Page images
PDF
EPUB

beau en faveur de la Divinité que celui de Platon, qui fait dire à un de ses interlocuteurs; vous jugez que j'ai une ame intelligente, parce que vous apercevez de l'ordre dans mes paroles et dans mes actions ; jugez donc en voyant l'ordre de ce monde, qu'il y a une ame souverainement intelligente.

Regardez cette étoile : elle est à quinze cents millions de lieues de notre globe. Il en part des rayons qui vont faire sur vos yeux deux angles égaux au sommet; ils sont les mêmes angles sur les yeux de tous les animaux ; ne voilà-t-il pas un dessein marqué? Ne voilà-t-il pas une loi admirable? Or qui fait un ouvrage, si non un ouvrier ? Qui fait des lois, si non un législateur? Il y a donc un ouvrier, un législateur éternel.

Si la matière quelconque mise en mouvement suffisait pour produire ce que nous voyons sur la terre, il n'y aurait aucune raison pour laquelle de la poussière bien remuée dans un tonneau ne pourrait produire des hommes et des arbres,ni pourquoi un champ semé de blé ne pourrait pas produire des baleines et des écrevisses au lieu de froment. C'est en vain qu'on répondrait que les moules et les filières qui reçoivent les semences s'y opposent ; car il en faudra toujours revenir à cette question : pourquoi ces moules, ces filières sont-elles si invariablement déterminées? Or si aucun mouvement, aucun art ne peut faire venir des poissons au lieu de blé dans un champ, ni des neffles au lieu d'un agneau dans le ventre d'une brebis, ni des roses au haut d'un chêne, ni des soles dans une ruche d'abeilles, etc. si toutes les espèces sont invariablement les mêmes, ne dois-je pas croire d'abord avec quelque raison que toutes les espèces ont été déterminées par le maître du monde; qu'il y a autant de desseins différens qu'il y a d'espèces différentes, et que de la matière et du mouvement, il ne naîtrait qu'un chaos éternel sans ces desseins ?

Vous ne trouvez pas que le Créateur soit bon, parce qu'il y a du mal sur la terre. Mais la nécessité qui tiendrait lieu d'un Etre suprême serait-elle quelque chose de meilleur ? Dans le système qui admet un Dieu, on n'a que des difficultés à surmonter, et dans tous les autres systèmes, on a des absurdités à dévorer.

Il est prouvé qu'il y a plus de bien que de mal dans ce monde, puisque en effet peu d'hommes souhaitent la mort; vous avez donc tort de porter des plaintes au nom du genre humain, et plus grand tort encore de renier votre souverain, sous prétexte que quelques-uns de ses sujets sont malheureux.

De l'Esprit d'Egalité. Si cette terre était ce qu'elle semble devoir être, c'est-àdire, si l'homme y trouvait partout une subsistance facile et assurée, et un climat convenable à sa nature, il est clair qu'il eût été impossible à un homme d'en asservir un autre. Que ce globe soit couvert de fruits salutaires, que l'air qui doit contribuer à notre vie ne nous donne point les maladies et la mort, que l'homme n'ait besoin d'autre logis et d'autre lit que celui des daims et des chevreuils ; alors les Gengiskan et les Tamerlan n'auront d'autres valets que leurs enfans, qui seront assez honnêtes pour

les aider dans leur vieillesse.

Dans cet état si naturel dont jouissent tous les quadrupèdes, les oiseaux et les reptiles, l'homme serait aussi heureux qu'eux; la domination serait alors une chimère à laquelle personne ne penserait; car pourquoi chercher des serviteurs, quand vous n'avez besoin d'aucun service.

S'il passait par l'esprit de quelque individu à tête tyrannique et à bras nerveux, d'asservir son voisin moins fort que lui, la chose serait impossible ; l'opprimé serait à cent lieues avant que l'oppresseur eût prit ses mesures.

Tous les hommes seraient donc nécessairement égaux, s'ils étaient sans besoins.

Une famille nombreuse a cultivé un bon terroir; deux petites familles voisines ont des champs ingrats et rebelles; il faut

que
les deux
pauvres

familles servent la famille opulente ou qu'elles l'égorgent, cela va sans difficulté. Une des deux pauvres familles va offrir ses bras à la riche pour avoir du pain ; l'autre va l'attaquer et est battue ; la

1 famille servante est l'origine des domestiques et des maneuvres; la famille battue est l'origine des esclaves.

Tout homme naît avec un penchant assez violent pour la domination, les richesses et les plaisirs ; et avec beau

a

coup de goût pour la paresse: par conséquent, tout homme voudrait avoir l'argent et les femmes des autres, être leur maître, les assujettir à tous ses caprices, et ne rien faire, ou du moins ne faire que des choses très-agréables. Vous voyez bien qu'avec de telles dispositions, il est impossible que les hommes soient égaux.

Le genre humain, tel qu'il est, ne peut subsister à moins qu'il n'y ait une infinité d'hommes utiles qui ne possèdent rien du tout. Car certainement un homme à son aise ne quittera point sa terre pour venir labourer la vôtre ; et si vous avez besoin d'une paire de souliers, ce ne sera pas un maître des requêtes qui vous la fera. L'égalité est donc à la fois la chose la plus naturelle, et en même temps la plus chimérique.

Chaque homme, dans le fond de son cœur, a droit de se croire entièrement égal aux autres hommes : il ne s'ensuit pas de la que le cuisinier d'un cardinal doive ordonner à son maître de lui faire à dîner; mais le cuisinier peut dire comme son maître : “ je suis né, comme lui, en pleurant; il mourra, comme moi, dans les mêmes angoisses et les mêmes cérémonies ; nous fesons tous les deux la même fonction animale ; si les Turcs s'enı parent de Rome, et si alors je suis cardinal et mon maître cuisinier, je le prendrai à mon service.” Tout ce discours est raisonnable et juste ; mais en attendant que le grand Turc s'empare de Rome, le cuisinier doit faire son devoir, ou toute société humaine est pervertie.

A l'égard d'un particulier qui n'est rien et qui ne tient à rien dans l'état, mais qui est fâché d'être reçu partout avec l'air de la protection et du mépris, qui voit évidemment que plusieurs grands seigneurs n'ont ni plus de science, ni plns d'esprit, ni plus de vertu que lui, et qui s'ennuie quelquefois d'être dans leur antichambre, quel parti doit-il prendre ? Celui de s'en aller.

De la Liberté politique.

Une liberté honnête élève l'esprit ; et l'esclavage le fait ramper.

La liberté consiste à ne dépendre que des lois. Sur ce pied, chaque homme est libre aujourd'hui en Suède, en

communes

Angleterre, en Suisse ; on l'est même à Venise et à Gènes, quoique ce qui n'est pas du corps du souverain у

soit avili. Mais il y a encore des provinces et de vastes royaumes où la plus grande partie des hommes est esclave.

Un temps viendra dans ces pays, où quelque prince plus habile que les autres, fera comprendre aux cultivateurs des terres, qu'il n'est pas tout à fait à leur avantage qu'un homme qui a un cheval ou plusienrs chevaux, c'est-à-dire un noble, ait le droit de tuer un paysan en mettant dix écus sur sa fosse.

Alors, il pourra se faire que les aient part au gouvernement, et que l'adıninistration Anglaise s'établisse dans le voisinage de la Turquie

Tous les hommes sont nés égaux ; mais vous n'entendez point par égalité, cette égalité absurde et impossible, par laquelle le serviteur et le maître, le manæuvre et le magistrat, et le plaideur et le juge seraient confondus ensemble, mais cette égalité par laquelle le citoyen ne dépend que des lois, et maintient la liberié des faibles contre l'ambition du plus fort.

Cette égalité n'est pas l'anéantissement de la subordination : nous sommes tous également hommes, mais non membres égaux de la société. Tous les droits naturels appartiennent également au sultan et au bostangi ; l'un et l'autre doivent disposer, avec le même pouvoir, de leur personne, de leurs familles, de leurs biens. Les hommes sont égaux dans l'essentiel, quoiqu'ils jouent sur la scène des rôles différens.

Le plus grand nombre des hommes était autrefois en Europe, ce qu'ils sont encore en plusieurs pays du monde, serfs d'un seigneur, espèce de bétail qu'on vend et qu'on achète avec la terre.

Il a fallu des siècles pour rendre justice à l'humanité, pour sentir qu'il était horrible que le grand nombre semât, et que le petit recueillît; et n'est-ce pas un bonheur pour les Anglais que l'autorité de ces petits tyrans ait été éteinte en Angleterre, par la puissance légitime des rois et celle de la naiion ?

Lettre à madame Dupuy, femme du Secrétaire de l'Acad

émie, qui, quelque temps avant son mariage, avait consulté Voltaire sur les Livres qu'elle devait lire.

Je ne suis, mademoiselle, qu'un vieux malade, et il faut que mon état soit bien douloureux, puisque je n'ai pu ré

pondre plus tôt à la lettre dont vous m'honorez, et que je ne vous envoie que de la prose pour vos jolis vers. Vous me demandez des conseils : il ne vous en faut point d'autre que votre goût. L'étude que vous avez faite de la langue italienne, doit encore fortifier ce goût avec lequel vous êtes née, et que personne ne peut donner. Le Tasse et l'Arioste vous rendront plus de services que moi, et la lecture de nos meilleurs poètes vaut mieux que toutes les leçons ; mais puisque vous daignez de si loin me consulter, je vous invite à ne lire que les ouvrages qui sont depuis long-lemps en possession des suffrages du public, et dont la réputation n'est point équivoque. Il y en a peu : mais on profite bien plus en les Kisant, qu'avec tous les mauvais petits livres dont nous sommes inondés. Les bons auteurs qui n'ont de l'esprit qu'autant qu'il en faut, ne le recherchent jamais; pensent avec bon sens et s'expriment avec clarté.

Il semble qu'on n'écrive plus qu'en énigmes. Rien n'est simple, tout est affecté, on s'éloigne en tout de la nature, on a le malheur de vouloir mieux faire que nos maîtres. Tenez-vous en, mademoiselle, à tout ce qui vous plaît en

La moindre affectation est un vice. Les Italiens n'ont dégénéré, après le Tasse et l'Arioste, que parce qu'ils ont voulu avoir trop d'esprit, et les Français sont dans le même cas. Voyez avec quel naturel ma-lame de Sévigné et d'autres dames écrivent. Comparez ce style avec les phrases entortillées de nos petits romans : je vous cite les héroïnes de votre sexe, parce que vous me paraissez faite pour leur ressembler. Il y a des pièces de madame Deshoulières, qu'aucun auteur de nos jours ne pourrait égaler. Si vous voulez que je vous cite des hommes, voyez avec quelle clarté, quelle simplicité, notre Racine s'exprime toujours. Chacun croit, en le lisant, qu'il dirait en prose tout ce que Racine a dit en vers : croyez que tout ce qui ne sera pas aussi clair, aussi simple et aussi élégant, ne vaudra rien du tout.

Vos réflexions, mademoiselle, vous en apprendront cent fois plus que je ne pourrais vous en dire. Vous verrez que nos bons écrivains, Fénélon, Bossuet, Racine, Despréaux employaient toujours le mot propre. On s'accoutume à bien parler, en lisant souvent ceux qui ont bien écrit: on se fait une habitude d'exprimer simplement et noblement

eux.

a

« PreviousContinue »