Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

Ce siècle, ainsi que précédent, a possédé un assez grand nombre d'écrivains français, mais le plan que nous avons adopté ne nous permet d'en citer qu'un seul. Celui que nous avons choisi appartenant également au quatorzième et au quinzième siècle, le morceau qu'on va lire de lui suffira, nous pensons, pour donner une idée de ce qu'était la langue dans ces prerniers temps.

JEAN CHARLIER DE GERSON,

Tié en 1363, mort à Lyon en 1429.

Harangue au Roi Charles VI.

(1405)

Prudence est la vertu des roys* qui doit mener toutes les autres, auriga virtutum, par quelle manière ? Par la lumière de vérité. Mais escoutons que fait le flatteur mensonger contre prudence ; Dieux quel varlet ! c'est l'enchanteur du diable qui charme les seigneurs, et fait apparoir la faulseté vérité, de folie sens, de néant grand' chose, de glorieux fait fols, et de fols hors de sens.

Qui deceut Lucifer et le mua d'ange en diable ? Flatterie de soy mesme et de ses adhérans. Flatterie commença dès lors, et fist trébucher son maistre de si haut si bas, de si sage si fol: que feront les hommes, comment s'en garderontils ? Qui deceut Eve et Adam et les mua d'immortalité en mortalité, et de tous biens en tous maux ? Flatterie de l'ennemy qui leur promettoit estre comme Dieux. ...

Flatteur est le menestrier ou trompette qui toujours chante de faincte musique, et change sa notte selon ce que le seigneur veut chanter ou deviser: c'est l'image du mirouer qui rit quand on rit, pleure quand on pleure. Dira un seigneur il fait chault, le flatteur dira qu'il sue; si le seigneur dit incontinent, il fait bien froit, le flatteur dira qu'il tremble. Et qui estes-vous, sire ? dit le flatteur : regardez-vous, maintenez votre dignité : vraiement terre ne soutient seigneur qui soit pareil à vous en noblesse de cueur, en prouesse, en beau parler, en grand sens et pru

*On a conservé l'orthographe de l'auteur.

en.

dence : les autres ne sont que bestes au regard de vous. Puis blasme à la fois le seigneur par jeu, et comme heraudaut dit, malgré celui-là et l'autre : et quoy, sire, vous estes trop humble et trop religieux, trop doulx, trop large et trop piteux; que vous chault de ces vilains, ou de ces chaperons fourrés, ou de ces turlupins religieux ? Montrez, montrez que soiez seigneur: et qui estes-vous je vous pry, que avez-vous affaire d'autruy? Qui seroit celui qui vous pourroit greuer, ou rien monstrer, ou conseiller ? Oyez, Messeigneurs ; quel advocat: pleust à Dieu que vérité à l'encontre respondist au seigneur, quand flatteur lui demande qui estes-vous ? et qui estes-vous, je vous pry? respond vérité: tu es une poure misérable créature subjecte à toute angoisse et tribulation, à froid et chauld, à maladie et nécessité inévitable de mort; tu es un sac plein de fiens, terre et cendre et pourriture : quelque robe que tu ayes, quelque or ou argent, ou pierre précieuse, ou pompeuse famille soit environs toy: quelle chose (je te prie) est ta chair qui tost ou tard deviendra charogne, et la proie du tombeau ? Tost sera ce je te dy bien: car en si bref temps n'a point de tard ; et s'il est ainsi, esveille toi un peu ; ouvre les yeux qui te sont clos par flaterie et regarde quels seigneurs estoient à ce conseil, depuis quatre ou six ans, chacun les honoroit, chacun les redoutoit, chacun les flatoit, autant ou plus que toy: mais où sont ceux de présent, où sont-ils ? pensez-y bien : ils ont dormi leur songe, ils ont fait leur personnage : la mort en un moment leur a donné échec et mat et sont boutez en terre.. Que leur prouffite orgueil ? Que leur vault s'ils ont opprimé et mené à douloureux tourment le menu peuple pour complaire aux flateurs ? Flateurs les osteront-ils de terre, et l'âme d'enfer si elle y est trébuchée ? elle y est voirement, et toy en après si la miséricorde de Dieu pour pénitence n'y met ou a mis remède. Terre, terre, terre, escoute la parole de Dieu, et qui est elle ? Omnis caro fanum: toute chair n'est qu'un peu de foin et toute sa gloire comme une fleur des champs. Pense bien que le flatteur est le prestre a l'ennemy d'enfer qui chante les vigiles de ceux qui sont morts par péchez, c'est la mauvaise corneille qui creve les yeux aux grands seigneurs

ou les bende, puis joue d'iceux aux chapefols (1). Flaterie, à la parfois pour dire tout le comble du mal, est trèscontraire à prudence. Pourquoy? Pource qu'elle introduit faulseté et empesche que vérité par le conseil d'autruy ne soit manifestée à celvy qui se repute plus sage de tous les autres. Mais si prudence est bien gardée ès conseillers contre flateurs mensonges, c'est grande aide pour la conservation du roy sans prudent conseil, est comme le chief en un corprs sans oreilles et sans yeux...

Or fault avec la prudence que force soit et justice ; et comme justice ne doibt point estre vendue, ainsi, ne doibvent les officiers estre instituez par prix ou par argent, ou violence de prières armées, mais par prud'hommie et suffisance. Comment ne vendroit justice celuy qui tant cher l'a acheptée? illa vendra croyez moy, et se garde d'y perdre : il fera les droits au poix et jugera coup d'un coup d'autre: et le plus pesant de la balance l'emportera.

Soit honorée la cours souveraine de justice tellement que ses sentences ou arrests soient gardés sans enfraindre autrement toute justice ailleurs plairoit, trembleroit et tré bucheroit.

.Dieu veuille que la justice soit conservée sans estre enfreinte pour le grand ne pour le petit, car autrement se vérifieroit le dict de Anastase philosophe, que les loix ou arrests des juges sont comme les toiles des arraignées qui retiennent les petites mouches et laissent aller les grosses.

.

[ocr errors]

“Ces fragments sont extraits d'une harangue faite au nom de l'Uni versité de Paris, devant Charles VI et tout le conseil en 1405 ; elle contient des remontrances touchant le gouvernement du roi et du. royaume.

Jehan Gerson, dans cette circonstance sol. ennelle, n'est plus seulement le représentant et l'avocat de l'Universi. té de Paris, il apparaît encore comme un magistrat public, et son dis. cours comme un éloquent réquisitoire dirigé contre les abus de tous genres qui régnaient à cette malheureuse époque.

“Gerson mérita le nom de docteur très-chrétien. Ses écrits, marqués au coin d'un profond savoir et remplis de pensées vives et affectueuses, sont instructifs, et en même temps très-propres à donner ce gottet ces sentiments de piété dont l'auteur était panétré et qu'il désirait ardemment de communiquer aux autres.

(1) Chapefols, ou chapifou, c'est le colin-maillard. En Norman. die, on nomme ce jeu capifolet. Mais capifol, chapifol est l'ancien mot.” (M. Berryer.)

"Tel est le jugement porté par Bossuet sur la vie et les ouvrages de Jean C. de Gerson, chancelier de l'Université de Paris, et la plus grande lumière des sciences et de l'Eglise dans le quinzième siècle.

"Gerson composa plusieurs traités dont l'analyse est du domaine de la critique théologique. Nous les passerons donc sous silence pour arriver à l'Imitation de Jésus-Christ, que plusieurs savans, et entre autres M. Barbier, ont attribué, ce nous semble, avec certitude à Jean Gerson ; admirable ouvrage, le plus beau, dit Fontenelle, qui soit sorti de la main des hommes, puisque l'Evangile n'en vient pas ; chef-d'ouvre de morale et d'éloquence; bien digne assurément de l'homme qui consacra ses derniers jours à l'éducation des enfants pauvres; qui, la veille de sa mort, les réunissant autour de lui, leur demanda pour leur vieux maitre, cette simple prière à Dieux: Seig. neur ayez pitié de votre pauvre serviteur "Gerson !"

M. BERRYER.

« PreviousContinue »