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entre les Aegyptiens et les Perses, Herodote1 dict avoir esté remarqué, et par d'aultres et par luy, que de ceulx qui y demeuroient morts, le test estoit sans comparaison plus dur aux Aegyptiens qu'aux Persiens; à raison que ceulx icy portent leurs testes tousiours couvertes de beguins et puis de turbans; ceulx là razes dez l'enfance et descouvertes. Et le roy Agesilaus observa iusques à sa decrepitude de porter pareille vesture en hyver qu'en esté. Cesar, dict Suetone3, marchoit tousiours devant sa trouppe, et le plus souvent à pied, la teste descouverte, soit qu'il feist soleil ou qu'il pleust; et autant en dict on de Hannibal, Tum vertice nudo

Excipere insanos imbres, cœlique ruinam 4. Un Venitien qui s'y est tenu long temps, et qui ne faict que d'en venir, escrit qu'au royaume du Pegu, les aultres parties du corps vestues, les hommes et les femmes vont tousiours les pieds nuds, mesme à cheval. Et Platon conseille merveilleusement, pour la santé de tout le corps, de ne donner aux pieds et à la teste aultre couverture que celle que la nature y a mise. Celuy que les Polonnois ont choisy pour leur roy 5 aprez le nostre, qui est à la verité l'un des plus grands princes de nostre siecle, ne porte iamais gants, ny ne change, pour hyver et temps qu'il face, le mesme bonnet qu'il porte au couvert. Comme ie ne puis souffrir d'aller desboutonné et destaché, les laboureurs de mon voysinage se sentiroient entravez de l'estre. Varro tient que quand on ordonna que nous teinssions la teste descouverte en presence des dieux ou du magistrat, on le feit plus pour nostre santé et nous fermir contre les iniures du temps, que pour compte de la reverence. Et puisque nous sommes sur le froid, et François accoustumez à nous bigarrer (non pas moy, car ie ne m'habille gueres que de noir ou de blanc, à l'imitation de mon pere), adioustons d'une aultre piece, que le capitaine Martin du Bellay recite, au voyage de Luxembourg, avoir veu les gelees si aspres 7, que le vin de la munition se couppoit à coups de hache et de

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congnee, se debitoit aux soldats par poids, et qu'ils l'emportoient dans des panniers: et Ovide, Nudaque consistunt, formam servantia testæ, Vina; nec hausta meri, sed data frusta, bibunt '. Les gelees sont si aspres en l'emboucheure des Palus Maeotides, qu'en la mesme place où le lieutenant de Mithridates avoit livré battaille aux ennemis à pied sec et les y avoit desfaicts, l'esté navale. Les Romains souffrirent grand desadvenu il y gaigna contre eulx encores une battaille thaginois prez de Plaisance, de ce qu'ils allerent vantage au combat qu'ils eurent contre les Carà la charge, le sang figé et les membres contraincts de froid: là où Hannibal avoit faict espandre du feu par tout son ost pour eschauffer ses soldats, et distribuer de l'huyle par les bandes, à fin que s'oignants ils rendissent leurs nerfs plus soupples et desgourdis, et encroustassent les pores contre les coups de l'air et du vent gelé qui tiroit lors 3.

La retraicte des Grecs, de Babylone en leur païs, est fameuse des difficultez et mesayses qu'ils eurent à surmonter cette cy en feut, qu'accueillis aux montaignes d'Armenie d'un horrible ravage de neiges, ils en perdirent la cognoissance du païs et des chemins; et en estants assiegez tout court, feurent un iour et une nuict sans boire et sans manger, la pluspart de leurs bestes mortes, d'entre eulx plusieurs morts, plusieurs aveugles du coup du gresil et lueur de la neige, plusieurs stropiez par les extremitez, plusieurs roides, transis et immobiles de froid, ayants encores le sens entier 4.

Alexandre veid une nation en laquelle on enterre les arbres fruictiers en hyver pour les deffendre de la gelee; et nous en pouvons aussi veoir.

Sur le subiect de vestir, le roy de la Mexique changeoit quatre fois par iour d'accoustrements, iamais ne les reïteroit, employant sa desferre à ses continuelles liberalitez et recompenses; comme aussi ny pot, ny plat, ny ustensile de sa cuisine et de sa table, ne luy estoient servis à deux fois.

1 Le vin glacé retient la forme du vase qui le renfermait; on ne boit pas le vin liquide, mais on le partage en morceaux. OVID. Trist. III, 10, 23.

2 STRABON, liv. VII, p. 307, éd. de Paris; p. 472, éd. d'Ams terdam. C.

3 TITE-LIVE, XX, 54. On lit aussi, qui courait lors.'

4 XENOPHON, Expédition de Cyrus, IV, 5. C.

5 QUINTE-CURCE, VII, 3. C.

6 C'est-à-dire sa défroque ou sa dépouille. E. J.

CHAPITRE XXXVI.

Du ieune Caton.

Ie n'ay point cette erreur commune, de iuger d'un aultre selon que ie suis i'en croy ayseement des choses diverses à moy. Pour me sentir engagé à une forme, ie n'y oblige pas le monde, comme chascun faict; et croy et conçoy mille contraires façons de vie; et au rebours du com

mun, receoy plus facilement la difference que la ressemblance en nous. Ie descharge, tant qu'on veult, un aultre estre de mes conditions et principes, et le considere simplement en lui mesme, sans relation, l'estoffant sur son propre modelle. Pour n'estre continent, ie ne laisse d'advouer sincerement la continence des feuillants et des ca

puchins, et de bien trouver l'air de leur train: ie m'insinue par imagination fort bien en leur place; et les ayme et les honnore d'autant plus qu'ils sont aultres que moy. Ie desire singulierement qu'on nous iuge chascun à part soy, et qu'on ne me tire en consequence des communs exemples. Ma foiblesse n'altere aulcunement les opinions que ie dois avoir de la force et vigueur de ceulx qui le meritent. Sunt qui nihil suadent, quam quod se imitari posse confidunt. Rampant au limon de la terre, ie ne laisse pas de remarquer iusques dans les nues la haulteur inimitable d'aulcunes ames heroïques. C'est beaucoup pour moy d'avoir le iugement reiglé, si les effects ne le peuvent estre, et maintenir au moins cette mais

binet, ou au bout de la langue, comme au bout de l'aureille, pour parement. Il ne se recognoist plus d'action vertueuse : celles qui en portent le visage, elles n'en ont pas pourtant l'essence; car le proufit, la gloire, la crainte, l'accoustumance,

et aultres telles causes estrangieres, nous acheminent à les produire. La iustice, la vaillance, la debonnaireté que nous exerceons lors, elles peuvent estre ainsi nommees pour la considera

tion d'aultruy et du visage qu'elles portent en ment vertu : il y a une aultre fin proposee, aultre publicque; mais chez l'ouvrier, ce n'est aulcunecause mouvante. Or la vertu n'advoue rien, que ce qui se faict par elle et pour elle seule. En cette grande battaille de Potidee', que les Grecs soubs Pausanias gaignerent contre Mardonius et les Perses, les victorieux, suyvant leur coustume, venants à partir entre eulx la gloire de l'exploict, attribuerent à la nation spartiate la precellence de valeur en ce combat. Les Spartiates, excellents iuges de la vertu, quand ils veindrent à decider à quel particulier de leur nation debvoit demourer l'honneur d'avoir le mieulx faict en cette iournee, trouverent qu'Aristodeme s'estoit le plus courageusement hazardé; mais pourtant ils ne luy en donnerent point de prix, parce que sa vertu avoit esté incitee du desir de se purger du reproche qu'il avoit encouru au faict des Thermopyles, et d'un appetit de mourir courageusement pour guarantir sa honte passee.

Nos iugements sont encores malades, et suyvent la depravation de nos mœurs. Ie veoy la tresse partie exempte de corruption : c'est quel-pluspart des esprits de mon temps faire les ingeque chose d'avoir la volonté bonne, quand les iambes me faillent. Ce siecle auquel nous vivons, au moins pour nostre climat, est si plombé, que, ie ne dis pas l'execution, mais l'imagination mesme de la vertu en est à dire et semble que ce ne soit aultre chose qu'un iargon de college; Virtutem verba putant, ut

Lucum ligna 2; quam vereri deberent, etiam si percipere non possent; c'est un affiquet à pendre en un ca

Il y a des gens qui ne conseillent que ce qu'ils croient pouvoir imiter.-Montaigne paraît citer de mémoire cette phrase de Cicéron, Orator, c. 7: Nunc tantum quisque laudat, quantum se posse sperat imitari; ou plutôt ce passage des Tusculanes, II, 1: Reperiebantur nonnulli, qui nihil laudarent, nisi quod se imitari posse confiderent. J. V. L.

2 Ils croient que la vertu n'est qu'un mot, comme ils ne voient que du bois à brûler dans un bois sacré. HORACE, Epist. I, 6, 31.

3 La vertu qu'ils devraient respecter, quand même ils ne pourraient la comprendre. Cic. Tusc. quæst. V, 2. Montaigne applique à la vertu ce que Cicéron dit de la philosophie et de ceux qui osent la blåmer. C.

ie

nieux à obscurcir la gloire des belles et geneinterpretation vile, et leur controuvant des occareuses actions anciennes, leur donnant quelque sions et des causes vaines: grande subtilité! Qu'on me donne l'action la plus excellente et pure, m'en vois y fournir vraysemblablement cinquante vicieuses intentions. Dieu sçait, à qui les veult estendre, quelle diversité d'images ne souffre nostre interne volonté ! Ils ne font pas tant malicieusement, que lourdement et grossierement, les ingenieux à tout leur mesdisance.

La mesme peine qu'on prend à detracter de ces grands noms, et la mesme licence, ie la prendroy volontiers à leur prester quelque tour d'espaule pour les haulser. Ces rares figures, et triees pour l'exemple du monde par le consentement des sages, ie ne me feindroy pas de les

L'auteur a mis par méprise Potidée, au lieu de Platée Voyez CORNELIUS NÉPOS, Paus. c. I; et surtout HÉRODOTE, IX, 70. J. V. L.

:

res en icelle sa faculté d'en attirer d'aultres : et il se veoid plus clairement aux theatres, que l'inspiration sacree des Muses, ayant premierement agité le poëte à la cholere, au dueil, à la hayne, et hors de soy, où elles veulent, frappe encores par le poëte l'acteur, et par l'acteur consecutivement tout un peuple; c'est l'enfileure de nos aiguilles suspendues l'une de l'aultre1. Dez ma premiere enfance, la poësie a eu cela, de me transpercer et transporter; mais ce ressentiment bien vif, qui est naturellement en moy, a esté diversement manié par diversité de formes, non tant plus haultes et plus basses (car c'estoient tousiours des plus haultes en chasque espece), comme differentes en couleur : premierement, une fluidité gaye et in genieuse; depuis, une subtilité aiguë et relevee; enfin, une force meure et constante. L'exemple le dira mieulx; Ovide, Lucain, Virgile.

recharger d'honneur, autant que mon invention | seulement attire une aiguille, mais infond encopourroit, en interpretation et favorable circonstance et il fault croire que les efforts de nostre invention sont loing au dessoubs de leur merite. C'est l'office des gents de bien, de peindre la vertu la plus belle qui se puisse; et ne nous messieroit pas, quand la passion nous transporteroit à la faveur de si sainctes formes. Ce que ceulx cy font au contraire, ils le font ou par ce vice de ramener leur creance à leur portee, dequoy ie viens de parler; ou comme ie pense plustost, pour n'avoir pas la veue assez forte et assez nette, ny dressee à concevoir la splendeur de la vertu en sa pureté naïfve: comme Plutarque dict que de son temps aulcuns attribuoient la cause de la mort du ieune Caton à la crainte qu'il avoit eue de Cesar; dequoy il se picque avecques raison et peult on iuger par là combien il se feust encore plus offensé de ceulx qui l'ont attribuee à l'ambition. Sottes gents! Il eust bien faict une belle action, genereuse et iuste, plustost avecques ignominie que pour la gloire. Ce personnage là feut veritablement un patron que nature choisit pour monstrer iusques où l'humaine vertu et fermeté pouvoit attaindre.

Mais voylà nos gents sur la carriere : Sit Cato, dum vivit, sane vel Cæsare maior2, dict l'un;

Et invictum, devicta morte, Catonem 3, dict l'aultre; et l'aultre, parlant des guerres civiles d'entre Cesar et Pompeius,

Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni 4; et le quatriesme sur les louanges de Cesar, Et cuncta terrarum subacta,

Præter atrocem animum Catonis 5; et le maistre du chœur, aprez avoir estalé les noms des plus grands Romains en sa peincture, finit en cette maniere,

Mais ie ne suis pas icy à mesme pour traicter ce riche argument: ie veulx seulement faire luicter ensemble les traicts de cinq poëtes latins sur la louange de Caton, et pour l'interest de Caton, et par incident pour le leur aussi. Or debvra l'enfant bien nourry trouver, au prix des aultres, les deux premiers traisnants; le troisiesme plus verd, mais qui s'est abbattu par l'extravagance de sa force: il estimera que là il y auroit place à un ou deux degrez d'invention encores pour arriver au quatriesme, sur le poinct duquel il ioindra ses mains par admiration au dernier, premier de quelque espace, mais laquelle espace il iurera ne pouvoir estre remplie par nul esprit Comme nous pleurons et rions d'une mesme humain, il s'estonnera, il se transira.

Voycy merveille : nous avons bien plus de poëtes que de iuges et interpretes de poësie; il est plus aysé de la faire que de la cognoistre. est plus aysé de la faire que de la cognoistre. A certaine mesure basse, on la peult iuger par les preceptes et par art: mais la bonne, la supreme, la divine, est au dessus des reigles et de la raison. Quiconque en discerne la beaulté d'une veue ferme et rassise, il ne la veoid pas, non plus que la splendeur d'un esclair : elle ne practique point nostre iugement; elle le ravit et ravage. La fureur qui espoinçonne celuy qui la scait penetrer, fiert encores un tiers à la luy ouyr traicter et reciter; comme l'aimant non

His dantem iura Catonem 6.
CHAPITRE XXXVII.

chose.

Quand nous rencontrons dans les histoires

luy avoir presenté la teste du roy Pyrrhus, son qu'Antigonus sceut tres mauvais gré à son fils de ennemy, qui venoit sur l'heure mesme d'estre

Toutes ces images sont prises de l'Ion de Platon. Voyez les Pensées de ce philosophe, p. 162, éd. de 1824. J. V. L. 2 Que Caton soit pendant sa vie plus grand même que Cé sar. MARTIAL, VI, 32

3 Et Caton indomptable, ayant dompté la mort. MANILIUS, Astronom. IV, 87.

4 Les dieux sont pour Cèsar, mais Caton suit Pompée. LuCAIN, I, 128.

5 Tout le monde à ses pieds, hormis le fier Caton. HORACE, Od. II, 1, 23.

6

Et Caton, qui leur dicte des lois. VIRG. Énéid. VIII, 670.

tué combattant contre luy, et que l'ayant veue, Il se print bien fort à pleurer'; et que le duc René de Lorraine plaingnit aussi la mort du duc Charles de Bourgoigne qu'il venoit de desfaire2, et en porta le dueil en son enterrement; et qu'en la battaille d'Auroy 3, que le comte de Montfort gaigna contre Charles de Blois, sa partie pour le duché de Bretaigne, le victorieux rencontrant le corps de son ennemy trespassé, en mena grand dueil, il ne fault pas s'escrier soubdain,

E così avven, che l'animo ciascuna Sua passion sotto 'l contrario manto Ricopre, con la vista or' chiara, or' bruna 4. Quand on presenta à Cesar la teste de Pompeius, les histoires 5 disent qu'il en destourna sa veue, comme d'un vilain et mal plaisant spectacle. Il y avoit eu entre eulx une si longue intelligence et societé au maniement des affaires publicques, tant de communauté de fortunes, tant d'offices reciproques et d'alliances, qu'il ne fault pas croire que cette contenance feust toute faulse et contrefaicte, comme estime cet aultre:

Tutumque putavit

Iam bonus esse socer; lacrymas non sponte cadentes
Effudit, gemitusque expressit pectore læto 6;

car bien qu'à la verité la pluspart de nos actions ne soient que masque et fard, et qu'il puisse quelquesfois estre vray,

Heredis fletus sub persona risus est 7,

si est ce qu'au iugement de ces accidents, i fault considerer comme nos ames se treuvent souvent agitees de diverses passions. Et tout ainsi qu'en nos corps ils disent qu'il y a une assemblee de diverses humeurs, desquelles celle là est maistresse, qui commande le plus ordinairement en nous, selon nos complexions : aussi en nos ames, bien qu'il y ayt divers mouvements qui les agitent, si fault il qu'il y en ayt un à qui le champ demeure; mais ce n'est

I PLUTARQUE, Vie de Pyrrhus, vers la fin. C. 2 Devant Nanci, en 1477. C.

3 Ou d'Auray, près de Vannes. Cette bataille fut livrée sous Charles V, le 29 septembre 1364. J. V. L.

4 C'est ainsi que l'âme couvre ses mouvements secrets sous une apparence contraire, triste sous un visage gai, gaie sous un visage triste. PÉTRARQUE, fol. 23 de l'éd. de Gab. Giolito, 1545.

5 PLUTARQUE, Vie de César, c. 13. C.

6 Dès qu'il crut pouvoir sans péril se montrer sensible aux malheurs de son gendre, il répandit quelques larmes forcées, et arracha quelques gémissements d'un cœur rempli de joie. LUCAIN, IX, 1037.

7 Les pleurs d'un héritier sont des ris sous le masque.
PUBLIUS SYRUS, apud A. Gellium, XVII, 14.
(Traduction de mademoiselle de Gournay.)

pas avecques si entier advantage, que pour la volubilité et soupplesse de nostre ame, les plus foibles par occasion ne regaignent encores la place, et ne facent une courte charge à leur tour. D'où nous veoyons non seulement les enfants, qui vont tout naïfvement aprez la nature, pleurer et rire souvent de mesme chose : mais nul d'entre nous ne se peult vanter, quelque voyage qu'il face à son souhait, qu'encores, au despartir de sa famille et de ses amis, il ne se sente frissonner le courage; et si les larmes ne luy en eschappent tout à faict, au moins met il le pied à l'estrier d'un visage morne et contristé. Et quelque gentille flamme qui eschauffe le cœur des filles bien nees, encores les depend on à force du col de leurs meres pour les rendre à leurs espoux, quoy que die ce bon compaignon :

Estne novis nuptis odio Venus? anne parentum
Frustrantur falsis gaudia lacrymulis,
Ubertim thalami quas intra limina fundunt?

Non, ita me divi, vera gemunt, iuverint. Ainsin il n'est pas estrange de plaindre celuy là mort, qu'on ne vouldroit aulcunement estre en vie. Quand ie tanse avecques mon valet, ie tanse du meilleur courage que i'aye; ce sont vrayes et non feinctes imprecations: mais cette fumee passee, qu'il ayt besoing de moy, ie luy bienferay volontiers; ie tourne à l'instant le feuillet. Quand ie l'appelle un badin 2, un veau, ie n'entreprens pas de luy coudre à iamais ces tiltres; neste homme tantost aprez. Nulle qualité ne ny ne pense me desdire, pour le nommer honnous embrasse purement et universellement. Si ce n'estoit la contenance d'un fol de parler seul, il n'est iour ny heure à peine en laquelle on ne m'ouïst gronder en moi mesme et contre moy, Bran du fat!» et si n'entens pas que ce soit ma definition. Qui, pour me veoir une mine tantost froide, tantost amoureuse envers ma femme, estime que l'une ou l'aultre soit feincte, il est un sot. Neron prenant congé de sa mere, qu'il envoyoit noyer 3, sentit toutesfois l'esmotion de cet adieu maternel, et en eut horreur

«

I Vénus est-elle odieuse aux nouvelles mariées ? ou se jouentelles de leurs parents par ces feintes larmes qu'elles versent en abondance à l'entrée de la chambre nuptiale? Que je meure, si ces larmes sont sincères! CATULLE, LXVI, 15.

2 Ce mot, du temps de Montaigne, avait, à ce qu'il paraît, la signification de diseur de balivernes, de niaiseries. On a dit bade et badise, pour baliverne, bêtise. En Sologne et dans la Beauce, on dit encore bader, pour dire des riens. A. D.

3 C'est ce que dit Tacite, mais sans l'assurer si positivement que Montaigne : Nero... prosequitur abeuntem, arctius oculis et pectori hærens, sive explenda simulatione, seu perituræ matris supremus adspectus quamvis ferum animum retinebat. Annal. XIV, 4. C.

et pitié. On dict que la lumiere du soleil n'est | L'une partie de son debvoir est iouee; laissons pas d'une piece continue, mais qu'il nous eslance luy en iouer l'aultre.

si dru, sans cesse, nouveaux rayons les uns sur les aultres, que nous n'en pouvons appercevoir l'entredeux :

Largus enim liquidi fons luminis, ætherius sol Inrigat assidue cœlum candore recenti, Suppeditatque novo confestim lumine lumen 1. Ainsin eslance nostre ame ses poinctes diversement et imperceptiblement.

Artabanus surprint Xerxes son nepveu, et le tansa de la soubdaine mutation de sa contenance. Il estoit à considerer la grandeur desmesuree de ses forces au passage de l'Hellespont pour l'entreprinse de la Grece : il luy print premierement un tressaillement d'ayse à veoir tant de milliers d'hommes à son service, et le tesmoigna par l'alaigresse et feste de son visage; et tout soubdain, en mesme instant, sa pensee luy suggerant comme tant de vies avoient à desfaillir au plus loing dans un siecle, il refrongna son front, et s'attrista iusques aux larmes 2.

Nous avons poursuyvi avecques resolue volonté la vengeance d'une iniure, et ressenty un singulier contentement de la victoire; nous en pleurons pourtant. Ce n'est pas de cela que nous pleurons; il n'y a rien de changé mais nostre ame regarde la chose d'un aultre œil, et se la represente par un aultre visage; car chasque chose a plusieurs biais et plusieurs lustres.

La parenté, les anciennes accointances et amitiez saisissent nostre imagination, et la passionnent pour l'heure, selon leur condition; mais le contour en est si brusque qu'il nous eschappe.

Nil adeo fieri celeri ratione videtur, Quam si mens fieri proponit et inchoat ipsa. Ocius ergo animus quam res se perciet ulla, Ante oculos quorum in promptu natura videtur 3; et à cette cause, voulants de toute cette suitte continuer un corps, nous nous trompons. Quand Timoleon 4 pleure le meurtre qu'il avoit commis d'une si meure et genereuse deliberation, il ne pleure pas la liberté rendue à sa patrie, il ne pleure pas le tyran; mais il pleure son frere.

Le soleil, source féconde de lumière, inonde le ciel d'un éclat sans cesse renaissant, et remplace continuellement ses rayons par des rayons nouveaux. LUCRÈCE, V, 282.

2 HÉRODOTE, VII, 45 et 46; PLINE, Epist. III, 7; VALÈRE MAXIME, IX, 13, ext. 1. J. V. L.

3 Rien de si prompt que l'âme quand elle conçoit ou qu'elle agit: elle est plus mobile que tout ce que la nature nous met sous les yeux. LUCRÈCE, III, 183. D'autres lisent, quarum. 4 CORNELIUS NÉPOS, XX, 1; DIODORE, XVI, 65; PLUTARQUE, Timoléon, etc. J. V. L.

CHAPITRE XXXVIII.

De la solitude.

Laissons à part cette longue comparaison de la vie solitaire à l'actifve: et quant à ce beau mot dequoy se couvre l'ambition et l'avarice, « que nous ne sommes pas nayz pour nostre particulier, ains pour le publicque1,» rapportons nous en hardiement à ceulx qui sont en la dance; et qu'ils se battent la conscience, si au contraire les estats, les charges, et cette tracasserie du monde ne se recherche plustost pour tirer du publicque son proufit particulier. Les mauvais moyens par où on s'y poulse en nostre siecle, monstrent bien que la fin n'en vault gueres. Respondons à l'ambition, que c'est elle mesme qui nous donne goust de la solitude : car que fuit elle tant que la societé? que cherche elle tant que ses coudees franches? Il y a dequoy bien et mal faire par tout. Toutesfois, si le mot de Bias est vray, « que la pire part c'est la plus grande, ou ce que dict l'Ecclesiastique, « que de mille il n'en est pas un bon,

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Rari quippe boni : numero vix sunt totidem quot
Thebarum portæ, vel divitis ostia Nili 3,

la contagion est tres dangereuse en la presse. Il fault ou imiter les vicieux, ou les hair. Touts les deux sont dangereux : et de leur ressembler, parce qu'ils sont beaucoup; et d'en haïr beaucoup, parce qu'ils nous sont dissemblables 4. Et les marchands qui vont en mer ont raison de regarder que ceulx qui se mettent en mesme vaisseau ne soyent dissolus, blasphemateurs, meschants; estimants telle societé infortunee. Parquoy Bias plaisamment, à ceulx qui passoient avecques luy le dangier d'une grande tormente, et appelloient le secours des dieux : « Taisez vous, dict il; qu'ils ne sentent point que vous soyez icy avecques moy 5. » Et d'un plus pressant exemple, Albuquerque, viceroy en l'Inde pour Emmanuel, roy de Portugal, en un extreme peril de fortune de mer, print sur ses espaules un ieune garson, pour cette seule fin, qu'en la I C'est l'éloge que Lucain (II, 383) fait de Caton d'Utique: Nec sibi, sed toti genitum se credere mundo. C.

2 DIOCÈNE LAERCE, Vie de Bias, à la fin. J. V. L. 3 Les gens de bien sont rares; à peine en pourrait-on compter autant que Thèbes a de portes, ou le Nil d'embouchures JUVENAL, XIII, 26.

4 Ces réflexions sont fidèlement traduites de SÉNÈQUE, Epist 7. C.

5 DIOGÈNE LAERCE, Vie de Bias, I, 86. C.

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