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J'y crois voir quelque chose. Est-ce un bœuf? un cheval?
-Eh! qu'importe quel animal?

Dit l'un de ces mâtins; voilà toujours curée.
Le point est de l'avoir : car le trajet est grand;
Et de plus, il nous faut nager contre le vent.
Buvons toute cette eau; notre gorge altérée
En viendra bien à bout : ce corps demeurera
Bientôt à sec, et ce sera

Provision pour la semaine. »

Voilà mes chiens à boire : ils perdirent l'haleine,
Et puis la vie; ils firent tant

Qu'on les vit crever à l'instant.

L'homme est ainsi bâti : quand un sujet l'enflamme,
L'impossibilité disparoît à son âme.

Combien fait-il de vœux, combien perd-il de pas,
S'outrant pour acquérir des biens ou de la gloire?
« Si j'arrondissois mes États!

Si je pouvois remplir mes coffres de ducats!
Si j'apprenois l'hébreu, les sciences, l'histoire! »
Tout cela, c'est la mer à boire;

Mais rien à l'homme ne suffit.

Pour fournir aux projets que forme un seul esprit,
Il faudroit quatre corps; encor, loin d'y suffire,
A mi-chemin je crois que tous demeureroient :
Quatre Mathusalem bout à bout ne pourroient
Mettre à fin ce qu'un seul désire.

FABLE XXVI. Démocrite et les Abdéritains.

Que j'ai toujours haï les pensers du vulgaire !
Qu'il me semble profane, injuste et téméraire,
Mettant de faux milieux entre la chose et lui,
Et mesurant par soi ce qu'il voit en autrui !

Le maître d'Épicure en fit l'apprentissage.
Son pays le crut fou. Petits esprits! mais quoi!

Aucun n'est prophète chez soi.

Ces gens étoient les fous, Démocrite, le sage.
L'erreur alla si loin qu'Abdère députa
Vers Hippocrate, et l'invita,

Par lettres et par ambassade,

A venir rétablir la raison du malade.

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Notre concitoyen, disoient-ils en pleurant, Perd l'esprit la lecture a gâté Démocrite. Nous l'estimerions plus s'il étoit ignorant. Aucun nombre, dit-il, les mondes ne limite : Peut-être même ils sont remplis

De Démocrites infinis.

Non content de ce songe, il y joint les atomes,
Enfans d'un cerveau creux, invisibles fantômes;
Et, mesurant les cieux sans bouger d'ici-bas,
Il connoît l'univers, et ne se connoît pas.
Un temps fut qu'il savoit accorder les débats:
Maintenant il parle à lui-même.

Venez, divin mortel; sa folie est extrême. »
Hippocrate n'eut pas trop de foi pour ces gens;
Cependant il partit. Et voyez, je vous prie,
Quelles rencontres dans la vie

Le sort cause! Hippocrate arriva dans le temps
Que celui qu'on disoit n'avoir raison ni sens

Cherchoit, dans l'homme et dans la bête,
Quel siége a la raison, soit le cœur, soit la tête.
Sous un ombrage épais, assis près d'un ruisseau,
Les labyrinthes d'un cerveau

L'occupoient. Il avoit à ses pieds maint volume,
Et ne vit presque pas son ami s'avancer,
Attaché selon sa coutume.

Leur compliment fut court, ainsi qu'on peut penser:
Le sage est ménager du temps et des paroles.
Ayant donc mis à part les entretiens frivoles,
Et beaucoup raisonné sur l'homme et sur l'esprit,
Ils tombèrent sur la morale.
Il n'est pas besoin que j'étale
Tout ce que l'un et l'autre dit.

Le récit précédent suffit

Pour montrer que le peuple est juge récusable.
En quel sens est donc véritable
Ce que j'ai lu dans certain lieu,
Que sa voix est la voix de Dieu ?

FABLE XXVII. - Le Loup et le Chasseur. Fureur d'accumuler, monstre de qui les yeux Regardent comme un point tous les bienfaits des dieux, Te combattrai-je en vain sans cesse en cet ouvrage ! Quel temps demandes-tu pour suivre mes leçons? L'homme, sourd à ma voix comme à celle du sage, Ne dira-t-il jamais : « C'est assez, jouissons?

Hâte-toi, mon ami, tu n'as pas tant à vivre.

Je te rebats ce mot, car il vaut tout un livre:

Jouis. Je le ferai. - Mais quand donc?- Dès demain. -Eh! mon ami, la mort te peut prendre en chemin : Jouis dès aujourd'hui; redoute un sort semblable

A celui du chasseur et du loup de ma fable.

Le premier de son arc avoit mis bas un daim,
Un faon de biche passe, et le voilà soudain
Compagnon du défunt; tous deux gisent sur l'herbe.
La proie étoit honnête : un daim avec un faon;
Tout modeste chasseur en eût été content :
Cependant un sanglier, monstre énorme et superbe,
Tente encor notre archer, friand de tels morceaux.
Autre habitant du Styx: la Parque et ses ciseaux
Avec peine y mordoient; la déesse infernale
Reprit à plusieurs fois l'heure au monstre fatale.
De la force du coup pourtant il s'abattit.

C'étoit assez de biens. Mais quoi! rien ne remplit
Les vastes appétits d'un faiseur de conquêtes.
Dans le temps que le porc revient à soi, l'archer
Voit le long d'un sillon une perdrix marcher,
Surcroît chétif aux autres têtes:

De son arc toutefois il bande les ressorts.
Le sanglier, rappelant les restes de sa vie,
Vient à lui, le découd, meurt vengé sur son corps;
Et la perdrix le remercie.

Cette part du récit s'adresse au convoiteux:
L'avare aura pour lui le reste de l'exemple.

Un loup vit en passant ce spectacle piteux :

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« O Fortune! dit-il, je te promets un temple.
Quatre corps étendus ! que de biens ! mais pourtant
Il faut les ménager; ces rencontres sont rares. »
(Ainsi s'excusent les avares.)

« J'en aurai, dit le loup, pour un mois, pour autant:
Un, deux, trois, quatre corps; ce sont quatre semaines,
Si je sais compter, toutes pleines.

Commençons dans deux jours; et mangeons cependant
La corde de cet arc : il faut que l'on l'ait faite
De vrai boyau ; l'odeur me le témoigne assez. »
En disant ces mots, il se jette

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Sur l'arc qui se détend, et fait de la sagette
Un nouveau mort: mon loup a les boyaux percés.

Je reviens à mon texte. Il faut que l'on jouisse;
Témoin ces deux gloutons punis d'un sort commun:
La convoitise perdit l'un;
L'autre périt par l'avarice.

1. Vieux mot, pour flèche. du latin sagitta.

FABLE I. Le Dépositaire infidèle.

Grâce aux Filles de mémoire,

J'ai chanté des animaux;
Peut-être d'autres héros

M'auroient acquis moins de gloire.
Le loup, en langue des dieux,
Parle au chien dans mes ouvrages:
Les bêtes, à qui mieux mieux,
Y font divers personnages,
Les uns fous, les autres sages;
De telle sorte pourtant
Que les fous vont l'emportant:
La mesure en est plus pleine.
Je mets aussi sur la scène
Des trompeurs, des scélérats,
Des tyrans et des ingrats,
Mainte imprudente pécore,
Force sots, force flatteurs;
Je pourrois y joindre encore
Des légions de menteurs :
Tout homme ment, dit le sage.
S'il n'y mettoit seulement
Que les gens du bas étage,
On pourroit aucunement

Souffrir ce défaut aux hommes;

Mais que tous, tant que nous sommes,
Nous mentions, grand et petit,
Si quelque autre l'avoit dit,

Je soutiendrois le contraire.
Et même qui mentiroit

Comme Ésope et comme Homère,
Un vrai menteur ne seroit:
Le doux charme de maint songe
Par leur bel art inventé

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