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L'homme lui mit un frein, lui sauta sur le dos,
Ne lui donna point de repos

Que le cerf ne fût pris, et n'y laissât la vie.
Et cela fait, le cheval remercie

L'homme son bienfaiteur, disant : « Je suis à vous;
Adieu; je m'en retourne en mon séjour sauvage.
-Non pas cela, dit l'homme; il fait meilleur chez nous :
Je vois trop quel est votre usage.
Demeurez donc; vous serez bien traité,
Et jusqu'au ventre en la litière. »

Hélas! que sert la bonne chère
Quand on n'a pas la liberté !

Le cheval s'aperçut qu'il avoit fait folie;
Mais il n'étoit plus temps; déjà son écurie
Étoit prête et toute bâtie.

Il y mourut en traînant son lien :
Sage s'il eût remis une légère offense.

Quel que soit le plaisir que cause la vengeance,
C'est l'acheter trop cher que l'acheter d'un bien
Sans qui les autres ne sont rien.

FABLE XIV. Le Renard et le Buste.

Les grands, pour la plupart, sont masques de théâtre;
Leur apparence impose au vulgaire idolâtre.
L'âne n'en sait juger que par ce qu'il en voit :
Le renard, au contraire, à fond les examine,
Les tourne de tout sens; et, quand il s'aperçoit
Que leur fait n'est que bonne mine,
Il leur applique un mot qu'un buste de héros
Lui fit dire fort à propos.

C'étoit un buste creux, et plus grand que nature.
Le renard, en louant l'effort de la sculpture :
< Belle tête, dit-il; mais de cervelle point.

Combien de grands seigneurs sont bustes en ce point!

FABLE XV.

Le Loup, la Chèvre,

et le Chevreau.

La bique, allant remplir sa traînante mamelle,
Et paître l'herbe nouvelle,
Ferma sa porte au loquet,
Non sans dire à son biquet:
« Gardez-vous, sur votre vie,
D'ouvrir que l'on ne vous die,
Pour enseigne et mot du guet :
<< Foin du loup et de sa race! »
Comme elle disoit ces mots,
Le loup, de fortune, passe;
Il les recueille à propos,
Et les garde en sa mémoire.
La bique, comme on peut croire,
N'avoit pas vu le glouton.

Dès qu'il la voit partie, il contrefait son ton,
Et, d'une voix papelarde,

Il demande qu'on ouvre, en disant : « Foin du loup! »
Et croyant entrer tout d'un

coup.

Le biquet soupçonneux par la fente regarde :

• Montrez-moi patte blanche, ou je n'ouvrirai point,
S'écria-t-il d'abord. Patte blanche est un point
Chez les loups, comme on sait, rarement en usage.
Celui-ci, fort surpris d'entendre ce langage,
Comme il étoit venu s'en retourna chez soi.
Où seroit le biquet s'il eût ajouté foi

Au mot du guet que, de fortune,
Notre loup avoit entendu?

Deux sûretés valent mieux qu'une;

Et le trop en cela ne fut jamais perdu.

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Ce loup me remet en mémoire

Un de ses compagnons qui fut encor mieux pris:
Il y périt. Voici l'histoire :

Un villageois avoit à l'écart son logis.
Messer loup attendoit chape-chute à la porte;
Il avoit vu sortir gibier de toute sorte,
Veaux de lait, agneaux, et brebis,

Régiment de dindons, enfin bonne provende.
Le larron commençoit pourtant à s'ennuyer.
Il entend un enfant crier :
La mère aussitôt le gourmande,
Le menace, s'il ne se tait,

De le donner au loup. L'animal se tient prêt,
Remerciant les dieux d'une telle aventure,
Quand la mère, apaisant sa chère géniture,
Lui dit : « Ne criez point; s'il vient, nous le tuerons.
Qu'est-ce ci! s'écria le mangeur de moutons :
Dire d'un, puis d'un autre! Est-ce ainsi que l'on traite
Les
gens faits comme moi? me prend-on pour un sot?
Que quelque jour ce beau marmot

Vienne au bois cueillir la noisette.... >

Comme il disoit ces mots, on sort de la maison:
Un chien de cour l'arrête; épieux et fourches-fières
L'ajustent de toutes manières.

« Que veniez-vous chercher en ce lieu? » lui dit-on Aussitôt il conta l'affaire.

Merci de moi! lui dit la mère ;

Tu mangeras mon fils! L'ai-je fait à dessein
Qu'il assouvisse un jour ta faim? »
On assomma la pauvre bête.

Un manant lui coupa le pied droit et la tête :
Le seigneur du village à sa porte les mit;
Et ce dicton picard à l'entour fut écrit :

« Biaux chires leups, n'écoutez mie
• Mère tenchent chen fieux qui crie. »

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Socrate un jour faisant bâtir,

Chacun censuroit son ouvrage :

L'un trouvoit les dedans, pour ne lui point mentir,
Indignes d'un tel personnage;

L'autre blâmoit la face, et tous étoient d'avis

Que les appartemens en étoient trop petits. Quelle maison pour lui! l'on y tournoit à peine. « Plût au ciel que de vrais amis,

Telle qu'elle est, dit-il, elle pût être pleine! >>

Le bon Socrate avoit raison

De trouver pour ceux-là trop grande sa maison.
Chacun se dit ami; mais fou qui s'y repose:
Rien n'est plus commun que ce nom,
Rien n'est plus rare que la chose.

FABLE XVIII. Le Vieillard et ses Enfans.

Toute puissance est foible, à moins que d'être unie : Écoutez là-dessus l'esclave de Phrygie.

Si j'ajoute du mien à son invention,

C'est pour peindre nos mœurs, et non point par envie;
Je suis trop au-dessous de cette ambition.

Phèdre enchérit souvent par un motif de gloire;
Pour moi, de tels pensers me seroient mal séans.
Mais venons à la fable, ou plutôt à l'histoire
De celui qui tâcha d'unir tous ses enfans.
Un vieillard près d'aller où la mort l'appeloit,
<Mes chers enfans, dit-il (à ses fils il parloit),
Voyez si vous romprez ces dards liés ensemble;
Je vous expliquerai le nœud qui les assemble. »

L'aîné les ayant pris, et fait tous ses efforts,
Les rendit en disant : « Je le donne aux plus forts. »
Un second lui succède, et se met en posture,
Mais en vain. Un cadet tente aussi l'aventure.
Tous perdirent leur temps; le faisceau résista:
De ces dards joints ensemble un seul ne s'éclata.
Foibles gens, dit le père, il faut que je vous montre
Ce que ma force peut en semblable rencontre. »
On crut qu'il se moquoit; on sourit, mais à tort:
Il sépare les dards, et les rompt sans effort.

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Vous voyez, reprit-il, l'effet de la concorde :

Soyez joints, mes enfans; que l'amour vous accorde. x
Tant que dura son mal, il n'eut autre discours.
Enfin se sentant près de terminer ses jours,

Mes chers enfans, dit-il, je vais où sont nos pères;
Adieu: promettez-moi de vivre comme frères;
Que j'obtienne de vous cette grâce en mourant. »
Chacun de ses trois fils l'en assure en pleurant.
Il prend à tous les mains; il meurt. Et les trois frères
Trouvent un bien fort grand, mais fort mêlé d'affaires.
Un créancier saisit, un voisin fait procès :
D'abord notre trio s'en tire avec succès.
Leur amitié fut courte autant qu'elle étoit rare.
Le sang les avoit joints; l'intérêt les sépare.
L'ambition, l'envie, avec les consultans,
Dans la succession entrent en même temps
On en vient au partage, on conteste, on chicane.
Le juge sur cent points tour à tour les condamne.
Créanciers et voisins reviennent aussitôt,

Ceux-là sur une erreur,

ceux-ci sur un défaut.

Les frères désunis sont tous d'avis contraire :

L'un veut s'accommoder, l'autre n'en veut rien faire.
Tous perdirent leur bien, et voulurent trop tard

Profiter de ces dards unis et pris à part.

D

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