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JOSEPH-ANTOINE-JOACHIM CÉRUTI,

né à Turin en 1738, mort à Paris en 1792.

Péroraison de l’Apologie de l'Institut des Jésuites.

... Ce sont les élèves de cet institut, ce sont des hommes qui entretiennent parmi eux une union fraternelle et une constante régularité ; ce sont des citoyens qui rendent au public des services multipliés, desintéressés, essentiels; ce sont des religieux qui font hommage à l'Etre Suprême, et de tous leurs penchans et de tous leurs travaux, qu'on travestit en hommes corrompus, en citoyens pervers, en religieux sacriléges.

C'est une société qui a pour base cet institut ; une société qui subsiste depuis deux cents ans, et qui, depuis deux cents ans, a toujours passé pour l'école de la science et de la vertu, qu'on veut faire passer dans ce siècle pour l'école de l'ignorance et de la scélératesse ; une société qui, répandue dans une multitude de nations, les sert et les édifie toutes, qu'on s'efforce de diffamer, d'anéantir au milieu de la nation française ; une société élevée par

la religion, protégée par la politique, applaudie par la raison, qu'on vient d'abattre et de détruire dans la plus grande partie de la France, contre le veu de la raison, contre le veu de la politique, contre le veu de la religion.

Venez donc gémir sur ses ruines, religion sainte! défendez l'honneur d'un institut que la main de vos pontifes avait marqué du sceau de la vénération, et que la main des bourreaux a marqué du sceau de l'ignominie. Consolez des infortunés que la violence arrache des asiles mémes que vous leur aviez ouverts.

Justifiez des pratiques que vous avez placées au rang des vertus, et qu'on a rangées dans la liste des crimes. Attendrissez-vous sur ces peuplus idolâtres, à qui on enlève ceux qui devaient un jour les former au christianisme et à l'humanité. Pleurez sur ces autels profanés, sur ces chaires muettes, sur ces temples déserts. Ressentez la plaie faite à l'église, et la honte imprimée au sanctuaire. Troublez-vous surtout à l'aspect

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des trophées que l'impiété et le schisme vont arborer de concert sur les débris d'une société toujours persécutée, parce qu'elle vous fut toujours fidèle. Religion sainte! jusqu'ici vous l'avez honorée de vos éloges, honorez-la ésormais de vos larmes.

Venez gémir sur ses ruines, politique éclairée ! Souffrirez-vous, sans vous plaindre, qu'on regarde comme nuls deux cents ans de possession, cent soixante ans de prescription, une multitude de déclarations, d'édits solennels, de lettres-patentes ; qu'on ébranle ainsi à vos yeux les fondemens sur lesquels reposent la sûreté des particuliers et la stabilité des corps ; qu'on détruise des établissemens que vous aviez formés vous-même pour le maintien des meurs et pour la gloire de la nation ; qu’on tarisse la source de tant d'instructions nécessaires ; que l'on coupe la racine de tant de travaux utiles ; qu'on étouffe le gerıne, qu'on disperse la semence d’où vous avez vu éclore tant d'hommes célèbres ; qu'on ôte à la jeunesse des guides assurés, aux familles des consolateurs, aux malheureux des intercesseurs, aux ecclésiastiques et aux religieux des coopérateurs et des émules, aux autels un corps de ministres zélés, au trône un corps de sujets fidèles, à la patrie un corps de citoyens irréprochables et laborieux; politique éclairée! vos secours n'ont pu prévenir sa chute, vos regrets la vengeront.

Venez gémir sur ses ruines, raison équitable ! représentez-vous tous les outrages faits à la reconnaissance. Voyez une société poursuivie par des hommes dont la plupart lui doivent leur éducation et leurs talens ; bannie des villes et des provinces qu'elle a si bien défendues contre l'erreur et le schisme, dans les temps d'ignorance et de séduction, contre la maladie et la mort dans les temps de peste et de calamité ; proscrite au milieu d'un siècle dont elle contribuait à grossir les lumières, et dont elle réussissait à affaiblir la perversité. Représentez-vous tous les outrages faits à la vérité. Voyez des suppositions transformées en principes, des falsifications substituées à des preuves, la réalité détruite par l'apparence, l'expérience immolée à la possibilité, des témoignages éclatans confondus par des calomnies obscures, des raisons qu'on dissimule, des terreurs qu'on feint, des écrits spécieux dont

les auteurs ne prouvent pas ce qu'ils avancent, et n'entendent pas ce qu'ils traitent; un peuple séduit par des 80phismes, dominé par des préventions, amusé par des prétextes, troublé par des chimères. Enfin, représentezvous tous les outrages faits à l'humanité. Voyez des citoyens paisibles, des religieux édifians qui se reposoient à l'ombre des lois et dans le sein de l'innocence, trainés tout à coup du pied des autels aux pieds des tribunaux, à travers les clameurs de la prévention, les invectives de la calomnie, les imprécations de la vengeance. Voyez-les, présenter en vain d'une main tremblante les témoignages réunis des villes, des diocèses et des provinces ; réclamer en vain d'une voix défaillante les titres de leur existence et le prix de leurs services; se flatter en vain que le bras de la justice, secondé par celui de l'église, les sauve de l'abîme ou l'on se hâte de les précipiter. Voyez-les pendant une année entière, flottant entre l'espérance et la crainte ; ajoutant à l'impression du mal présent, le souvenir du mal passé et le pressentiment du mal à venir ; sentant croître à chaque moment leurs agitations et leurs frayeurs à l'aspect d'un orage qui groississait de jour en jour, et au bruit d'un tonnerre qui, de jour en jour, grondait avec plus de fracas; attendant sans cesse ou que le soleil dissipât les nuages, ou que la foudre éclatât sur leurs têtes. Au premier coup de cette foudre, voyez les maîtres forcés de se séparer de leurs disciples, et d'essuyer autant de larmes qu'ils en répandent; l'asile de la piété inondé par les suppôts de la justice ; les huissiers menaçans mêlés aves des religieux étonnés ; le fruit du goût, de l'économie et du travail livré à la déprédation et à la rapacité ; le sceau de la proscription imprimé sur toutes les portes ; l'empire de la douleur et de la désolation établi dans le séjour de l'étude et de la tranquillité. Voyez le jour fatal arrivé, où se consomme la plus affreuse des dissolutions, où se représente la plus désolante des scènes, où les frères se séparent, où les cæurs se déchirent, où de malheureux jeunes gens qui ont passé les plus beaux jours de leur jeunesse dans de pénibles travaux, sont dévoués à l'indigence et à l'inutilité ; où de plus malheureux vieillards sont forcés de chercher dans les hôpitaux ou dans des chaumières, un asile et une subsistance. Pour comble d'horreur, voyez quatre mille hommes à qui on a ravi leur état, et à qui l'on veut ravir encore leur honneur; quatre mille religieux à qui on présente leur institut à abjurer, ou la misère et l'exil à subir; quatre mille citoyens qu'on place ainsi entre le crime et la mendicité, entre le parjure et le désespoir. Voyez... • A la vue de tant de cruautés l'humanité frissonne ; la vérité dépose contre tant d'impostures ; la reconnaissance s'indigne contre tant d'ingratitude ; toutes trois à la fois poussent un cri en faveur de ce corps infortuné et si peu digne de l'être ; toutes gémissent sur ses ruines. Raison équitable ! refuserez-vous d'y gémir avec elles ? Refuserez-vous des regrets à une société qui les mériterait

par ses services, quand elle ne les arracherait pas par ses malheurs ?

Pour nous qui, dispersés par sa chute, promenons de ville en ville, de province en province, de royaume en royaume, le spectacle de ses débris et le sentiment de nos douleurs, retenons nos larmes. S'il est beau d'en faire couler, il ne le seroit pas d'en verser nous-mêmes. Ne pleurons pas sur la société. La violence de la tempête a pu détacher quelques branches de ce grand arbre, mais le tronc inébranlable n'en résistera pas moins à la fureur des vents et survivra long-temps à l'orage. Ne pleurons pas non plus sur nous-mêmes. Proscrits, les nations voisines nous offrent une patrie : celle du philosophe est partout où il peut servir les hommes, et celle du chrétien partout où il peut servir Dieu. Pauvres, l'image de notre innocence fera respecter, rendra même intéressante celle de notre pauvreté, et la charité suppléera peut-être à l'équité et à la reconnaissance. Jeunes, l'adversité nous accueille dès nos premiers ans : c'est la compagne du sage, c'est la nourrice des saints ; qu'elle nous apprenne à le devenir. Vieux, la carrière des souffrances va finir pour nous avec celle de la vie ; déjà nous côtoyons l'abîme de l'éternité, il s'ouvre, nous voilà à l'abri des fureurs des hommes, nous voilà rejoints à la société des justes. Rien ne peut plus nous en séparer. Ne pleurons pas même sur l'institut. , On l'arrache de nos mains, on ne l'arrachera jamais de nos cœurs.

Le glaive des bourreaux qui peut tout sur nos têtes, ne peut rien sur nos âmes. C'est là que cet institut se trouve tout entier, écrit en caractères que ni

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le fer, ni la flamme ne sauraient effacer ; c'est là que notre conscience le vengera hautement de l'opprobre dont on veut le couvrir. En vain donc, déployant à nos regards

à l'appareil de la misère et les instrumens des supplices, les tribunaux retentiront de cette horrible parole : Abjure l'institut: nous n'y répondrons jamais que par celles-ci : Plutôt la misère, plutôt les supplices que le crime et l'infamie.. Bien loin d'abjurer cet institut, nous continuerons d'y puiser ces sentimens de piété, qui comptent pour rien les biens de la terre ; ces sentimens de courage, qui rendant la vertu, si ce n'est inaccessible, du moins supérieure à l'insortune : ces sentimens d'élévation qui sont envier à l'injustice même qui triomphe, le sort de l'innocence même qui succombe ; ces sentimens de générosité, qui rendent le bien pour le mal.

France ! nous sommes tes victimes ! nous n'en serons pas moins tes enfans, nous n'en serons pas moins tes sujets, nous espérons même pouvoir devenir encore tes bienfaiteurs : si ce n'est pas par nos travaux, ce sera du moins par nos prières. Oui, qu’on nous ferme à tes yeux la route de l'enseignement, celle de la prédication, celle de toutes les fonctions ecclésiastiques, celle de tous les emplois civils : on ne nous fermera pas pour cela l'entrée des temples, ni l'oreille du créateur. Ces temples seront témoins chaque jour des veux redoublés que nous ferons pour toi. Chaque jour ce créateur nous verra, les bras étendus vers le ciel, intéresser sa puissance à ta sélicité ; lui demander qu'il couronne ton front des palmes de la gloire ; qu'il fomente dans le ceur de tes peuples la flamme de l'honneur; qu'il continue de faire luire sur tes contrées le soleil de la soi ; qu'il répande sur tes campagnes le fleuve de l'abondance ; qu'il écarte à jamais de tes provinces le démon de la révolte ; qu'il fasse asseoir en tout temps sur les tribunaux de tes juges le génie de la modération et de la justice; sur les siéges de tes pontises, le génie du zèle et du savoir ; sur le trône de tes maîtres, le génie de la bienfaisance et de l'humanité; qu'il t'envoie tour à tour l'ange de la paix et de la victoire ; que par tes succès il nous console de nos revers, que du mɔins à nos revers il n'ajoute pas les tiens.

Tel sera toujours l'objet de tous nos vœux. C'est ainsi qu'en nous rendant utiles, nous profiterons du seul moyen

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