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Amour-propre; car c'est le père,
C'est l'auteur de tous les défauts
Que l'on remarque aux animaux.

Vouloir que de tout point ce sentiment vous quitte
Ce n'est pas chose si petite

Qu'on en vienne à bout en un jour :

C'est beaucoup de pouvoir modérer cet amour.
Par là, votre personne auguste
N'admettra jamais rien en soi
De ridicule ni d'injuste.
-Donne-moi, repartit le roi,
Des exemples de l'un et l'autre.
-Toute espèce, dit le docteur,
Et je commence par la nôtre,
Toute profession s'estime dans son cœur,
Traite les autres d'ignorantes,
Les qualifie impertinentes;

Et semblables discours qui ne nous coûtent rien.
L'amour-propre, au rebours, fait qu'au degré suprême
On porte ses pareils; car c'est un bon moyen
De s'élever aussi soi-même.

De tout ce que dessus, j'argumente très-bien
Qu'ici-bas maint talent n'est que pure grimace,
Cabale, et certain art de se faire valoir,
Mieux su des ignorans que des gens de savoir.

L'autre jour, suivant à la trace

Deux ânes qui, prenant tour à tour l'encensoir,
Se louoient tour à tour, comme c'est la manière,
J'ouïs que l'un des deux disoit à son confrère :
Seigneur, trouvez-vous pas bien injuste et bien sot
L'homme, cet animal si parfait? Il profane
<< Notre auguste nom, traitant d'âne
Quiconque est ignorant, d'esprit lourd, idiot :
<< Il abuse encore d'un mot,

«

« Et traite notre rire et nos discours de braire.

« Les humains sont plaisans de prétendre exceller « Par-dessus nous! Non, non; c'est à vous de parler,

« A leurs orateurs de se taire :

Voilà les vrais braillards. Mais laissons là ces gens : « Vous m'entendez, je vous entends;

« Il suffit. Et quant aux merveilles

« Dont votre divin chant vient frapper les oreilles, « Philomèle est, au prix, novice dans cet art: Vous surpassez Lambert. L'autre baudet repart : « Seigneur, j'admire en vous des qualités pareilles. » Ces ânes, non contens de s'être ainsi grattés,

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S'en allèrent dans les cités

L'un l'autre se prôner; chacun d'eux croyoit faire,
En prisant ses pareils, une fort bonne affaire,
Prétendant que l'honneur en reviendroit sur lui.
J'en connois beaucoup aujourd'hui,

Non parmi les baudets, mais parmi les puissances
Que le ciel voulut mettre en de plus hauts degrés,
Qui changeroient entre eux les simples excellences,
S'ils osoient, en des majestés.

J'en dis peut-être plus qu'il ne faut, et suppose
Que votre majesté gardera le secret.
Elle avoit souhaité d'apprendre quelque trait
Qui lui fit voir, entre autre chose,

L'amour-propre donnant du ridicule aux gens.
L'injuste aura son tour: il y faut plus de temps.
Ainsi parla ce singe. On ne m'a pas su dire
S'il traita l'autre point, car il est délicat ;
Et notre maître ès-arts, qui n'étoit pas un fat,
Regardoit ce lion comme un terrible sire

FABLE VI.

Le Loup et le Renard.

Mais d'où vient qu'au renard Ésope accorde un point,
C'est d'exceller en tour plein de matoiseries?
J'en cherche la raison, et ne la trouve point.
Quand le loup a besoin de défendre sa vie,
Ou d'attaquer celle d'autrui,

N'en sait-il pas autant que lui?

Je crois qu'il en sait plus; et j'oserois peut-être
Avec quelque raison contredire mon maître.
Voici pourtant un cas où tout l'honneur échut
A l'hôte des terriers. Un soir il aperçut
La lune au fond d'un puits: l'orbiculaire image
Lui parut un ample fromage.
Deux seaux alternativement
Puisoient le liquide élément :

Notre renard, pressé par une faim canine,
S'accommode en celui qu'au haut de la machine
L'autre seau tenoit suspendu.

Voilà l'animal descendu,

Tiré d'erreur, mais fort en peine,
Et voyant sa perte prochaine :

Car comment remonter, si quelque autre affamé,
De la même image charmé,

Et succédant à sa misère,

Par le même chemin ne le tiroit d'affaire?

Deux jours s'étoient passés sans qu'aucun vînt au puits.
Le temps, qui toujours marche, avoit pendant deux nuits
Échancré, selon l'ordinaire,

De l'astre au front d'argent la face circulaire.
Sire Renard étoit désespéré.

Compère loup, le gosier altéré,

Passe par là. L'autre dit : « Camarade,
Je vous veux régaler : voyez-vous cet objet?
C'est un fromage exquis. Le dieu Faune l'a fait :
La vache Io donna le lait.
Jupiter, s'il étoit malade,
Reprendroit l'appétit en tâtant d'un tel mets.
J'en ai mangé cette échancrure;

Le reste vous sera suffisante pâture.

Descendez dans un seau que j'ai là mis exprès.
Bien qu'au moins mal qu'il pût il ajustât l'histoire,
Le loup fut un sot de le croire:

Il descend; et son poids emportant l'autre part,
Reguinde en hant maître renard.

Ne nous en moquons point: nous nous laissons séduire Sur aussi peu de fondement;

Et chacun croit fort aisément

Ce qu'il craint et ce qu'il désire.

FABLE VII. Le Paysan du Danube.

Il ne faut point juger des gens sur l'apparence.
Le conseil en est bon; mais il n'est pas nouveau.
Jadis l'erreur du souriceau

Me servit à prouver le discours que j'avance:
J'ai, pour le fonder à présent,
Le bon Socrate, Ésope, et certain paysan
Des rives du Danube, homme dont Marc-Aurèle
Nous fait un portrait fort fidèle.

On connoît les premiers: quant à l'autre, voici
Le personnage en raccourci.

Son menton nourrissoit une barbe touffue;
Toute sa personne velue

Représentoit un ours, mais un ours mal léché :
Sous un sourcil épais il avoit l'œil caché,
Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre,
Portoit sayon de poil de chèvre,

Et ceinture de joncs marins.

Cet homme ainsi bâti fut député des villes
Que lave le Danube. Il n'étoit point d'asiles
Où l'avarice des Romains

Ne pénétrât alors et ne portât les mains.
Le député vint donc, et fit cette harangue :
«Romains, et vous sénat assis pour m'écouter,
Je supplie avant tout les dieux de m'assister:
Veuillent les immortels, conducteurs de ma langue,
Que je ne dise rien qui doive être repris!
Sans leur aide, il ne peut entrer dans les esprits
Que tout mal et toute injustice:

Faute d'y recourir, on viole leurs lois.
Témoin nous, que punit la romaine avarice;

Rome est, par nos forfaits, plus que par ses exploits,
L'instrument de notre supplice.

Craignez, Romains, craignez que le ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère;
Et mettant en nos mains, par un juste retour,
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
Il ne vous fasse, en sa colère,

Nos esclaves à votre tour.

Et pourquoi sommes-nous les vôtres? Qu'on me die
En quoi vous valez mieux que cent peuples divers.
Quel droit vous a rendus maîtres de l'univers?
Pourquoi venir troubler une innocente vie?
Nous cultivions en paix d'heureux champs; et nos mains
Étoient propres aux arts ainsi qu'au labourage.
Qu'avez-vous appris aux Germains?

Ils ont l'adresse et le courage:

S'ils avoient eu l'avidité,

Comme vous, et la violence,

Peut-être en votre place ils auroient la puissance,
Et sauroient en user sans inhumanité.
Celle que vos préteurs ont sur nous exercée
N'entre qu'à peine en la pensée.

La majesté de vos autels

Elle-même en est offensée;

Car sachez que les immortels

Ont les regards sur nous. Grâces à vos exemples,
Ils n'ont devant les yeux que des objets d'horreur,
De mépris d'eux et de leurs temples,

D'avarice qui va jusques à la fureur.

Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome:
La terre et le travail de l'homme

Font pour les assouvir des efforts superflus.
Retirez-les : on ne veut plus

Cultiver pour eux les campagnes;

Nous quittons les cités, nons fuyons aux montagnes;
Nous laissons nos chères compagnes;

Nous ne conversons plus qu'avec des ours affreux,
Découragés de mettre au jour des malheureux,

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