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CHAPITRE II.

MONTESQUIEU (SECONDAT, BARON DE) (1689-1755).
LETTRES PERSANES, ESPRIT DES LOIS.

LESAGE (1677-1747). GIL BLAS.

Noble et riche de naissance, il avait un goût naturel pour l'étude, et fit sa spécialité de la jurisprudence. C'est cependant, par un ouvrage léger et frivole, en apparence, qu'il débuta dans la littérature, les Lettres persanes. Il est vrai que le fond en es' sérieux; de prétendus Persans, voyageant en France, expriment librement leurs opinions sur les mœurs et les manières des Français. Plus tard, après de longues études éclairées par des voyages prolongés dans divers pays de l'Europe, il écrivit ses Considérations sur la grandeur des Romains et leur décadence, sorte de philosophie de l'histoire ancienne, et enfin l'Esprit des Lois. Ce dernier ouvrage a fait époque par la profondeur des pensées et l'originalité des vues. style de Montesquieu est surtout précis, vit et coloré. Montesquieu, déjà président au Parlement de Bordeaux en 1716, fut élu à l'Académie française en 1726, à l'âge de 37 ans.

Le

EXTRAITS DES LETTRES PERSANES.

I.

Nous sommes à Paris depuis un mois, et toujours été dans un mouvement continuel.

છે.

nous avons

Il faut bien

5 des affaires avant qu'on soit logé, qu'on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu'on se soit pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois.

Paris est aussi grand qu'Ispahan : les maisons y sont si hautes qu'on jurerait qu'elles ne sont habitées que par

des astrologues. Tu juges bien qu'une ville bâtie en l'air, qui a six ou sept maisons les unes sur les autres, est extrêmement peuplée, et que, quand tout le monde est descendu dans la rue, il s'y fait un bel embarras.

Tu ne le croirais pas peut-être, depuis un mois que je 5 suis ici, je n'y ai encore vu marcher personne. Il n'y a point de gens au monde qui tirent mieux parti de leur machine que les Français; ils courent, ils volent. Les voitures lentes d'Asie, le pas réglé de nos chameaux les feraient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis pas 10 fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans changer d'allure, j'enrage quelquefois comme un chrétien; car encore passe qu'on m'éclabousse depuis les pieds jusqu'à la tête, mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et périodiquement. Un homme 15 qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demitour, et un autre qui me croise de l'autre côté me remet soudain où le premier m'avait pris; et je n'ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j'avais fait dix lieues.

Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à 20 fond des mœurs et des coutumes européennes ; je n'en ai moi-même qu'une légère idée, et je n'ai eu à peine que le temps de m'étonner.

Le roi de France est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point de mines d'or comme le roi d'Espagne, 25 son voisin ; mais il a plus de richesse que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisables que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n'ayant d'autres fonds que des titres d'honneur à vendre; et, par un prodige de l'orgueil humain, ses 30 troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées.

D'ailleurs, ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l'esprit même de ses sujets; il les fait penser

comme il veut. S'il n'a qu'un million d'écus dans son trésor, et qu'il en ait besoin de deux, il n'a qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux, et ils le croient. S'il a une guerre difficile à soutenir, et qu'il n'ait point d'argent, 5 il n'a qu'à leur mettre dans la tête qu'un morceau de papier est de l'argent, et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même jusqu'à leur faire croire qu'il les guérit de toutes sortes de maux, en les touchant; tant est grande la force et la puissance qu'il a sur les esprits.

II.

10 Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel: vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j'étais aux Tuile15 ries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait; si j'étais aux spectacles, je trouvais d'abord cent lorgnettes dressées contre ma figure: enfin, jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais 20 quelquefois d'entendre des gens, qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux: "Il faut avouer qu'il a l'air bien persan." Chose admirable! je trouvais de mes portraits partout; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, 25 tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.

Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et, quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville, 30 où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose

d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre, en un instant, l'attention et l'estime publique; car j'entrai tout-à-coup dans 5 un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie, sans qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche; mais, si quelqu'un, par hasard, apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement: Ah! ah! Monsieur est 10 Persan? C'est une chose bien extraordinaire! comment peut-on être Persan?

III.

Je trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants. Ils ont oublié comment ils étaient habillés cet 15 été ; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver: mais, surtout, on ne saurait croire combien il en coûte à un mari, pour mettre sa femme à la mode.

Que me servirait de te faire une description exacte de leurs habillements et de leurs parures? Une mode nou- 20 velle viendrait détruire tout mon ouvrage, comme celui de leurs ouvriers; et, avant que tu eusses reçu ma lettre, tout serait changé. Une femme qui quitte Paris, pour aller passer six mois à la campagne, en revient aussi antique que si elle s'y était oubliée trente ans. Le fils méconnaît 25 le portrait de sa mère; tant l'habit avec lequel elle est peinte, lui paraît étranger: il s'imagine que c'est quelque Américaine qui y est représentée, ou que le peintre a voulu exprimer quelqu'une de ses fantaisies.

Quelquefois les coiffures montent insensiblement, et une 30 révolution les fait descendre tout-à-coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d'une femme au milieu d'elle-même : dans un autre, c'étaient les

pieds qui occupaient cette place; les talons faisaient un piédestal qui les tenait en l'air. Qui pourrait le croire? Les architectes ont été souvent obligés de hausser, de baisser et d'élargir leurs portes, selon que les parures des 5 femmes exigeaient d'eux ce changement; et les règles de leur art ont été asservies à ces caprices. On voit quelquefois, sur un visage, une quantité prodigieuse de mouches, et elles disparaissent toutes le lendemain.

10

ESPRIT DES LOIS.

DES LOIS DES PEUPLES FRANCS ET GERMAINS.

Les Francs étant sortis de leur pays, ils firent rédiger par les sages de leur nation les lois saliques. La tribu des Francs ripuaires s'étant jointe, sous Clovis, à celle des 15 Francs saliens, eile conserva ses usages; et Théodoric, roi d'Austrasie, les fit mettre par écrit. Il recueillit de même les usages des Bavarois et des Allemands qui dépendaient de son royaume; car, la Germanie étant affaiblie par la sortie de tant de peuples, les Francs, après avoir conquis 20 devant eux, avait fait un pas en arrière et porté leur domination dans les forêts de leurs pères. Les Frisons ayant été soumis par Charles-Martel et Pépin, leur loi n'est pas antérieure à ces princes. Charlemagne, qui le premier dompta les Saxons, leur donna la loi que nous avons.

25

Il y a, dans les lois saliques et ripuaires, dans celles des Allemands et des Bavarois, une simplicité admirable: on y trouve une rudesse originale et un esprit qui n'avait point été affaibli par un autre esprit. Elles changèrent peu, parce que ces peuples, si l'on en excepte les Francs, 30 restèrent dans la Germanie.

Les Francs mêmes y fondèrent une grande partie de leur empire ainsi leurs lois furent toutes germaines.

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