir toucher au fruict et gloire de cet exercice sanglant et violent. Il mena de sa main plusieurs des ennemis à raison, ce iour là; et les donnoit au premier gentilhomme qu'il trouvoit, à

esgosiller ou prendre prisonniers, luy en resignant toute l'execution: et le feit ainsi de Guillaume, comte de Salsberi, à messire Iehan de Nesle. D'une pareille subtilité de conscience à cette aultre 5, il vouloit bien assommer, mais non pas blecer, et pourtant ne combattoit que de masse. Quelqu'un, en mes iours, estant reproché par le roy d'avoir mis les mains sur un presbtre, le nioit fort et ferme : c'estoit qu'il l'avoit battu et foulé aux pieds.

Car ceux qui arrivent les derniers au combat semblent seuls avoir décidé la victoire. TITE-LIVE, XXVII, 45.

2 PLUTARQUE, Instruction pour coulx qui manient affaires d'estat, c. 7. C.

3 ID. Apophthegmes des Lacédémoniens, à l'article Théopompus. C.

4 Donnée en 1214, entre Lille et Tournay.

5 C'est-à-dire, par une subtilité de conscience pareille à cette autre dont je viens de parler, cet évéque voulait bien assom mer, etc. Voyez MÉZERAY, et les Mémoires de J. DU TILLET. p. 220, édit. de 1578. C.

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