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JEAN-FRANÇOIS REGNARD,

né à Paris en 1656, mort dans sa terre à Grillon (Seine-et-Oise,) en

1710.

Scène du Joueur.

VALÈRE, joueur qui a perdu son argent; HECTOR.

VALÈRE.
Non, l'enser en courroux, et toutes les furies
N'ont jamais exercé de telles barbaries.
Je te loue, ô destin, de tes coups redoublés,
Je n'ai plus rien à perdre, et tes veux sont comblés;
Pour assouvir encor la fureur qui t'anime,
Tu ne peux rien sur moi, cherche une autre victime.

HECTOR (à part.)
Il est sec.

VALÈRE.

De serpens mon cæur est dévoré,
Tout semble en un moment contre moi conjuré.

(Il prend Hector à la cravatte.)
Parle, as-tu jamais vu le sort et son caprice
Accabler un mortel avec plus d'injustice,
Le mieux assassiner! Perdre tous les paris,
Vingt fois le coupe-gorge, et toujours premier pris!
Réponds-moi, donc bourreau ?

HECTOR.
Mais ce n'est pas ma faute.

VALÈRE.
As-tu vu de tes jours trahison aussi haute ?
Sort cruel, ta malice a bien su triompher,
Et tu ne me flattais que pour mieux m'étouffer.
Dans l'état où je suis, je peux tout entreprendre ;
Confus, désespéré, je suis prêt à me pendre.

a

HECTOR.
Heureusement pour vous, vous n'avez pas un sou
Dont vous puissiez, monsieur, acheter un licou.
Voudriez-vous souper ?

VALÈRE.

Que la foudre t'écrase.
Ah! charmante Angélique ! en l'ardeur qui m'embrase
A vos seules bontés je veux avoir recours ;
Ju n'aimerai que vous; m'aimerez-vous toujours ?
Mon cæur, dans les transports de sa fureur extrême,
N'est point si malheureux, puisque enfin je vous aime.

Hector (à part.)
Notre bourse est à fond, et par un sort nouveau
Notre amour recommence à revenir sur l'eau.

VALÈRE.
Calmons le désespoir où la fureur me livre,
Aproche ce fauteuil. Va me chercher un livre.

HECTOR.
Voilà Sénèque.

VALÈRE.
Lis.

Нестов.

Que je lise Sénèque ?

VALÈRE. Oui, ne sais-tu pas

lire ?

HECTOR.

Hé ! vous n'y songez pas Je n'ai lu de mes jours que dans les almanachs.

VALÈRE.
Ouvre et lis au hasard.

HECTOR.
Je vais le mettre en pièce.

VALÈRE.
Lis donc.

HECTOR lit.
Chapitre VI. du mépris des richesses.
La fortune offre aux yeux

des brillans mensongers:
Tous les biens d'ici-bas sont faux et passagers,
Leur possession trouble et leur perte est légère,
Le sage gagne assez, quand il peut s'en défaire.
Lorsque Sénèque fit ce chapitre éloquent,
Il avait comme vous perdu tout son argent.

VALÈRE (se levant.)
Vingt fois le premier pris ! dans mon cæur il s'élève

(il s'assied.) Des mouvemens de rage. Allons, poursuit, achève.

HECTOR.
L'or est comme une femme, on n'y saurait toucher,
Que le cæur par amour ne s'y laisse attacher,
L'un et l'autre en ce temps sitôt qu'on les manie,
Sont deux grands rimoras pour la philosophie.
N'ayant plus de maitresse, et n'ayant pas un sou,
Nous philosopherons maintenant tout le soul.

VALÈRE.
De mon sort désormais vous serez seule arbitre,
Adorable Angélique. Achève ton chapitre.

HECTOR.
Que faut-il ? ...

VALÈRE.

Je bénis le sort et ses revers, Puisqu'un heureux malheur me rengage

à Finis donc.

HECTOR.

Que faut-il à la nature humaine? Moins on a de richesse et moins on a de peine : C'est posséder les biens que savoir s'en passer. Que ce mot est bien dit, et que c'est bien penser ! Ce Sénèque, monsieur, est un excellent homme: Etait-il de Paris ?

vos fers.

VALÈRE.

Non, il était de Rome.
Dix fois à carte triple être pris le premier !

HECTOR.
Ah! monsieur, nous mourrons un jour sur un fumier.

VALÈRE.
Il faut que de mes maux enfin je me délivre:
J'ai cent moyens tout prêts pour m'empêcher de vivre,
La rivière, le feu, le poison et le fer.

HECTOR.
Si vous vouliez, monsieur, chanter un petit air,
Votre maître à chanter est ici: la musique
Peut-être calmerait cette humeur frénétique.

VALÈRE.
Que je chante!

HECTOR.
Monsieur ?
VALÈRE.

Que je chante, bourreau !
Je veux me poignarder, la vie est un fardeau,
Qui pour moi désormais devient insupportable.

HECTOR.
Vous la trouviez pourtant tantôt bien agréable.
Qu'un joueur est heureux ! sa poche est un trésor;
Sous ses heureuses mains le cuivre devient or,
Disiez-vous.

VALÈRE.
Ah! je sens redoubler ma colère.

HECTOR.
Monsieur, contraignez-vous j'aperçois votre père.

Dès son enfance Regnard montra une grande passion pour les voyages. Après avoir parcouru l'Italie, été esclave à Alger, et visité la Flandre, la Hollande, le Danemark, la Suède, la Pologne, et une partie de l'Allemagne, il se fixa dans sa terre située à onze lieues de Paris ; c'est là qu'il composa ses ouvrages. La meilleure de ses comé

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dies fut le Joueur, pièce qui annonça, non pas tout-à-fait un rival, mais du moins un digne successeur de Molière. Regnard eut cette gloire et la soutint. Après le Joueur, on place le Légataire, qui est un chef-d'oeuvre de la gaieté comique. Les Ménechmes viennent après le Légataire, c'est est le fond le plus comique que le poète ait traité: le sujet est de Plaute; mais le poète Latin est bien au-dessous de son imitateur. Démocrite et le Distrait ne sont pas de la force des trois comédies qu'on vient de nommer ; mais elles ont de belles scènes, et un dialogue, dans leur genre, d'un comique parfait. On ne doit pas oublier le Retour imprévu, qui est ce que nous avons de mieux dans le genre des pièces fondées sur les mensonges des valets. Regnard a encore écrit des satires; des épîtres, des opérus, une tragédie, et plusieurs autres pièces, où l'on trouve des passages heureux, mais en général la versification en est un peu négligée. Quant à ses Voyages, celui de Laponie est le plus estimé.

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