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CHAPITRE VIII.

LAMARTINE (ALPHONSE DE) (1790-1869). SES ŒUVRES

POÉTIQUES.

MUSSET (ALFRED DE) (1810-1857). PoÉSIES,
EUVRES DRAMATIQUES.

Pendant quelques années, Lamartine a été un peu négligé; mais sa valeur comme poète est de nouveau sortie des nuages, elle est plus brillante que jamais. Son premier ouvrage, les Méditations poétiques, qu'il publia à l'âge de 30 ans, est peut-être ce qu'il a de plus parfait; il s'y révéla avec des qualités de l'ordre le plus élevé : langue pleine d'une mélodie exquise, style d'une grande richesse d'images et de couleurs et cependant naturel et pur, sentiments profonds et idéalisés. C'était bien l'âme de la poésie lyrique.

De Nouvelles Méditations et des Harmonies poétiques et religieuses parurent dans les dix années suivantes. Ces recueils n'ont pas dépassé, ni du reste amoindri le succès de la première série. Mais ce que Lamartine a écrit depuis en vers est inférieur. Ses ouvrages historiques en prose ont quelque mérite,— le meilleur est le petit roman Graziella,— mais ne montrent point le génie de leur auteur. Le poète avait voulu jouer un rôle politique et être orateur; il y perdit peut-être ses qualités. Il fut député de longues années. A ce rôle se rattache un épisode glorieux: pendant la révolution de 1848, le peuple soulevé voulait adopter le drapeau rouge; le député poète, par son éloquence, réussit à le faire renoncer à cette idée funeste.

Lamartine était d'une générosité fastueuse; il dépensait sans compter. Il en résulta que ses dernières années furent attristées par la lutte contre la gêne. Pour payer ses dettes, le peuple français entier s'unit en une souscription libérale et le poète se vit mettre ainsi momentanément à l'abri du besoin.

Lamartine avait été élu à l'Académie française en 1830.

Les critiques trouvent que la poésie de Lamartine a un peu les défauts mêmes de ses qualités: elle manque de concentration; le style est quelquefois indécis et a parfois quelque chose de féminin et de langoureux. La pièce choisie ici n'a point ces défauts: elle est d'une vigueur peu commune de pensée et d'expression.

MÉDITATIONS POÉTIQUES.

BONAPARTE.

Sur un écueil battu par la vague plaintive,
Le nautonnier, de loin, voit blanchir sur la rive
Un tombeau près du bord par les flots déposé;
Le temps n'a pas encor bruni l'étroite pierre,
Et sous le vert tissu de la ronce et du lierre
On distingue... un sceptre brisé.

Ici gît... Point de nom! demandez à la terre !
Ce nom, il est inscrit en sanglant caractère
Des bords du Tanaïs au sommet du Cédar,

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Sur le bronze et le marbre, et sur le sein des braves,

Et jusque dans le cœur de ces troupeaux d'esclaves

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Qu'il foulait tremblants sous son char.

Depuis les deux grands noms qu'un siècle au siècle annonce, Jamais nom qu'ici-bas toute langue prononce

Sur l'aile de la foudre aussi loin ne vola;

Jamais d'aucun mortel le pied qu'un souffle efface
N'imprima sur la terre une plus forte trace:
Et ce pied s'est arrêté là...

Il est là!... Sous trois pas un enfant le mesure!

Son ombre ne rend pas même un léger murmure;
Le pied d'un ennemi foule en paix son cercueil.

Sur ce front foudroyant le moucheron bourdonne,
Et son ombre n'entend que le bruit monotone
D'une vague contre un écueil.

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Ta tombe et ton berceau sont couverts d'un nuage,
Mais, pareil à l'éclair, tu sortis d'un orage;

Tu foudroyas le monde avant d'avoir un nom :
Tel ce Nil, dont Memphis boit les vagues fécondes,
5 Avant d'être nommé fait bouillonner ses ondes
Aux solitudes de Memnon.

Les dieux étaient tombés, les trônes étaient vides;
La Victoire te prit sur ses ailes rapides;

D'un peuple de Brutus la gloire te fit roi.

10 Ce siècle, dont l'écume entraînait dans sa course Les mœurs, les rois, les dieux..., refoulé vers sa source, Recula d'un pas devant toi.

Tu combattis l'erreur sans regarder le nombre;
Pareil au fier Jacob, tu luttas contre une ombre ;
15 Le fantôme croula sous le poids d'un mortel;
Et, de tous ces grands noms profanateur sublime,
Tu jouas avec eux comme la main du crime
Avec les vases de l'autel.

Ah! si, rendant le sceptre à ses mains légitimes, 20 Plaçant sur ton pavois de royales victimes,

Tes mains des saints bandeaux avaient lavé l'affront,
Soldat vengeur des rois, plus grand que ces rois même,
De quel divin parfum, de quel pur diadème
La gloire aurait sacré ton front!

25 Gloire, honneur, liberté, ces mots que l'homme adore,
Retentissaient pour toi comme l'airain sonore
Dont un stupide écho répète au loin le son :
De cette langue en vain ton oreille frappée
Ne comprit ici-bas que le cri de l'épée

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Superbe, et dédaignant ce que la terre admire,
Tu ne demandais rien au monde que l'empire.
Tu marchais... tout obstacle était ton ennemi.
Ta volonté volait comme ce trait rapide
Qui va frapper le but où le regard le guide,
Même à travers un cœur ami.

Jamais, pour éclaircir ta royale tristesse,
La coupe des festins ne te versa l'ivresse ;

Tes yeux d'une autre pourpre aimaient à s'enivrer.
Comme un soldat debout qui veille sous ses armes,
Tu vis de la beauté le sourire et les armes,
Sans sourire et sans soupirer.

Tu n'aimais que le bruit du fer, le cri d'alarmes,
L'éclat resplendissant de l'aube sur les armes ;
Et ta main ne flattait que ton léger coursier,
Quand les flots ondoyants de sa pâle crinière
Sillonnaient comme un vent la sanglante poussière,
Et que ses pieds brisaient l'acier.

Tu grandis sans plaisir, tu tombas sans murmure.
Rien d'humain ne battait sous ton épaisse armure:
Sans haine et sans amour, tu vivais pour penser.
Comme l'aigle régnant dans un ciel solitaire,
Tu n'avais qu'un regard pour mesurer la terre,
Et des serres pour
l'embrasser.

Tu tombas cependant de ce sublime faîte:
Sur ce rocher désert jeté par la tempête,
Tu vis tes ennemis déchirer ton manteau;
Et le sort, ce seul dieu qu'adora ton audace,
Pour dernière faveur t'accorda cet espace
Entre le trône et le tombeau.

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Oh! qui m'aurait donné d'y sonder ta pensée,
Lorsque le souvenir de ta grandeur passée

Venait, comme un remords, t'assaillir loin du bruit,
Et que, les bras croisés sur ta large poitrine,
5 Sur ton front chauve et nu que la pensée incline,
L'horreur passait comme la nuit !

Tel qu'un pasteur debout sur la rive profonde Voit son ombre de loin se prolonger sur l'onde Et du fleuve orageux suivre en flottant le cours ; 10 Tel, du sommet désert de ta grandeur suprême, Dans l'ombre du passé te recherchant toi-même, Tu rappelais tes anciens jours.

Ils passaient devant toi comme des flots sublimes Dont l'œil voit sur les mers étinceler les cimes: 15 Ton oreille écoutait leur bruit harmonieux ; Et, d'un reflet de gloire éclairant ton visage, Chaque flot t'apportait une brillante image

Que tu suivais longtemps des yeux.

Là, sur un pont tremblant tu défiais la foudre ; 20 Là, du désert sacré tu réveillais la poudre ;

Ton coursier frissonnait dans les flots du Jourdain ;
Là, tes pas abaissaient une cime escarpée ;
Là, tu changeais en sceptre une invincible épée.
Ici... Mais quel effroi soudain !

25 Pourquoi détournes-tu ta paupière éperdue? D'où vient cette pâleur sur ton front répandue? Qu'as-tu vu tout à coup dans l'horreur du passé ? Est-ce de vingt cités la ruine fumante,

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Ou du sang des humains quelque plaine écumante? Mais la gloire a tout effacé.

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