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LAURENT ANGLIVIEL DE LA

BEAUMELLE,

né à Vallerangues (Gard) en 1727, mort à Paris 1773.

Pensées détachées.

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Un ouvrage très-utile et qui nous manque absolument, c'est un livre sur les projets. Ce livre serait très-nécessaire à ce siècle, où le gout des projets est presque un mal épidémique.

Quand l'esprit d'un peuple n'est pas encore fixé, quand son système politique n'est pas encore établi, quand son caractère n'est pas encore développé, ou qu'il a été altéré par quelque révolution, il lui faut des faiseurs de projets.

Pour peu qu'un faiseur de projets soit fin, il lui est aisé de paraître profond.

Parler beaucoup et dire peu, en imposer par un maintien grave et avantageux, se dérober aux regards pénétrans, étaler à propos et avec adresse quelques connaissances superficielles, échapper aux éclaircissemens par un silence dédaigneux, tromper le vulgaire par des prôneurs ignorans ou intéressés, couvrir la plus forte cupidité du voile de la plus parfaite indifférence ; en voilà plus qu'il n'en faut pour tromper les femmes et le peuple ; et presque tout le monde est ou peuple ou femme.

A qui l'Angleterre doit-elle ses belles manufactures de laine? A des wallons qui s'y réfugièrent sous Elizabeth. A qui l'Irlande doit-elle ses manufactures de toiles ? A des français que la persécution et la pauvreté y amenèrent. A qui le roi de Prusse doit-il la couronne et les moyens de la soutenir? A des étrangers, que la bienfaisante politique du grand électeur y attira. Je ne finirais point, si je voulais détailler tous les avantages que les étrangers ont acquis à tous les pays qui les ont reçus. Qu'a-t-on donc à leur reprocher ? Leur fortune ? Leurs richesses sont celles de l'état. Leur luxe ? il apporte l'abondance. Leur ambition ? c'est le faible de tous les hommes. Leur

élévation aux premiers emplois ? ils sont en état de les remplir avec distinction. Leur attachement à leur première patrie ? ils sont attachés à l'état et par affection et par intérêt. Les Amaquois, les Wallons, les Français réfugiés, les Irlandais refugiés en France, ne sont-ils pas d'aussi fidèles sujets que les naturels du pays ? Répandez dans votre pays cent mille étrangers ; à la seconde génération vous n'en aurez plus. La valeur des terres augmente à proportion du nombre des habitans. Pourquoi donc les propriétaires haïssent-ils les étrangers qui les enrichissent?

Un état sera heureux si les projets tendent au bien du peuple. Un empire gagnera plus à être gouverné par un citoyen que par un héros, par un cœur sensible que par un esprit élevé. Le sentiment a presque toujours des idées justes, parce qu'il n'a pas le temps de faire des ré. flexions fines.

L'homme n'est jamais malheureux que par ennui.

On dit que la vie est courte : si cela était, les jours seraient-ils si longs?

Un siècle de vie sans ennui ne serait qu'un moment: ce serait la vie la plus courte et la plus heureuse.

Qu'est-ce que s'ennuyer? S'apercevoir que l'on vit. Qu'est-ce qu'être heureux? Ne pas s'apercevoir qu'on

? existe.

On peut flatter ceux qu'on méprise, perce qu'on peut les croire dupes : on ne flatte jamais ceux qu'on estime, parce que l'estime respecte, et que la flatterie se joue.

L'amour de la patrie est éteint, dès qu'il commence à devenir un objet de louange.

Appelé à Copenhague pour être professeur de belles-lettres fran. çaises, La Beaumelle ouvrit ce cours de littérature par un discours qui lui donna de la célébrité. Mais, né sous le beau ciel du Languedoc, le climat du du nord ne lui convint pas ; il quitta le Danne. mark avec le titre de conseiller et une pension. A son retour, il s'arrêta à Berlin, pour voir Voltaire, et voulut se lier avec lui; mais l'un et l'autre étaient d'un caractère trop bouillant pour etre longtemps unis. Ils se brouillèrent sans retour. La première cause de celte querelle vint d'une réflexion que la Beaumelle avait insérée dans son livre des pensées. Il y avait dit: il y a eu de meilleurs poètes que Voltaire ; il n'y en eut jamais de si bien récompensé. Le roi de Prusse comble de bienfaits les hommes à talens, précisément par les mêmes raisons qui engagent un petit prince d'Allemagne à combler de bienfaits un bouffon ou un nain. "L'attaque était forte et personnelle: Voltaire ne put jamais la lui pardonner. Il disait cependant de lui : c'est un coquin que a bien de l'esprit. La Beaumelle de son côté disait de Voltaire: personne n'écrit mieux

que lui.

Ce livre des pensées, ou le qu'en dira-t-on ? renfermait des choses trop tranchantes en politique, en littérature et en morale, et fit mettre l'auteur à la Bastille. Les mémoires et les lettres de Mme. de Maintenon lui attirèrent une autre détention. Son commentaire sur la Henriade est peu estimé. Ses Lettres à Voltaire sont celui de ses quvrages où il y a le plus d'esprit et de sel.

PONCE-DENIS LE BRUN,

né à Paris en 1729, mort en 1807.

Ode à Buffon sur ses détracteurs.

Buffon, laisse gronder l'envie ;
C'est l'hommage de sa terreur ;
Que peut sur l'éclat de ta vie
Son aveugle et lâche fureur ?
Olympe qu'assiége un orage,
Dédaigne l'impuissante rage
Des aquilons tumultueux :
Tandis que la noire tempête
Gronde à ses pieds, sa noble tête
Garde un calme majestueux.

Pensais-tu donc que le génie
Qui te place au trône des arts,
Long-temps d'une gloire impunie
Blesserait de jaloux regards?
Non, non, tu dois payer ta gloire ;
Tu dois expier ta mémoire
Par les orages de tes jours ;
Mais ce torrent qui dans ton onde
Vomit sa fange vagabonde
N'en saurait altérer le cours.

Poursuis ta brillante carrière,
O dernier astre des Français ;
Ressemble au dieu de la lumière
Qui se venge par des bienfaits.
Poursuis. Que tes nouveaux ouvrages
Remportent de nouveaux suffrages,
Et des lauriers plus glorieux :
La gloire est le prix des Alcides,
Et le dragon des Hespérides
Gardait un or moins précieux.

Mais si tu crains la tyrannie
D'un monstre jaloux et pervers,
Quitte le sceptre du génie,
Cesse d'éclairer l'univers :
Descends des hauteurs de ton âme;
Abaisse tes ailes de flamme;
Brise tes sublimes pinceaux;
Prends tes envieux pour modèles ;
Et de leurs vernis infidèles
Obscurcis tes brillans tableaux.

Flatté de plaire aux goûts volages,
L'esprit est le dieu des instans :
Le génie est le dieu des âges,
Lui seul embrasse tous les temps.
Qu'il brûle d'un noble délire,
Quand la gloire autour de sa lyre
Lui peint les siècles assemblés,
Et leur suffrage vénérable
Fondant son trône inaltérable
Sur les empires écroulés !

Eat-il, sans ce tableau magique
Dont son noble cæur est flatté,
Rompu le charme léthargique
De l'indolente volupté ?
Eat-il dédaigné les richesses;
Eût-il rejeté les caresses
Des Circés aux brillans appas?
Et par une étude iucertaine
Acheté l'estime lointaine
Des peuples qu'il ne verra pas ?

Ainsi l'active chrysalide,
Fuyant le jour et le plaisir,
Va filer son trésor liquide
Dans un mystérieux loisir :
La nymphe s'enferme avec joie
Dans ce tombeau d'or et de soie

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