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societé de leur peril, son innocence luy servist de | On disoit à Socrates que quelqu'un ne s'estoit aulcunement amendé en son voyage : « le croy bien, dict il; il s'estoit emporté avecques soy 1.» Quid terras alio calentes Sole mutamus? Patriæ quis exsul Se quoque fugit 2?

guarant et de recommendation envers la faveur divine pour le mettre en sauveté. Ce n'est pas que le sage ne puisse par tout vivre content, voire et seul en la foule d'un palais; mais s'il est à choisir, il en fuyra, dict l'eschole, mesme la veue il portera, s'il est besoing, cela; mais s'il est en luy, il eslira cecy. Il ne luy semble point suffisamment s'estre desfaict des vices, s'il fault encores qu'il conteste avecques ceulx d'aultruy. Charondas chastioit pour mauvais ceulx qui estoient convaincus de hanter mauvaise compaignie '. Il n'est rien si dissociable et sociable que l'homme : l'un par son vice, l'aultre par sa nature. Et Antisthenes ne me semble avoir satisfaict à celuy qui luy reprochoit sa conversation avecques les meschants, en disant, << que les medecins vivent bien entre les malades 2: » car s'ils servent à la santé des malades, ils deteriorent la leur par la contagion, la veue continuelle, et practique des maladies.

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Or la fin, ce croy ie, en est toute une, d'en vivre plus à loisir et à son ayse mais on n'en cherche pas tousiours bien le chemin. Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changez il n'y a gueres moins de torment au gouvernement d'une famille, que d'un estat entier. Où que l'ame soit empeschee, elle y est toute: et pour estre les occupations domestiques moins importantes, elles n'en sont pas moins importunes. Davantage, pour estre desfaicts de la court et du marché, nous ne sommes pas desfaicts des principaulx torments de nostre vie : Ratio et prudentia curas,

Non locus effusi late maris arbiter, aufert 3: l'ambition, l'avarice, l'irresolution, la peur et les concupiscences ne nous abbandonnent point, pour changer de contree,

Et

Post equitem sedet atra cura 4;

elles nous suyvent souvent iusques dans les cloistres et dans les escholes de philosophie : ny les deserts, ny les rochiers creusez, ny la haire, ny les ieusnes, ne nous en desmeslent :

Hæret lateri lethalis arundo 5.

1 DIODORE DE SICILE, XII, 4. C. DIOGÈNE LAERCE, Vie d'Antisthène. C.

3 Ce qui dissipe les chagrins, ce ne sont pas ces belles soliludes qui dominent l'étendue des mers: c'est la raison, c'est la sagesse. HOR. Epist. I, 11, 25.

4 Le chagrin monte en croupe et galope avec nous.
Hon. Od. III, 1, 40.

5 Le trait mortel reste attaché au flanc. VIRG. Én. IV, 73.

Si on ne se descharge premierement et son ame du fais qui la presse, le remuement la fera fouler davantage : comme en un navire les charges empeschent moins, quand elles sont rassises. Vous faictes plus de mal que de bien au malade, de luy faire changer de place: vous ensachez le mal en le remuant; comme les pals s'enfoncent plus avant et s'affermissent en les branslant et secouant. Parquoy ce n'est pas assez de s'estre escarté du peuple; ce n'est pas assez de changer de place: il se fault escarter des conditions populaires qui sont en nous; il se fault sequestrer et ravoir de soy.

Rupi iam vincula, dicas :

Nam luctata canis nodum arripit; attamen illi, Quum fugit, a collo trahitur pars longa catena 3. Nous emportons nos fers quand et nous. Ce n'est pas une entiere liberté; nous tournons encores la veue vers ce que nous avons laissé; nous en avons la fantasie pleine :

Nisi purgatum est pectus, quæ prælia nobis
Atque pericula tunc ingratis insinuandum?
Quantæ conscindunt hominem cuppedinis acres
Sollicitum curæ? quantique perinde timores?
Quidve superbia, spurcitia, ac petulantia, quantas
Efficiunt clades? quid luxus, desidiesque 4?

Nostre mal nous tient en l'ame or elle ne se peult eschapper à elle mesme;

In culpa est animus, qui se non effugit unquam 5; ainsin il la fault ramener et retirer en soy: c'est la vraye solitude, et qui se peult iouyr au milieu des villes et des courts des roys; mais elle se iouït plus commodement à part. Or puis que nous entreprenons de vivre seuls, et de nous

I SÉNÈQUE, Epist. 104. C.

2 Pourquoi aller chercher des régions éclairées d'un autre soleil? Est-ce assez pour se fuir soi-même, que de fuir son pays? HoR. Od. II, 16, 18.

3 J'ai rompu mes fers, direz-vous. Mais le chien qui, après de longs efforts, parvient enfin à s'échapper, traîne souvent une grande partie de son lien. PERSE, Sat. V, 158.

4 Si notre àme n'est point réglée, que de combats intérieurs à soutenir, que de périls à vaincre ! De quels soucis, de quelles craintes, de quelles inquiétudes n'est pas déchiré l'homme en proie à ses passions! quels ravages ne font pas dans son âme l'orgueil, la débauche, l'emportement, le luxe, l'oisiveté! LUCRÈCE, V, 44.

5 HOR. Epist. I, 14, 13. Montaigne traduit fidèlement oe vers avant de le citer. C.

passer de compaignie, faisons que nostre contentement depende de nous; desprenons nous de toutes les liaisons qui nous attachent à aultruy; gaignons sur nous de pouvoir à bon escient vivre seuls, et y vivre à nostre ayse.

K

Stilpon estant eschappé de l'embrasement de sa ville, où il avoit perdu femme, enfants et chevance; Demetrius Poliorcetes le veoyant en une si grande ruyne de sa patrie, le visage non effroyé, luy demanda s'il n'avoit pas eu du dommage; il respondit « que non; et qu'il n'y avoit, Dieu mercy! rien perdu du sien 1. » C'est ce que le philosophe Antisthenes disoit plaisamment : «Que l'homme se debvoit pourveoir de munitions qui flottassent sur l'eau, et peussent à nage eschapper avecques luy du naufrage. » Certes, l'homme d'entendement n'a rien perdu, s'il a soy mesme. Quand la ville de Nole feut ruinee par les barbares, Paulinus, qui en estoit evesque, y ayant tout perdu, et leur prisonnier, prioit ainsi Dieu : Seigneur, garde moy de sentir cette perte; car tu sçais qu'ils n'ont encores rien touché de ce qui est à moy3 : » les richesses qui le faisoient riche, et les biens qui le faisoient bon, estoient encores en leur entier. Voylà que c'est de bien choisir les thresors qui se puissent affranchir de l'iniure, et de les cacher en lieu où personne n'aille, et lequel ne puisse estre trahy que par nous mesmes. Il fault avoir femmes, enfants, biens, et sur tout de la santé, qui peult; mais non pas s'y attacher en maniere que nostre heur en depende: il se fault reserver une arriereboutique, toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissions nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude. En cette cy fault il prendre nostre ordinaire entretien de nous à nous mesmes, et si privé, que nulle accointance ou communication estrangiere y treuve place; discourir et y rire, comme sans femme, sans enfants et sans biens, sans train et sans valets: à fin que quand l'occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer. Nous avons une ame contournable en soy mesme; elle se peult faire compaignie; elle a dequoy assaillir et dequoy deffendre, dequoy recevoir et dequoy donner. Ne craignons pas en cette solitude nous croupir d'oysifveté ennuyeuse :

I SÉNÈQUE, Ep. 9, vers la fin. Plutarque et Diogène Laerce, en racontant ce fait, ne disent point que Stilpon eût perdu sa femme et ses enfants, et probablement ils ont raison. Le stoicisme de Sénèque a voulu exagérer la résignation du philosophe. Voyez BAYLE, remarque F de l'article Stilpon. J. V. L. 2 DIOGÈNE LAERCE, VI, 6. C.

13 S. AUGUSTIN, de Civit. Dei, I, 10. C.

MONTAIGNE.

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In solis sis tibi turba locis '.

La vertu se contente de soy, sans disciplines, sans paroles, sans effects. En nos actions accoustumees, de mille il n'en est pas une qui nous regarde. Celuy que tu veois grimpant contremont les ruynes de ce mur, furieux et hors de soy, en bute de tant d'arquebusades; et cet aultre tout cicatricé, transy et palle de faim, deliberé de crever plustost que de luy ouvrir la porte; penses tu qu'ils y soyent pour eulx? pour tel, à l'adventure, qu'ils ne veirent oncques, et qui ne se donne aulcune peine de leur faict, plongé ce pendant en l'oysifveté et aux delices. Cettuy cy, tout pituiteux, chassieux et crasseux, que tu veois sortir aprez minuict d'un estude, penses tu qu'il cherche parmy les livres comme il se rendra plus homme de bien, plus content et plus sage? nulles nouvelles : il y mourra, ou il apprendra à la posterité la mesure des vers de Plaute, et la vraye orthographe d'un mot latin. Qui ne contrechange volontiers la santé, le repos et la vie, à la reputation et à la gloire, la plus inutile, vaine et faulse monnoye qui soit en nostre usage? Nostre mort ne nous faisoit pas assez de peur, chargeons nous encores de celle de nos femmes, de nos enfants et de nos gents: nos affaires ne nous donnoient pas assez de peine, prenons encores, à nous tormenter et rompre la teste, de ceulx de nos voysins et amis.

Vah! quemquamne hominem in animum instituere, aut Parare, quod sit carius quam ipse est sibi 2?

La solitude me semble avoir plus d'apparence et de raison à ceulx qui ont donné au monde leur aage plus actif et fleurissant, suyvant l'exemple de Thales. C'est assez vescu pour aultruy; vivons pour nous, au moins ce bout de vie : ramenons à nous et à nostre ayse nos pensees et nos intentions. Ce n'est pas une legiere partie que de faire seurement sa retraicte : elle nous empesche asmesler d'autres entreprinses. Puis que sez, sans V Dieu nous donne loisir de disposer de nostre deslogement, preparons nous y, plions bagage, prenons de bonne heure congé de la compaignie; despestrons nous de ces violentes prinses qui nous engagent ailleurs et esloingnent de nous.

Il fault desnouer ces obligations si fortes; et meshuy aymer cecy et cela, mais n'espouser rien que soy c'est à dire, le reste soit à nous, mais

I Aux solitaires lieux sois un monde à toi-même.
TIBULLE, IV, 13, 12.

2 Est-il possible qu'un homme aille se mettre en tête d'aimer quelque chose plus que soi-même ? TÉRENCE, Adelph. acte I, sc. I, v. 13

non pas ioinct et collé en façon qu'on ne le puisse |
dovendre sans nous escorcher, et arracher en-
semble quelque piece du nostre. La plus grande
chose du monde c'est de sçavoir estre à soy. Il
est temps de nous desnouer de la societé, puis
que nous n'y pouvons rien apporter : et qui ne
peult prester, qu'il se deffende d'emprunter.
Nos forces nous faillent : retirons les et resser-
rons en nous. Qui peult renverser et confondre
en soy les offices de l'amitié et de la compai-
gnie, qu'il le face. En cette cheute qui le rend
Inutile, poisant et importun aux aultres, qu'il
se garde d'estre importun à soy mesme, et poi-
sant et inutile. Qu'il se flatte et caresse, et sur
tout se regente, respectant et craignant sa raison
et sa conscience, si bien qu'il ne puisse sans
honte bruncher en leur presence. Rarum est
enim, ut satis se quisque vereatur 1. Socrates
dict 2, que les ieunes se doibvent faire instruire;
les hommes, s'exercer à bien faire; les vieils, se
retirer de toute occupation civile et militaire,
vivants à leur discretion, sans obligation à cer-
tain office. Il y a des complexions plus propres
à ces preceptes de la retraicte les unes que les
aultres. Celles qui ont l'apprehension molle et
lasche, et une affection et volonté delicate, et
qui ne s'asservit ny s'employe pas ayseement,
desquelles ie suis et par naturelle condition et
par discours, ils se plieront mieulx à ce conseil
que les ames actifves et occupees, qui embras-
sent tout, et s'engagent par tout, qui se pas-
sionnent de toutes choses, qui s'offrent, qui se
presentent, et qui se donnent à toutes occasions.
Il se fault servir de ces commoditez acciden-
tales et hors de nous, en tant qu'elles nous sont
plaisantes, mais sans en faire nostre principal
fondement; ce ne l'est pas ny la raison ny
la nature ne le veulent. Pourquoy, contre ses
loix, asservirons nous nostre contentement à la
puissance d'aultruy? D'anticiper aussi les acci-
dents de fortune; se priver des commoditez qui
nous sont en main, comme plusieurs ont faict
par devotion, et quelques philosophes par dis-
cours; se servir soy mesme, coucher sur la dure,
se crever les yeulx, iecter ses richesses emmy
la riviere, rechercher la douleur: ceulx là pour,
par le torment de cette vie, en acquerir la bea-
titude d'une aultre; ceulx cy pour, s'estants

1 Il est rare qu'on se respecte assez soi-même. QUINTILIEN, X, 7.

2 STOBÉE, Serm. 41. Montaigne attribue à Socrate cet apophthegme des pythagoriciens, parce qu'il y a avant cette maxime un mot de Socrate. C.

logez en la plus basse marche, se mettre en seureté de nouvelle cheute; c'est l'action d'une vertu excessifve. Les natures plus roides et plus fortes facent leur cachette mesme glorieuse et exemplaire :

Tuta et parvula laudo,

Quum res deficiunt, satis inter vilia fortis :
Verum, ubi quid melius contingit et unctius,
Hos sapere, et solos aio bene vivere, quorum
Conspicitur nitidis fundata pecunia villis 1 :

idem

il y a pour moy assez à faire, sans aller si avant. preparer à sa desfaveur, et me representer, esIl me suffit, soubs la faveur de la fortune, me tant à mon ayse, le mal advenir, autant que l'imagination y peult attaindre : tout ainsi que nous nous accoustumons aux ioustes et tournois, et contrefaisons la guerre en pleine paix. Ie n'estime point Arcesilaus !e philosophe moins reformé, pour le sçavoir avoir usé d'ustensiles d'or et d'argent, selon que la condition de sa fortune le luy permettoit ; et l'estime mieulx de ce qu'il en usoit modereement et liberalement, que s'il s'en feust desmis. Ie veoy iusques à quels limites va la necessité naturelle et considerant le pauvre mendiant à ma porte, souvent plus enioué et plus sain que moy, ie me plante en sa place; i'essaye de chausser mon ame à son biais: et courant ainsi par les aultres exemples, quoy que ie pense la mort, la pauvreté, le mespris et la maladie à mes talons, ie me resouls ayseement de n'entrer en effroy de ce qu'un moindre que moy prend avecques telle patience; et ne veulx croire que la bassesse de l'entendement puisse plus que la vigueur, ou que les effects du discours ne puissent arriver aux effects de l'accoustumance. Et cognoissant combien ces commoditez accessoires tiennent à peu, ie ne laisse pas en pleine iouïssance, de supplier Dieu, pour ma souveraine requeste, qu'il me rende content de moy mesme et des biens qui naissent de moy. Ie veoy des ieunes hommes gaillards qui portent nonobstant, dans leurs coffres, une masse de pilules pour s'en servir quand le rheume les pressera, lequel ils craignent d'autant moins qu'ils en pensent avoir le remede en main : ainsi fault il faire; et encores, si on se sent subiect à quelque maladie plus forte, se garnir de ces medicaments qui assopissent et endorment la partie.

Pour moi, quand je ne puis avoir mieux, je sais me contenter de peu, et je vante la paisible médiocrité : si mon sort devient meilleur, je dis qu'il n'y a de sages et d'heureux que ceux dont le revenu est fondé sur de belles terres HOR. Epist. I, 15, 42.

2 DIOGENE LAERCE, IV, 38. C.

L'occupation qu'il fault choisir à une telle vie, ce doibt estre une occupation non penible ny ennuyeuse; aultrement pour neant ferions nous estat d'y estre venus chercher le seiour. Cela depend du goust particulier d'un chascun. Le mien ne s'accommode aulcunement au mesnage: ceulx qui l'ayment, ils s'y doibvent addonner avecques moderation;

Conentur sibi res, non se submittere rebus ' :

recherchent la solitude, remplissants leur courage de la certitude des promesses divines en l'aultre vie, est bien plus sainement assortie. Ils se proposent Dieu, obiect infiny en bonté et en puissance; l'ame a dequoy y rassasier ses desirs en toute liberté : les afflictions, les douleurs, leur viennent à proufit, employees à l'acquest d'une santé et resiouïssance eternelle; la mort, à souhait, passage à un si parfaict estat l'as

I

Cette seule fin d'une aultre vie heureusement immor

c'est, aultrement, un office servile que la mesna-preté de leurs reigles est incontinent applanie gerie, comme le nomme Salluste 2. Elle a des par l'accoustumance; et les appetits charnels parties plus excusables, comme le soing des rebutez et endormis par leur refus; car rien ne iardinages, que Xenophon attribue à Cyrus 3 : les entretient que l'usage et exercice. et se peult trouver un moyen entre ce bas et vil soing, tendu et plein de solicitude, qu'on veoid aux hommes qui s'y plongent du tout, et cette profonde et extreme nonchalance laissant tout aller à l'abbandon, qu'on veoid en d'aultres : Democriti pecus edit agellos Cultaque, dum peregre est animus sine corpore velox 4.

telle, merite loyalement que nous abbandonnions les commoditez et doulceurs de cette vie nostre; et qui peult embraser son ame de l'ardeur de cette vifve foy et esperance, reellement et constamment, il se bastit en la solitude une vie voluptueuse et delicieuse, au delà de toute aultre

sorte de vie.

Mais oyons le conseil que donne le ieune Pline à Cornelius Rufus 5, son amy, sur ce propos de la solitude : « Ie te conseille, en cette pleine et grasse retraicte où tu es, de quitter à tes gents ce bas et abiect soing du mesnage, et t'addonner à l'estude des lettres, pour en tirer quelque chose qui soit toute tienne. » Il entend la reputation : d'une pareille humeur à celle de Cicero, qui l'orthographe qui était le plus en usage au temps de Montai

dict vouloir employer sa solitude et seiour des affaires publicques, à s'en acquerir par ses eseripts une vie immortelle 6.

Usque adeone

Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter ?? Il semble que ce soit raison, puis qu'on parle de se retirer du monde, qu'on regarde hors de luy. Ceulx cy ne le font qu'à demy: ils dressent bien leur partie, pour quand ils n'y seront plus; mais le fruict de leur desseing, ils pretendent le tirer encores lors du monde, absents, par une ridicule contradiction.

L'imagination de ceulx qui, par devotion,

1 Qu'ils tâchent de se mettre au-dessus des choses, plutôt que de s'y assujettir. HOR. Epist. I, 1, 19.

2 Catil. c. 4, au commencement. C.

3 XENOPHON, Économiq. IV, 20; CICERON, De la vieillesse, c. 17. J. V. L.

4 Les troupeaux venaient manger les moissons de Démocrite, pendant que son esprit, dégagé de son corps, voyageait dans l'espace. HOR. Epist. I, 12, 12.

5 Ce n'est pas à Cornelius Rufus, mais à Caninius Rufus. PLINE, Epist. I, 3.

6 CICERON, Orator, c. 43, et dans plusieurs prologues de ses traités philosophiques. J. V. L.

7 Quoi donc! votre savoir n'est-il rien, si l'on ne sait que Vous avez du savoir? PERSE, Sat. I, 23.

Ny la fin doncques, ny le moyen de ce conseil ne me contente : nous retumbons tousiours de fiebvre en chauld mal. Cette occupation des livres est aussi penible que toute aultre, et autant ennemie de la santé, qui doibt estre prin1 Nous écrivons ainsi reigle et ses dérivés avec un i, d'après gne, et même après lui, au commencement du dix-septième siècle (voyez le Thresor de Nicot, édition de 1606). Toutefois nous devons dire que, pour se conformer à l'intention de l'auteur, il aurait fallu supprimer l'i; car, dans un avis à l'imprimeur écrit de sa main sur l'exemplaire qui porte ses dernières corrections, il prescrit ce retranchement; il veut aussi que monstrer et ses dérivés perdent l's, puisque cette lettre ne s'y prononce pas. Mais sa réforme orthographique ne va pas plus loin : c'était trop peu pour qu'elle valût d'être admise dans le seul peut-être des livres en vieux français que toutes les bibliothèques doivent posséder, le seul par couséquent où la plupart des lecteurs puissent voir quel était adopté les changements qu'il demande, en conservant d'ailsous Montaigne l'état de la langue écrite. Si nous avions leurs tout l'ancien système orthographique, on eût été fondé à croire que les mots dont il s'agit avaient dès lors la forme

qu'ils n'ont prise que plus tard, et nous aurions encouru le reproche d'anachronisme; ce qu'il fallait surtout éviter. L'observation qui précède atteste le soin que nous avons mis à reproduire l'orthographe ancienne, dont les bizarreries ont souvent une originalité fort instructive. Mais nous avons rencontré de grandes et quelquefois même d'insurmontables difficultés. Si maintenant, et malgré l'autorité de l'Académie, plusieurs mots n'ont pas une forme bien arrêtée, qu'on juge de l'anarchie orthographique à laquelle était alors livrée notre langue encore indécise! Nous avons dù nous attacher surtout à l'uniformité, qui met sur la voie des règles, mais sans exclure les variantes qui indiquent des différences de prononciation sur lesquelles il ne nous appartenait pas de décider, comme trouve et treuve, effrayer et effroyer, ie fais et ie fois, qu'il ayt et qu'il aye, etc. : c'est bien sciem ment que nous les avons maintenues; elles font partie des innombrables matériaux qui serviront à l'histoire des révo lutions du langage, si jamais cette histoire peut s'écrire. DD. 2 Le conseil de Pline à Rufus. C.

moy que des livres ou plaisants et faciles qui me chatouillent, ou ceulx qui me consolent et conseillent à reigler ma vie et ma mort :

Tacitum silvas inter reptare salubres, Curantem, quidquid dignum sapiente bonoque est1.

Les gents plus sages peuvent se forger un repos tout spirituel, ayant l'ame forte et vigoreuse : moy qui l'ay commune, il fault que i'ayde à me soustenir par les commoditez corporelles; et l'aage m'ayant tantost desrobbé celles qui estoient

cipalement consideree : et ne se fault point lais- | qui sont au service du monde. Ie n'ayme pour ser endormir au plaisir qu'on y prend; c'est ce mesme plaisir qui perd le mesnager, l'avaricieux, le voluptueux et l'ambitieux. Les sages nous apprennent assez à nous garder de la trahison de nos appetits, et à discerner les vrays plaisirs et entiers, des plaisirs meslez et bigarrez de plus de peine; car la pluspart des plaisirs, disent ils, nous chatouillent et embrassent pour nous estrangler, comme faisoient les larrons que les Aegyptiens appelloient Philistas: et si la douleur de teste nous venoit avant l'y-plus à ma fantasie, i'instruis et aiguise mon apvresse, nous nous garderions de trop boire; petit à celles qui restent plus sortables à cette mais la volupté, pour nous tromper, marche aultre saison. Il fault retenir, à tout nos dents devant, et nous cache sa suitte. Les livres sont et nos griffes, l'usage des plaisirs de la vie, que plaisants; mais si de leur frequentation nous en nos ans nous arrachent des poings les uns aprez perdons enfin la gayeté et la santé, nos meil- les aultres: leures pieces, quittons les ie suis de ceulx qui pensent leur fruict ne pouvoir contrepoiser cette perte. Comme les hommes qui se sentent de long temps affoiblis par quelque indisposition, se rengent à la fin à la mercy de la medecine, et se font desseigner par art certaines reigles de vivre, pour ne les plus oultrepasser: aussi celuy qui se retire ennuyé et desgousté de la vie commune, doibt former cette cy aux reigles de la raison, l'ordonner et renger par premeditation et discours. Il doibt avoir prins congé de toute Tun', vetule, auriculis alienis colligis escas 3? espece de travail, quelque visage qu'il porte; et fuyr en general les passions qui empeschent la ils se sont seulement reculez pour mieulx saultranquillité du corps et de l'ame, et « choisir later, et pour, d'un plus fort mouvement, route qui est plus selon son humeur; »

Unusquisque sua noverit ire via 2.

Au mesnage, à l'estude, à la chasse et tout aultre exercice, il fault donner iusques aux derniers limites du plaisir; et garder de s'engager plus avant, où la peine commence à se mesler parmy. Il fault reserver d'embesongnement et d'occupation autant seulement qu'il en est besoing pour nous tenir en haleine, et pour nous guarantir des incommoditez que tire aprez soy l'aultre extremité d'une lasche oysifveté et assopie. Il y a des sciences steriles et espineuses, et la pluspart forgees pour la presse 3; il les fault laisser à ceulx

Ceci est traduit de Sénèque, excepté le mot de Philetas, que Montaigne ou ses imprimeurs ont changé mal à propos en Philistas. Latronum more (dit SENÈQUE, Epist. 51), quos Philetas Egyptii vocant, in hoc nos amplectuntur (voluptates), ut strangulent. C. Ce nom, que les Egyptiens donnaient aux voleurs, vient probablement de pins, insidiator; d'où paraissent aussi venir fallo, Philistin, filou, etc. A. D. 2 PROPERCE, II, 25, 38. Montaigne a traduit ce vers avant de le citer. C.

3 Pour le monde, pour la vie publique. Ainsi, un peu plus

Carpamus dulcia; nostrum est,

Quod vivis cinis, et manes, et fabula fies 2. Or, quant à la fin que Pline et Cicero nous proposent de la gloire, c'est bien loing de mon compte. La plus contraire humeur à la retraicte, c'est l'ambition: la gloire et le repos sont choses qui ne peuvent loger en mesme giste. A ce que ie veoy, ceulx cy n'ont que les bras et les iambes hors de la presse; leur ame, leur intention y demeure engagee plus que iamais :

faire

une plus vifve faulsee dans la trouppe 4. Vous plaist il veoir comme ils tirent court d'un grain? mettons au contrepoids l'advis de deux philosophes 5, et de deux sectes tres differentes, escrivants l'un à Idomeneus, l'aultre à Lucilius, leurs amis, pour, du maniement des affaires et des grandeurs, les retirer à la solitude. « Vous avez, disent ils, vescu nageant et flottant iusques à present; venez vous en mourir au port. Vous

bas « Ceulx cy n'ont que les bras et les iambes hors de la

presse.» J. V. L.

I Me promenant en silence dans les bois, et m'occupant de tout ce qui mérite les soins d'un homme sage et vertueux. HOR. Epist. I, 4, 4.

2 Jouissons; les seuls jours que nous donnons au plaisir sont à nous. Tu ne seras bientôt qu'un peu de cendre, une ombre, une fable. PERSE, Sat. V, 151.

3 Vieux radoteur, ne travailles-tu que pour amuser l'oisiveté du peuple? PERSE, Sat. I, 22.

4 C'est-à-dire, se jeter plus avant dans la foule. Faulsee est un vieux mot qui signitie choc, charge, incursion, irrup tion. Voyez le dictionnaire de Cotgrave. C.

5 Epicure et Sénèque. Voyez sur cela SÉNÈQUE lui-même (Epist. 21), qui cite un passage de la lettre d'Epicure à Idomé née, différente de celle que nous a conservée Diogène Laerce. J. V. L.

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