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terres les Iuifs, le roy Iehan de Portugal leur vendit, à huict escus pour teste, la retraicte aux siennes pour un certain temps; à condition que iceluy venu, ils aurcient à les vuider; et luy, promettoit leur fournir de vaisseaux à les traiecter en Afrique. Le iour arrivé, lequel passé il estoit dict que ceulx qui n'auroient obeï demeureroient esclaves, les vaisseaux leur feurent fournis escharcement', et ceulx qui s'y embarquerent rudement et vilainement traictez par les passagiers, qui, oultre plusieurs aultres indignitez, les amuserent sur mer, tantost avant, tantost arriere, iusques à ce qu'ils eussent consommé leurs victuailles, et feussent contraincts d'en achepter d'eulx si cherement et si longuement, qu'on ne les meit à bord qu'ils ne feussent du tout en chemise. La nouvelle de cette inhumanité rapportee à ceulx qui estoient en terre, la pluspart se resolurent à la servitude; aulcuns feirent contenance de changer de religion. Emmanuel, successeur de Iehan, venu à la couronne, les meit premierement en liberté; et changeant d'advis depuis, leur ordonna de sortir de ses païs, assignant trois ports à leur passage. Il esperoit, dict l'evesque Osorius, non mesprisable historien latin de nos siecles, que la faveur de la liberté qu'il leur avoit rendue ayant failly de les convertir au christianisme, la difficulté de se commettre à la volerie des mariniers, et d'abbandonner un païs où ils estoient habituez avecques grandes richesses, pour s'aller iecter en region incogneue et estrangiere, les y rameneroit. Mais se voyant descheu de son esperance, et eulx touts deliberez au passage, il retrencha deux des ports qu'il leur avoit promis, à fin que la longueur et incommodité du traiect en reduisist aulcuns, ou qu'il eust moyen de les amonceller touts à un lieu pour une plus grande commodité de l'execution qu'il avoit destinee : ce feut qu'il ordonna qu'on arrachast d'entre les mains des peres et des meres touts les enfants au dessoubs de quatorze ans pour les transporter, hors de leur veue et conversation, en lieu où ils feussent instruicts à nostre religion3. Ils disent que cet effect produisit un horrible spectacle : la naturelle affection d'entre les peres et les enfants, et de plus, le zele à leur ancienne creance combattant à l'encontre de cette violente ordonnance, il y

Chichement, avec trop d'épargne. C.

2

L'exemplaire de Naigeon porte, le meilleur historien. C'est là certainement une phrase que Montaigne a dù corriger Ici, comme presque partout, l'édition de 1595 est bien préférable. J. V. L.

3 MARIANA, XXVI, 13, désapprouve hautement ce despotisme sacrilége. C.

feut veu communement des peres et meres se desfaisants eulx mesmes, et d'un plus rude exemple encores, precipitants, par amour et compassion, leurs ieunes enfants dans des puits, pour fuyr à la loy. Au demourant, le terme qu'il leur avoit prefix expiré, par faulte de moyens, ils se remeirent en servitude. Quelques uns se feirent chrestiens; de la foy desquels ou de leur race, encores auiourd'huy cent ans aprez, peu de Portugais s'as · seurent, quoy que la coustume et la longueur du temps soyent bien plus fortes conseilleres à telles mutations, que toute aultre contraincte.

En la ville de Castelnau Darry, cinquante Albigeois heretiques souffrirent à la fois, d'un courage determiné, d'estre bruslez vifs en un feu, avant que desadvouer leurs opinions 1. Quoties non modo ductores nostri, dict Cicero, sed universi etiam exercitus, ad non dubiam mortem concurrerunt! l'ay veu quelqu'un de mes intimes amis courre la mort à force, d'une vraye affection, et enracinee en son cœur par divers visages de discours que ie ne luy sceus rabbattre; et à la premiere qui s'offrit coeffee d'un lustre d'honneur, s'y precipiter, hors de toute apparence, d'une faim aspre et ardente. Nous avons plusieurs exemples en nostre temps de ceulx, iusques aux enfants, qui de crainte de quelque legiere incommodité, se sont donnez à la mort. Et à ce propos : « Que ne craindrons nous, dict un ancien3, si nous craignons ce que la couardise mesme a choisy pour sa retraicte? >>

D'enfiler icy un grand roolle de ceulx de touts sexes et conditions et de toutes sectes, ez siecles plus heureux, qui ont ou attendu la mort constamment, ou recherché volontairement, et recherché non seulement pour fuyr les maulx de cette vie, mais aulcuns pour fuyr simplement la satieté de vivre, et d'aultres pour l'esperance d'une meilleure condition ailleurs, ie n'auroy iamais faict; et en est le nombre si infiny, qu'à la verité i'auroy meilleur marché de mettre en compte ceulx qui l'ont crainte. Cecy seulement : Pyrrho le philosophe se trouvant, un iour de grande tormente, dans un bateau, monstroit à ceulx qu'il veoyoit les plus effroyez autour d luy, et les encourageoit par l'exemple d'un pour

Ces mots, En la ville.... opinions, manquent dans l'exem plaire de Naigeon, où se trouvent beaucoup d'autres lacunes. J. V. L.

2 Combien de fois n'a-t-on pas vu courir à une mort cer taine, non pas nos généraux seulement, mais nos armées entières! CIC. Tusc. quæst.. I, 37.

3 Le fond de cette pensée est dans Sénèque, Epist. 70. J. V. L.

ceau qui y estoit, nullement soulcieux de cet orage'. Oserons nous doncques dire que cet advantage de la raison, dequoy nous faisons tant de feste, et pour le respect duquel nous nous tenons maistres et empereurs du reste des creatures, ayt esté mis en nous pour nostre torment? A quoy faire la cognoissance des choses, si nous en devenons plus lasches? si nous en perdons le repos et la tranquillité où nous serions sans cela? et si elle nous rend de pire condition que le pourceau de Pyrrho? L'intelligence qui nous a esté donnee pour nostre plus grand bien, l'employerons nous à nostre ruyne; combattants le desseing de nature et l'universel ordre des choses, qui porte que chascun use de ses utils et moyens pour sa commodité?

Bien, me dira lon, vostre reigle serve à la mort mais que direz vous de l'indigence? que direz vous encores de la douleur? qu'Aristippus, Hieronymus et la pluspart des sages ont estimé le dernier mal; et ceulx qui le nioient de parole, le confessoient par effect 2. Posidonius estant extremement tormenté d'une maladie aiguë et douloureuse, Pompeius le feut veoir, et s'excusa d'avoir prins heure si importune pour l'ouyr deviser de la philosophie. « Ia à Dieu ne plaise, luy dict Posidonius, que la douleur gaigne tant sur moy, qu'elle m'empesche d'en discourir!» et se iecta sur ce mesme propos du mespris de la douleur3: mais ce pendant elle iouoit son roolle, et le pressoit incessamment; à quoy il s'escrioit : « Tu as beau faire, douleur, si ne diray ie pas que tu sois mal. » Ce conte, qu'ils font tant valoir, que porte il pour le mespris de la douleur ? il ne debat que du mot: et ce pendant si ces poinctures ne l'esmeuvent, pourquoy en rompt il son propos? pourquoy pense il faire beaucoup de ne l'appeller pas Mal? Icy tout ne consiste pas en l'imagination : nous opinons du reste; c'est icy la certaine science qui ioue son roolle; nos sens mesmes en sont iuges;

Qui nisi sunt veri, ratio quoque falsa sit omnis 4. Ferons nous accroire à nostre peau que les coups d'estriviere la chatouillent? et à nostre goust que l'aloé soit du vin de Graves? Le pourceau de Pyrrho est icy de notre escot : il est bien sans effroy à la mort; mais si on le bat, il crie et se

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tormente. Forcerons nous la generale loy de nature, qui se veoid en tout ce qui est vivant soubs le ciel, de trembler soubs la douleur? les arbres mesmes semblent gemir aux offenses. La mort ne se sent que par le discours, d'autant que c'est le mouvement d'un instant;

Aut fuit, aut veniet; nihil est præsentis in illa:

Morsque minus pœnæ, quam mora mortis, habet : mille bestes, mille hommes sont plustost morts que menacez. Aussi, ce que nous disons craindre principalement en la mort, c'est la douleur, son avantcoureuse coustumiere. Toutesfois, s'il en fault croire un sainct Pere, malam mortem non facit, nisi quod sequitur mortem : et ie dirois encores plus vraysemblablement, que ny ce qui va devant, ny ce qui vient aprez n'est des appartenances de la mort.

Nous nous excusons faulsement: et ie treuve

par experience que c'est plustost l'impatience de l'imagination de la mort qui nous rend impatients de la douleur, et que nous la sentons doublement griefve de ce qu'elle nous menace de mourir ; mais la raison accusant nostre lascheté de craindre chose si soubdaine, si inevitable, si insensible, nous prenons cet aultre pretexte plus excusable. Touts les maulx qui n'ont aultre dangier que du mal, nous les disons sans dangier: celuy des dents ou de la goutte, pour grief qu'il soit, d'autant qu'il n'est pas homicide, qui le met en compte de maladie?

Or bien presupposons le, qu'en la mort nous regardons principalement la douleur; comme aussi la pauvreté n'a rien à craindre que cela, qu'elle nous iecte entre ses bras par la soif, la faim, le froid, le chauld, les veilles qu'elle nous faict souffrir: ainsi n'ayons à faire qu'à la douleur. Ie leur donne que ce soit le pire accident de nostre estre; et volontiers, car ie suis l'homme du monde qui luy veulx autant de mal et qui la fuis autant, pour iusques à present n'avoir pas eu, Dieu mercy, grand commerce avec elle: mais il est en nous, sinon de l'aneantir, au moins de l'amoindrir par patience; et quand bien le corps s'en esmouveroit, de maintenir ce neantmoins l'ame et la raison en bonne trempe. Et s'il

Ou elle a été, ou elle sera; il n'y a rien de présent en elle. La mort est moins cruelle que l'attente de la mort. Le premier de ces deux vers latins est pris d'une satire qu'Estienne de la Boëtie. ami de Montaigne, lui avait adressée, et dont nous avons cité quelque chose dans le chapitre XXVII de ce livre. Le second vers est d'Ovide, Epitre d'Ariane à Thesée, v. 82. C.

2 La mort n'est un mal que par ce qui vient après elle. AUGUST. de Civit. Dei, I, II.

touts aultres accidents; pourtant la fault il estu-
dier et enquerir, et esveiller en elle ses ressorts
touts puissants. Il n'y a raison, ny prescription,
ny force qui vaille contre son inclination et son
chois. De tant de milliers de biais qu'elle a en
sa disposition, donnons luy en un propre
à nos-
tre repos et conservation: nous voylà, non cou-
verts seulement de toute offense, mais gratifiez
mesme, et flattez, si bon luy semble, des offenses
et des maulx. Elle faict son proufit de tout indiffe-
remment : l'erreur, les songes, luy servent utile-
ment, comme une loyale matiere, à nous mettre
à guarant et en contentement. Il est aysé à veoir
que ce qui aiguise en nous la douleur et la vo-
lupté, c'est la poincte de nostre esprit : les bestes,
qui le tiennent soubs boucle, laissent aux corps
leurs sentiments libres et naifs, et par consequent

ne l'estoit, qui auroit mis en credit la vertu, la vaillance, la force, la magnanimité et la resolution? ou ioueroient elles leur roolle, s'il n'y a a plus de douleur à desfier? Avida est periculi virtus. S'il ne fault coucher sur la dure, soustenir armé de toutes pieces la chaleur du midy, se paistre d'un cheval et d'un asne, se veoir detailler en pieces et arracher une balle d'entre les os, se souffrir recoudre, cauterizer et sonder, par où s'acquerra l'advantage que nous voulons avoir sur le vulgaire ? C'est bien loing de fuyr le mal et la douleur, ce que disent les sages, «que des actions egualement bonnes, celle là est plus souhaittable à faire où il y a plus de peine. » Non enim hilaritate, nec lascivia, nec risu, aul ioco, comite levitatis, sed sæpe etiam tristes firmitate et constantia sunt beali 2. Et à cette cause, il a esté impossible de persuader à nos peres que les conques-uns, à peu prez, en chasque espece, ainsi qu'elles tes faictes par vifve force au hazard de la guerre, ne feussent plus advantageuses que celles qu'on faict en toute seureté par practiques et menees. Lætius est, quoties magno sibi constat honestum 3. Davantage, cela nous doibt consoler, que naturellement, si la douleur est violente, elle est courte; si elle est longue, elle est legiere : » si gravis, brevis; si longus, levis 4. Tu ne la sentiras gueres long temps, si tu la sens trop; elle mettra fin à soy ou à toy: l'un et l'aultre revient à un; si tu ne la portes, elle t'emportera. Memineris maximos morte finiri; parvos multa habere intervalla requietis; mediocrium nos esse dominos: ut si tolerabiles sint, feramus; sin minus, e vita, quum ea non placeat, tanquam e theatro, exeamus 5. Ce qui nous faict souffrir avecques tant d'impatience la douleur, c'est de n'estre pas accoustumez de prendre nostre principal contentement en l'ame, de ne nous fonder point assez sur elle, qui est seule et souveraine maistresse de nostre condition. Le corps n'a, sauf le plus et le moins, qu'un train et qu'un pli: elle est variable en toute sorte de formes, et renge à soy, et à son estat, quel qu'il soit, les sentiments du corps et

1 La vertu est avide de péril. SÉNÈQUE, de Providentia, c. 4. 2 Ce n'est point par la joie et les plaisirs, par les jeux et les ris, compagnie ordinaire de la frivolité, qu'on est heureux; les âmes austères trouvent le bonheur dans la constance et la fermeté. CICERON, de Finib. II, 10.

commun.

monstrent par la semblable application de leurs mouvements. Si nous ne troublions pas en nos membres la iurisdiction qui leur appartient en cela, il est à croire que nous en serions mieulx, et que nature leur a donné un iuste et moderé temperament envers la volupté et envers la douleur; et ne peult faillir d'estre iuste, estant egual et Mais puisque nous nous sommes emanvagabonde liberté de nos fantasies, au moins aycipez de ses reigles, pour nous abbandonner à la dons nous à les plier du costé le plus agreable Platon' craint nostre engagement aspre à la doutache par trop l'ame au corps: moy plustost, leur et à la volupté, d'autant qu'il oblige et atau rebours, d'autant qu'il l'en desprend et descloue. Tout ainsi que l'ennemy se rend plus aspre à nostre fuitte, aussi s'enorgueillit la douleur à nous veoir trembler soubs elle. Elle se rendra de bien meilleure composition à qui luy fera teste : il se fault opposer et bander contre. En nous acattirons la ruyne qui nous menace. Comme le culant et tirant arriere, nous appellons à nous et corps est plus ferme à la charge en le roidissant, aussi est l'ame.

Mais venons aux exemples, qui sont proprement du gibbier des gents foibles de reins comme moy; où nous trouverons qu'il va de la douleur comme des pierres, qui prennent couleur ou

3 La vertu est d'autant plus douce qu'elle nous a plus plus haulte, ou plus morne, selon la feuille où

coûté. LUCAIN, IX, 404.

4 CIC. de Finib. II, 29.

5 Souviens-toi que les grandes douleurs se terminent par la mort; que les petites ont plusieurs intervalles de repos, et que nous sommes maîtres des médiocres: ainsi, tant qu'elles seront supportables, nous souffrirons patiemment; si elles ne le sont pas, si la vie nous déplaît, nous en sortirons comme d'un théâtre. Cic. de Fin. I, 15.

lon les couche, et qu'elle ne tient qu'autant de place en nous que nous luy en faisons. Tantum doluerunt, quantum doloribus se inseruerunt2.

I Dans le Phédon, t. I, p. 63. C.

2 Autant ils se sont livrés à la douleur, autant a-t-elle eu

|

3

son effect d'une plus estrange invention, et des-
charger sa patrie, confessa à Porsenna, qui es-
toit le roy qu'il vouloit tuer, non seulement son
desseing, mais adiousta qu'il y avoit en son camp
un grand nombre de Romains complices de son
entreprinse, tels que luy : et pour monstrer quel
il estoit, s'estant faict apporter un brasier, veit et
souffrit griller et rostir son bras, iusques à ce que
l'ennemy mesme en ayant horreur, commanda
oster le brasier 1. Quoy! celuy qui ne daigna in-
terrompre la lecture de son livre pendant qu'on
l'incisoit? et celuy qui s'obstina à se mocquer
et à rire à l'envy des maulx qu'on luy faisoit
de façon que la cruauté irritee des bourreaux
qui le tenoient, et toutes les inventions des tor-
ments redoublez les uns sur les aultres, luy
donnerent gaigné? Mais c'estoit un philosophe.
Quoy! un gladiateur de Cesar endura tousiours
riant, qu'on luy sondast et detaillast ses playes.
Quis mediocris gladiator ingemuit? quis vul-
tum mutavit unquam? Quis non modo stetit,
verum etiam decubuit turpiter? Quis, quum de-
cubuisset, ferrum recipere iussus, collum con-
traxit 4? Meslons y les femmes. Qui n'a ouy par-
ler à Paris de celle qui se feit escorcher, pour
seulement en acquerir le teint plus frais d'une
nouvelle peau ? Il y en a qui se sont faict arra-
cher des dents vifves et saines, pour en former
la voix plus molle et plus grasse, ou pour les
renger en meilleur ordre. Combien d'exemples
du mespris de la douleur avons nous en ce genre !
Que ne peuvent elles, que craignent elles, pour
peu qu'il y ayt d'adgencement à esperer en leur
beaulté !

Nous sentons plus un coup de rasoir du chirur- | chef, et ayant failly d'attaincte, pour reprendre gien, que dix coups d'espee en la chaleur du combat. Les douleurs de l'enfantement, par les medecins et par Dieu mesme estimees grandes', et que nous passons avecques tant de cerimonies, il y a des nations entieres qui n'en font nul compte. He laisse à part les femmes lacedemoniennes ; mais aux souisses, parmy nos gents de pied, quel changement y trouvez-vous? sinon que trottants aprez leurs maris, vous leur veoyez auiourd'huy porter au col l'enfant qu'elles avoient hier au ventre: et ces Aegyptiennes contrefaictes, ramassees d'entre nous, vont elles mesmes laver les leurs qui viennent de naistre, et prennent leur bain en la plus prochaine riviere. Oultre tant de garses qui desrobbent touts les iours leurs enfants en la generation comme en la conception, cette belle et noble femme de Sabinus, patricien romain, pour l'interest d'aultruy, supporta seule, sans secours et sans voix et gemissement, l'enfantement de deux iumeaux 2. Un simple garsonnet de Lacedemone ayant desrobbé un regnard (car ils craignoient encores plus la honte de leur sottise au larrecin, que nous ne craignons la peine de nostre malice), et l'ayant mis sous sa cape, endura plustost qu'il luy eust rongé le ventre, que de se descouvrir 3. Et un aultre donnant de l'encens à un sacrifice, se laissa brusler iusques à l'os par un charbon tumbé dans sa manche, pour ne troubler le mystere : et s'en est veu un grand nombre, pour le seul essay de vertu, suyvant leur institution, qui ont souffert en l'aage de sept ans d'estre fouettez iusques à la mort sans alterer leur visage. Et Cicero les a veus se battre à trouppes, de poings, de pieds et de dents, iusques à s'esvanouïr, avant que d'advouer estre vaincus. Nunquam naturam mos vinceret; est enim ea semper invicta : sed nos umbris, deliciis, otio, languore, desidia, animum infecimus; opinionibus maloque more delinitum mollivimus 6. Chascun sçait l'histoire de Scevola, qui s'estant coulé dans le camp ennemy pour en tuer le

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Vellere queis cura est albos a stirpe capillos,

Et faciem, dempta pelle, referre novam 5. I'en ay veu engloutir du sable, de la cendre, et se travailler à poinct nommé de ruyner leur estomach, pour acquerir les pasles couleurs. Pour faire un corps bien espagnolé, quelle gehenne ne souffrent elles, guindees et cenglees, à tout de

I TITE-LIVE, II, 12. J. V. L.

2 SÉNÈQUE, Epist. 78. C.

3 ID. ibid. Si je ne me trompe, il s'agit ici d'Anaxarque, que Nicocréon, tyran de Chypre, fit mettre en pièces, sans pouvoir vaincre sa constance. Voyez, dans DIOGÈNE LAERCE, la Vie d'Anaxarque, IX, 58 et 59. C.

4 Jamais le dernier des gladiateurs a-t-il gémi, ou changé de visage? Quel art dans sa chute même, pour en dérober la honte aux yeux du public! Renversé enfin aux pieds de son adversaire, détourne-t-il la tête lorsqu'on lui ordonne de recevoir le coup mortel? Cic. Tusc. quæst. II, 17.

5 Il s'en trouve qui ont le courage d'arracher leurs cheveux gris, et de s'écorcher tout le visage pour se faire une nouvelle peau. TIBULLE, I, 8, 46.

I

grosses coches sur les costez, iusques à la chair | d'hommes et femmes se battre iusques à se des vifve! ouy, quelquesfois à en mourir.

Il est ordinaire à beaucoup de nations de nostre temps de se blecer à escient pour donner foy à leur parole et nostre roy en recite des notables exemples de ce qu'il en a veu en Poloigne, et en l'endroict de luy mesme. Mais oultre ce que ie sçay en avoir esté imité en France par aulcuns, quand ie veins de ces fameux estats de Blois, l'avoy veu peu auparavant une fille, en Picardie, pour tesmoigner la sincerité de ses pro- | messes et aussi sa constance, se donner, du poinçon qu'elle portoit en son poil, quatre ou cinq bons coups dans le bras, qui luy faisoient craqueter la peau, et la saignoient bien en bon escient. Les Turcs se font des grandes escarres pour leurs dames, et à fin que la marque y demeure, ils portent soubdain du feu sur la playe, et l'y tiennent un temps incroyable, pour arrester le sang et former la cicatrice; gents qui l'ont veu l'ont escript, et me l'ont iuré : mais pour dix aspres3, il se treuve tous les iours entre eulx personne qui se donnera une bien profonde taillade dans le bras ou dans les cuisses. Ie suis bien ayse que les tesmoings nous sont plus à main où nous avons plus à faire; car la chrestienté nous en fournit à suffisance et aprez l'exemple de nostre sainct guide, il y en a eu force qui, par devotion, ont voulu porter la croix. Nous apprenons, par tesmoing tres digne de foy 4, que le roy sainct Louys porta la haire iusques à ce que, sur sa vieillesse, son confesseur l'en dispensa; et que touts les vendredis il se faisoit battre les espaules, par son presbtre, de cinq chaisnettes de fer, que pour cet effect on portoit emmy ses besongnes de nuict.

Guillaume, nostre dernier duc de Guienne, pere de cette Alienor qui transmeit ce duché aux maisons de France et d'Angleterre, porta, les dix ou douze derniers ans de sa vie, continuellement, un corps de cuirasse soubs un habit de religieux, par penitence. Foulques, comte d'Aniou, alla iusques en Ierusalem, pour là se faire fouetter à deux de ses valets, la chorde au col, devant le sepulchre de nostre Seigneur. Mais ne veoid on encores touts les iours, au vendredi sainct, en divers lieux, un grand nombre

I C'est-à-dire des éclisses, qui, pressées fortement sur les côtés par des ceintures, y rendaient la chair insensible, et aussi dure que la corne ou le cal qui vient aux mains de certains ouvriers. C.

2 Henri III. Voyez DE THOU, Hist. liv. LVIII, ann. 1574. C.
3 Monnaie turque, qui vaut à peu près un sou. E. J.
4 Le sire de Joinville, dans ses Mémoires, t. I, p. 54 et 55. C.

:

2

chirer la chair et percer iusques aux os? cela ay ie veu souvent, et sans enchantement: et disoit on (car ils vont masquez) qu'il y en avoit qui pour de l'argent entreprenoient en cela de guarantir la religion d'aultruy, par un mespris de la douleur d'autant plus grand, que plus peuvent les aiguillons de la devotion que de l'avarice. Q. Maximus enterra son fils consulaire, M. Cato le sien preteur designé, et L. Paulus les siens deux en peu de iours, d'un visage rassis, et ne portant nul tesmoignage de dueil'. le disois, en mes iours, de quelqu'un, en gaussant, qu'il avoit choué la divine iustice; car la mort violente de trois grands enfants luy ayant esté envoyee en un iour pour un aspre coup de verge, comme il est à croire, peu s'en fallut qu'il ne la prinst à faveur et gratification singuliere du ciel. Ie n'ensuy pas ces humeurs monstrueuses; mais i'en ay perdu en nourrice deux ou trois 3, sinon sans regret, au moins sans fascherie si n'est il gueres d'accident qui touche plus au vif les hommes. Ie veoy assez d'aultres communes occasions d'affliction, qu'à peine sentiroy ie si elles me venoient; et en ay mesprisé, quand elles me sont venues, de celles ausquelles le monde donne une si atroce figure, que ie n'oseroy m'en vanter au peuple sans rougir: ex quo intelligitur, non in natura, sed in opinione, esse ægritudinem . L'opinion est une puissante partie, hardie, et sans mesure. Qui rechercha iamais de telle faim la seureté et le repos, qu'Alexandre et Cesar ont faict l'inquietude et les difficultez? Terez, le pere de Sitalcez 5, souloit dire, « que quand il ne faisoit point la guerre, il luy estoit advis qu'il n'y avoit point difference entre luy et son palefrenier 6. » Caton, consul, pour s'assurer d'aulcunes villes en Espaigne, ayant seulement interdict aux habitants d'icelles de porter les armes, grand nombre se tuerent ferox gens, nullam vitam rati sine armis esse 7. Combien en sçavons nous qui ont fuy la doulceur d'une vie tranquille en

:

1 CIC. Tuscul. III, 28. C.

2 C'est-à-dire désappointé, comme on parlait autrefois; ou éludé, comme on parle présentement. Voyez le dictionnaire de Cotgrave, au mot Choué. C.

3 Cette indifférence est remarquable. Deux ou trois! il ne sait pas combien d'enfants il a perdus. J. V. L.

4 D'où l'on peut voir que l'affliction n'est pas un effet de la nature, mais de l'opinion. CIC. Tusc. III, 28.

5 Roi de Thrace dont il est parlé dans THUCYDIDE, II, 95,

et dans DIODORE de Sicile, XII, 50. J. V. L.
6 PLUTARQUE, Apophthegmes. C.

7 Peuple féroce, qui ne croyait pas qu'on put vivre sans combattre. TITE-LIVE, XXXIV, 17

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