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Dém. Croyez-en ce qu'il vous plaira, et pleurez encore sur moi si vous avez des larmes de reste : pour moi, je suis content de rire des fous. Tous les hommes ne le eontils pas ? Répondez.

Hér. Hélas ! ils ne le sont que trop; c'est ce qui m'afflige : nous convenons vous et moi en ce point, que les hommes ne suivent point la raison. Mais moi, qui ne veux pas faire comme eux, je veux suivre la raison qui m'oblige de les aimer; et cette amitié me remplit de compassion pour leurs égaremens. Ai-je tort d'avoir pitié de mes semblables, de mes frères, de ce qui est pour ainsi dire une partie de moi-même ? Si vous entriez dans un hopital de blessés, ririez-vous de voir leurs blessures ? Les plaies du corps ne sont rien en comparaison de celles de l'ame. Vous auriez honte de votre cruauté, si vous aviez ri d'un malheureux qui a la jambe coupée: et vous avez l'inhumanité de vous divertir du monde entier qui a perdu la raison !

Dém. Celui qui a perdu une jambe est à plaindre, en ce qu'il ne s'est point ôté lui-même ce membre ; mais celui qui perd la raison la perd par sa faute.

Hér. Hé! c'est en quoi il est plus à plaindre. Un insensé furieux, qui s'arracherait lui-même les yeux, serait encore plus digne de compassion qu'un autre aveugle.

Dém. Accordons-nous. Il y a de quoi nous justifier tous deux. Il y a partout de quoi rire et de quoi pleurer. Le monde est ridicule, et j'en ris ; il est déplorable, et vous en pleurez. Chacun le regarde à sa mode, et suivant son tempérament. Ce qui est certain, c'est que le monde est de travers. Pour bien faire, pour bien penser, il faut faire, il faut penser autrement que le grand nombre. Se régler par l'autorité et par l'exemple du commun des hommes, c'est le partage des insensés.

Hér. Tout cela est vrai ; mais vous n'aimez rien, et le mal d'autrui vous réjouit: c'est n'aimer ni les hommes, ni la vertu qu'ils abandonnent.

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Cicéron. Quoi! prétends-tu que j'aie été un orateur médiocre ?

Démosthene. Non pas médiocre ; car ce n'est pas sur une personne médiocre que je prétends avoir la supériorité. Tu as été sans doute un orateur célèbre. Tu avais de grandes parties ; mais souvent tu t'es écarté du point en quoi consiste la perfection.

Cic. Et toi. n'as tu point eu de défauts ?

Dém- Je crois qu'on ne peut m'en reprocher aucun pour l'éloquence.

Cic. Peux-tu comparer la richesse de ton génie à la mienne ? toi qui es sec, sans ornement; qui es toujours contraint par des bornes étroites et resserrées ; toi qui n'entends aucun sujet; toi à qui on ne peut rien retrancher, tant la manière dont tu traites les sujets est, si je puis me servir de ce terme, affamée; au lieu que je donne aux miens une étendue qui fait paraître une abondance et une fertilité de génie qui a fait dire qu'on ne pouvait rien ajouter à mes ouvrages.

Dém. Celui de qui on ne peut rien retrancher, n'a rien dit que de parfait.

Cic. Celui à qui on ne peut rien ajouter, n'a rien omis de tout ce qui pouvait embellir son ouvrage.

Dém. Ne trouves-tu pas tes discours plus remplis de traits d'esprit que les miens ? Parle de bonne foi ; n'estce pas là la raison pour laquelle tu t'élèves au-dessus de moi ?

Cic. Je veux bien te l'avouer puisque tu me parles ainsi. Mes pièces sont infiniment plus urnées que les tiennes. Elles marquent bien plus d'esprit, de tour, d'art, de facilité. Je fais paraître la même chose sous vingt manières différentes. On ne pouvait s'empêcher, en entendant mes oraisons, d'admirer mon esprit, d'être continuellement surpris de mon art, de s'écrier sur moi, de m'interrompre pour m'applaudir et me donner des louanges. Tu devais être écouté for tranquillement, et apparemment tes auditeurs ne l'interrompaient pas ?

Dém. Ce que tu dis de nous deux est vrai. te trompes que dans la conclusion que tu en tires. Tu occupaisl' assemblée de toi-même ; et moi, je ne l'occupais que des affaires dont je parlais. On t'admirait; et moi, j'étais oublié parmes auditeurs qui ne voyaient que le parti que je voulais leur faire prendre. Tu réjouissais par les traits ile

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Tu ne

ton esprit ; et moi, je frappais, j'abattais, j'atterrais par des coups

de foudre. Tu fesais dire : “qu'il parle bien !" et moi, je fesais dire ; " allons, marchons contre Philippe." On te louait; on était trop hors de soi pour me louer. Quand tu haranguais, tu paraissais orné : on ne découvrait en moi aucun ornement; il n'y avait dans mes pièces que des raisons précises, fortes, claires; ensuite des mouvemens semblables à des foudres, auxquels on ne pouvait résister. Tu as été un orateur parfait, quand tu as été, comme moi, simple, grave, austère, sans art apparent; en un mot, quand tu as éié déniosthénique : mais lorsqu'on a senti en tes discours l'esprit, le tour et l'art, alors tu n'étais que Cicéron, t'éloignant de la perfection, autant que tu t'éloignais de mon caractère.

On voit par la comparaison que Fénélon fait de ces deux orateurs, en quoi consiste le caractère de la véritable éloquence, comme on verra les caractères des deux poètes ci-après.

3. Horace et Virgile.

Virgile. Que nous sonimes tranquilles et heureux sur ces gazons toujours fleuris, au bord de cette onde si pure, près de ce bois odoriférent!

Horace. Si vous n'y prenez garde, vous allez faire une églogue. Les ombres n'en doivent point faire. Voyez Homère, Hésiode, Théocrite couronnés de lauriers : ils entendent chanter leurs vers, mais ils n'en font plus.

Vir. J'apprends avec joie que les vôtres sont encore, après tant de siècles, les délices des gens de lettres. Vous ne vous trompiez pas quand vous disiez dans vos odes d'un ton si assuré : "je ne mourrai pas tout entier.". Hor

Mes ouvrages ont résisté au temps, il est vrai ; mais il faut vous aimer autant que je le fais, pour n'être point jaloux de votre gloire. On vous place d'abord après Homère.

Vir. Nos muses ne doivent point être jalouses l'une de l'autre ; leurs genres sont différens. Ce que vous avez de merveilleux, c'est la variété; vos odes sont tendres, gracieuses, souvent véhémentes, rapides, sublimes. Vos satires sont simples, naïves, courtes, pleines de sel. On y trouve une profonde connaissance de l'homme, une phi

losophie très-sérieuse, avec un tour plaisant qui redresse les mæurs des homines et qui les instruit en jouant. Votre Art poétique montre que vous aviez toute l'étendue des connaissances acquises, et loute la force de génie nécessaire, pour exécuter les plus grands ouvrages, soit pour le poème épique, soit pour la tragédie.

Hor. C'est bien à vous de parler de variété, vous qui avez mis dans vos églogues la tendresse naïve de Théocrite. Vos géorgiques sont pleines de peintures les plus riantes. Vous embellissez et vous passionnez toute la nature. Enfin, dans votre Enéide, le bel ordre, la magnificence, la force et la sublimité d'Homère éclatent partout. Vir. Mais je n'ai fait que

le suivre

pas

à

pas. Hor. Vous n'avez point suivi Homère, quand vous avez traité les amours de Didon. Ce quatrième livre est tout original. On ne peut pas même vous ôter la louange d'avoir fait la descente d'Enée aux enfers plus belle que n'est l'évocation des ames qui est dans l'Odyssée.

Vir. Mes derniers livres sont négligés. Je ne prétendais

pas les laisser si imparfaits. Vous savez que je voulus les brûler.

Hor. Quel dommage, si vous l'eussiez fait ! c'était une délicatesse excessive. On voit bien que l'auteur des géorgiques aurait pu finir l'Enéide avec le même soin. Je regarde moins cette dernière exactitude, que l'effort du génie, la conduite de tout l'ouvrage, la force et la hardiesse des peintures. A vous parler ingénument, si quelque chose vous empèche d'égaler Homère, c'est que vous êtes plus poli, plus chatié, plus fini; mais moins simple, moins fort, moins sublime : car d'un seul trait il met la nature toute nue devant les yeux.

Vir. J'avoue que j'ai dérobé quelque chose à la simple nature pour m'accommoder au goût du peuple magnifique et délicat sur toutes les choses qui ont rapport à la politesse. Homère semble avoir oublié le lecteur, pour ne songer à peindre en tout que la vraie nature. En cela je lui cède.

Hor. Vous êtes toujours ce modeste Virgile qui eut tant de peine à se produire à la cour d'Auguste. Je vous ai dit librement ce que j'ai pensé sur vos ouvrages ; ditesmoi de méme les défauts des miens. Quoi donc ! me croyez-vous incapable de les reconnaître ?

Vir. Il y a, ce me semble, quelques endroits de vos odes qui pourraient être retranchés sans rien ôter au sujet, et qui n'entrent point dans votre dessein. Je n'ignore point le transport que l'ode doit avoir ; mais il y a des choses écartérs, qu'un beau transport ne va point chercher. Il y a aussi quelques endroits passionnés, merveilleux où vous remarquerez peut-être qnelque chose qui y manque ou pour l'harmonie, ou pour la simplicité de la passion. Jamais homme n'a donné un tour plus heureux que vous à la parole, pour lui faire signifier un beau sens avec briéveté et délicatesse. Les mots deviennent tous nouveaux par l'usage que vous en faites : mais tout n'est pas également coulant: il y a des choses que je croirais un peu trop tournées.

Hor. Pour l'harmonie, je ne m'étonne pas que vous soyez si difficile. Rien n'est si doux et si nombreux que vos vers : leur cadence seule attendrit et fait couler les larmes des yeux.

Vir. L'ode demande une autre harmonie, toute différente, que vous avez trouvée presque toujours, et qui est plus variée que la mienne.

Hor. Enfin, je n'ai fait que de petits onvrages. J'ai blâmé ce qui est mal : j'ai montré les règles de ce qui est bien : mais je n'ai rien exécuté de grand, comine votre poème héroïque.

Vir. En vérité, mon cher Horace, il y a déjà trop longtemps que nous nous donnons des louanges pour d'honnêtes gens : j'en ai honte. Finissons.

" Parmi les noms célèbres qui ont des droits aux hommages des peuples, il en est que l'admiration a consacrés, qu'il faut honorer sous peine d'être injustes, et qui se présentent devant la postérité, environnés d'une pompe imposante et des attributs de la grandeur; il en est de plus heureux, qui réveillent dans le cæur un sentiment plus flatteur et plus cher, celui de l'amour; qu'on ne prononce point sans atter drissement, qu'on n'oublierait pas sans ingratitude; et qui, loin de rien perdre en passant à travers les âges, recueillent sur leur route de nouveaux honneurs, et arriveront à la dernière postérité, précédés des acclamations de tous les peuples et chargés des tributs de toutes les nations" (LA HARPE.) Tel est celui de Fénélon comme littérateur, comme évêque et comme citoyen. Il avait donné dès l'enfance des preuves non éqnivoques des grands talens qu'il devait déployer un jour. Ses progrès dans presque toutes les connaissances

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