FABLE XV. Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue, et le Rat.
A MADAME DE LA SABLIÈRE.
Je vous gardois un temple dans mes vers: Il n'eût fini qu'avecque l'univers.
Déjà ma main en fondoit la durée
Sur ce bel art qu'ont les dieux inventé, Et sur le nom de la divinité
Que dans ce temple on auroit adorée. Sur le portail j'aurois ces mots écrits: « Palais sacré de la déesse Iris : » Non celle-là qu'a Junon à ses gages; Car Junon même et le maître des dieux Serviroient l'autre, et seroient glorieux Du seul honneur de porter ses messages. L'apothéose à la voûte eût paru : Là, tout l'Olympe en pompe eût été vu Plaçant Iris sous un dais de lumière. Les murs auroient amplement contenu Toute sa vie; agréable matière, Mais peu féconde en ces événemens Qui des États font les renversemens. Au fond du temple eût été son image, Avec ses traits, son souris, ses appas, Son art de plaire et de n'y penser pas, Ses agrémens à qui tout rend hommage. J'aurois fait voir à ses pieds des mortels Et des héros, des demi-dieux encore, Même des dieux : ce que le monde adore Vient quelquefois parfumer ses autels. J'eusse en ses yeux fait briller de son âme Tous les trésors, quoique imparfaitement = Car ce cœur vif et tendre infiniment Pour ses amis, et non point autrement; Car cet esprit, qui, né du firmament, A beauté d'homme avec grâce de femme, Ne se peut pas, comme on veut, exprimer.
O vous, Iris, qui savez tout charmer, Qui savez plaire en un degré suprême, Vous que l'on aime à l'égal de soi-même (Ceci soit dit sans nul soupçon d'amour, Car c'est un mot banni de votre cour, Laissons-le donc), agréez que ma muse Achève un jour cette ébauche confuse. J'en ai placé l'idée et le projet, Pour plus de grâce, au-devant d'un sujet Où l'amitié donne de telles marques, Et d'un tel prix, que leur simple récit Peut quelque temps amuser votre esprit; Non que ceci se passe entre monarque : Ce que chez vous nous voyons estimer N'est pas un roi qui ne sait point aimer; C'est un mortel qui sait mettre sa vie Pour son ami. J'en vois peu de si bons. Quatre animaux, vivant de compagnie, Vont aux humains en donner des leçons.
La gazelle, le rat, le corbeau, la tortue, Vivoient ensemble unis: douce société. Le choix d'une demeure aux humains inconnue Assuroit leur félicité.
Mais quoi! l'homme découvre enfin toutes retraites. Soyez au milieu des déserts,
Au fond des eaux, au haut des airs, Vous n'éviterez point ses embûches secrètes. La gazelle s'alloit ébattre innocemment, Quand un chien, maudit instrument Du plaisir barbare des hommes,
Vint sur l'herbe éventer les traces de ses pas. Elle fuit. Et le rat, à l'heure du repas,
Dit aux amis restans : « D'où vient que nous ne sommes Aujourd'hui que trois conviés?
La gazelle déjà nous a-t-elle oubliés? »
A ces paroles, la tortue
S'écrie, et dit : « Ah! si j'étois
Comme un corbeau d'ailes pourvue, Tout de ce pas je m'en irois Apprendre au moins quelle contrée, Quel accident tient arrêtée
Notre compagne au pied léger :
Car, à l'égard du cœur, il en faut mieux juger. Le corbeau part à tire-d'aile :
Il aperçoit de loin l'imprudente gazelle
Prise au piége et se tourmentant.
Il retourne avertir les autres à l'instant;
Car, de lui demander quand, pourquoi, ni comment Ce malheur est tombé sur elle,
Et perdre en vains discours cet utile moment, Comme eût fait un maître d'école,
Il avoit trop de jugement.
Le corbeau donc vole et revole. Sur son rapport les trois amis Tiennent conseil. Deux sont d'avis De se transporter sans remise
Aux lieux où la gazelle est prise. « L'autre, dit le corbeau, gardera le logis: Avec son marcher lent, quand arriveroit-elle ? Après la mort de la gazelle. »
Ces mots à peine dits, ils s'en vont secourir Leur chère et fidèle compagne, Pauvre chevrette de montagne. La tortue y voulut courir :
La voilà comme eux en campagne, Maudissant ses pieds courts avec juste raison, Et la nécessité de porter sa maison.
Rongemaille (le rat eut à bon droit ce nom) Coupe les nœuds du lacs: on peut penser la joie. Le chasseur vient, et dit : « Qui m'a ravi ma proie? Rongemaille, à ces mots, se retire en un trou, Le corbeau sur un arbre, en un bois la gazelle Et le chasseur, à demi fou
De n'en avoir nulle nouvelle,
Aperçoit la tortue, et retient son courroux.
« D'où vient, dit-il, que je m'effraye?
Je veux qu'à mon souper celle-ci me défraye. » Il la mit dans son sac. Elle eût payé pour tous, Si le corbeau n'en eût averti la chevrette. Celle-ci, quittant sa retraite,
Contrefait la boiteuse et vient se présenter. L'homme de suivre, et de jeter
Tout ce qui lui pesoit : si bien que Rongemaille Autour des nœuds du sac tant opère et travaille, Qu'il délivre encor l'autre sœur,
Sur qui s'étoit fondé le souper du chasseur.
Pilpay conte qu'ainsi la chose s'est passée. Pour peu que je voulusse invoquer Apollon, J'en ferois, pour vous plaire, un ouvrage aussi long Que l'Iliade ou l'Odyssée.
Rongemaille feroit le principal héros, Quoiqu'à vrai dire ici chacun soit nécessaire. Porte-maison l'infante y tient de tels propos, Que monsieur du corbeau va faire
Office d'espion, et puis de messager. La gazelle a d'ailleurs l'adresse d'engager Le chasseur à donner du temps à Rongemaille. Ainsi chacun dans son endroit
S'entremet, agit, et travaille.
A qui donner le prix? Au cœur, si l'on m'en croit. Que n'ose et que ne peut l'amitié violente! Cet autre sentiment que l'on appelle amour Mérite moins d'honneur; cependant chaque jour Je le célèbre et je le chante.
Hélas! il n'en rend pas mon âme plus contente! Vous protégez sa sœur, il suffit; et mes vers Vont s'engager pour elle à des tons tout divers. Mon maître étoit l'Amour; j'en vais servir un autre, Et porter par tout l'univers
Sa gloire aussi bien que la vôtre.
FABLE XVI. La Forêt et le Bûcheron.
Un bûcheron venoit de rompre ou d'égarer Le bois dont il avoit emmanché sa cognée. Cette perte ne put sitôt se réparer Que la forêt n'en fût quelque temps épargnée. L'homme enfin la prie humblement De lui laisser tout doucement Emporter une unique branche,
Afin de faire un autre manche :
Il iroit employer ailleurs son gagne-pain; Il laisseroit debout maint chêne et maint sapin Dont chacun respectoit la vieillesse et les charmes. L'innocente forêt lui fournit d'autres armes.
Elle en eut du regret. Il emmanche son fer : Le misérable ne s'en sert Qu'à dépouiller sa bienfaitrice De ses principaux ornemens. Elle gémit à tous momens : Son propre don fait son supplice.
Voilà le train du monde et de ses sectateurs : On s'y sert du bienfait contre les bienfaiteurs. Je suis las d'en parler. Mais que de doux ombrages Soient exposés à ces outrages,
Qui ne se plaindroit là-dessus?
Hélas! j'ai beau crier et me rendre incommode, L'ingratitude et les abus
N'en seront pas moins à la mode.
FABLE XVII. -Le Renard, le Loup, et le Cheval. Un renard, jeune encor, quoique des plus madrés, Vit le premier cheval qu'il eût vu de sa vie. Il dit à certain loup, franc novice : « Accourez, Un animal paît dans nos prés,
Beau, grand; j'en ai la vue encor toute ravie.
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