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Qui n'a entendu parler de Madame de Sévigné? Il n'est certainement personne qui ignore qu'elle a écrit des lettres, de très belles lettres. Ce qu'on sait moins, c'est qu'elle est le type de la mère française, aimante, tendrement dévouée, jusqu'à la mort même, à sa fille; tout à la fois instruite et spirituelle, enjouée et sympa. thique, d'un cœur généreux et d'une réputation sans tâche.

Ce sont précisément ses lettres, publiées après sa mort, qui nous révèlent ainsi sa vie et son caractère, en même temps qu'elles ont donné au monde des modèles charmants de presque tous les genres de style.

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Marie de Rabutin-Chantal était c'était son nom de famille Parisienne de naissance. Elle eut une éducation très soignée, apprit le latin et non pas le grec mais l'italien. Mariée à dixhuit ans, elle devint veuve à vingt-cinq ans. Bien que fort recherchée dans la société la plus aristocratique, à cause de son esprit délicat et des charmes de sa conversation, elle se consacra presque exclusivement à l'éducation de ses enfants, un fils et une fille. En 1671 sa fille bien-aimée, son " idole," la comtesse de Grignan, dut accompagner dans le midi de la France son mari nommé gouverneur de la Provence. La séparation fut cruelle pour Madame de Sévigné. Elle s'en dédommagea par une correspondance suivie avec la comtesse.

Ses lettres, d'une grâce inimitable et d'un naturel parfait, vivent encore du sentiment passionné qui les a dictées. Rien de plus charmant et de plus piquant à la fois que ce style plein d'abandon et de saveur gauloise; rien de plus intéressant que ses histoires de la cour, de ses amis, de la société à cette époque. Sous ce rapport encore, les lettres de Madame de Sévigné ont une grande valeur historique.

Madame de Sévigné mourut de la petite vérole.

On a publié dans un volume d'environ 200 pages, avec notes, pour les écoles, un choix fort bien fait des lettres les plus intéressantes de Madame de Sévigné (1).

(1) Ce volume est en vente chez l'éditeur du Manuel de Littérature.

Madame de Sévigné à Madame de Grignan, sa fille, qui venait de partir pour la Provence.

Paris, 6 avril 1671.

Ma douleur serait bien médiocre si je pouvais vous la 5 dépeindre je ne l'entreprendrai pas aussi. : J'ai beau chercher ma chère fille, je ne la trouve plus, et tous les pas qu'elle fait l'éloignent de moi. Je m'en allai donc à SainteMarie, toujours pleurant et toujours mourant: il me semblait qu'on m'arrachait le cœur et l'âme ; et en effet, quelle 10 rude séparation! Je demandai la liberté d'être seule : on

me mena dans la chambre de Madame du Housset, on me fit du feu ; j'y passai jusqu'à cinq heures sans cesser de sangloter; toutes mes pensées me faisaient mourir. J'allai ensuite chez Madame de La Fayette, qui redoubla mes 15 douleurs par l'intérêt qu'elle y prit; elle était seule, et malade et triste de la mort d'une sœur religieuse: elle était comme je la pouvais désirer. Je revins enfin à huit heures de chez Madame de La Fayette: mais, en entrant ici, bon Dieu! comprenez-vous bien ce que je sentis en 20 montant ce degré! Cette chambre où j'entrais toujours, hélas! j'en trouvai les portes ouvertes; mais je vis tout démeublé, tout dérangé. Comprenez-vous bien tout ce que je souffris? Les réveils de la nuit ont été noirs, et le matin je n'étais point avancée d'un pas pour le repos de 25 mon esprit.

Je reçois vos lettres comme vous avez reçu ma bague; je fonds en larmes en les lisant; il semble que mon cœur veuille se fendre par la moitié; on croirait que vous m'écrivez des injures, ou que vous êtes malade, ou qu'il 30 vous est arrivé quelque accident, et c'est tout le contraire : vous m'aimez, ma chère enfant, et vous me le dites d'une manière que je ne puis soutenir sans des pleurs en abondance. Vous continuez votre voyage sans aucune aventure fâcheuse; et lorsque j'apprends tout cela, qui est

justement tout ce qui peut m'être le plus agréable, voilà l'état où je suis. Vous vous amusez donc à penser à moi, vous en parlez, et vous aimez mieux m'écrire vos sentiments que vous n'aimez à me les dire: de quelque façon qu'ils me viennent, ils sont reçus avec une sensibilité qui 5 n'est comprise que de ceux qui savent aimer comme je fais. Vous me faites sentir pour vous tout ce qui est possible de sentir de tendresse; mais, si vous songez à moi, soyez assurée aussi que je pense continuellement à vous: rien ne me donne de distraction; je vois ce carrosse qui avance 10 toujours, et qui n'approchera jamais de moi: je suis toujours dans les grands chemins, il me semble que j'ai quelquefois peur que ce carrosse ne verse; les pluies qu'il fait depuis trois jours me mettent au désespoir; le Rhône me fait une peur étrange. J'ai une carte devant mes yeux ; je 15 sais tous les lieux où vous couchez: vous êtes ce soir à Nevers; vous serez dimanche à Lyon où vous recevrez cette lettre. Les vôtres sont la seule consolation que je souhaite pour d'autres, je n'en cherche pas.

Madame de Sévigné à sa fille: elle la remercie de ses lettres et 20 de la sincérité de son affection.

Paris, 11 février 1671.

Je n'en ai reçu que trois de ces aimables lettres qui me pénètrent le cœur ; il y en a une qui ne revient point: si ce n'est que je n'aime point à perdre ce qui me vient de 25 vous, je croirais n'avoir rien perdu. Je trouve qu'on ne peut rien souhaiter qui ne soit dans celles que j'ai reçues. Elles sont, premièrement, très bien écrites; et, de plus, si tendres et si naturelles, qu'il est impossible de ne pas les croire; la défiance même en serait convaincue; elles ont 30 ce caractère de vérité qui se maintient toujours, qui se fait

voir avec autorité, pendant que la fausseté et la menterie demeurent accablées sous les paroles sans pouvoir persuader plus les sentiments s'efforcent de paraître, plus ils sont enveloppés. Les vôtres sont vrais et le paraissent, 5 vos paroles ne servent, tout au plus, qu'à vous expliquer : et, dans cette noble simplicité, elles ont une force à quoi l'on ne peut résister. Voilà, ma fille, comme vos lettres m'ont paru jugez quel effet elles me font, et quelle sorte de larmes je répands, en me trouvant persuadée de la vérité 10 que je souhaite le plus. Si mes paroles ont la même puissance que les vôtres, je n'ai plus rien à désirer. Pour moi, il me semble maintenant qu'on m'a dépouillée de tout ce qui me rendait aimable; je n'ose plus voir le monde, et, quoi qu'on ait fait pour m'y remettre, j'ai passé tous ces 15 jours-ci comme un loup-garou, ne pouvant faire autrement peu de gens sont dignes de comprendre ce que je sens; j'ai cherché ceux qui sont de ce petit nombre, et j'ai évité les autres.

20

Sur un danger que Madame de Grignan avait couru.

Paris, 4 mars 1671.

Ah! ma fille, quelle lettre! quelle peinture de l'état où vous avez été! et que je vous aurais mal tenu ma parole, si je vous avais promis de n'être point effrayée d'un si grand péril! Je sais bien qu'il est passé; mais il est impossible de se représenter votre vie si proche de sa fin, 25 sans frémir d'horreur. Et M. de Grignan vous laisse embarquer pendant un orage; et, quand vous êtes téméraire, il trouve plaisant de l'être encore plus que vous! au lieu de vous faire attendre que l'orage soit passé, il veut bien vous exposer! Ah! mon Dieu! qu'il eût été bien mieux 30 d'être timide, et de vous dire que si vous n'aviez point de il en avait, lui, et ne souffrirait point que vous tra

peur,

5

versassiez le Rhône par un temps comme celui qu'il faisait! Que j'ai de peine à comprendre sa tendresse en cette occasion! Ce Rhône qui fait peur à tout le monde, ce pont d'Avignon où l'on aurait tort de passer en prenant de loin toutes ses mesures: un tourbillon de vent vous jette violemment sous une arche; et quel miracle que vous n'ayez pas été brisés et noyés dans un moment! Je na soutiens pas cette pensée, j'en frissonne, et je m'en suis réveillée avec des sursauts dont je ne suis pas la maîtresse. Trouvez-vous toujours que le Rhône ne soit que de l'eau ? 10 De bonne foi, n'avez-vous point été effrayée d'une mort si proche et si inévitable? Une autre fois ne serez-vous point un peu moins hasardeuse? Une aventure comme celle-là ne vous fera-t-elle point voir les dangers aussi terribles qu'ils le sont? Je crois du moins que vous avez 15 rendu grâces à Dieu de vous avoir sauvée. Pour moi, je suis persuadée que les messes que j'ai fait dire tous les jours pour vous ont fait ce miracle; et je suis plus obligée à Dieu de vous avoir conservée daus cette occasion que de m'avoir fait naître.

20

Un incendie.

Paris, 20 février 1671.

Vous saurez, ma chère fille, qu'avant-hier au soir, après être revenue de chez M. de Coulanges, je songeai à me coucher. Cela n'est pas extraordinaire, mais ce qui l'est 25 beaucoup, c'est qu'à trois heures après minuit j'entendis crier Au voleur! au feu! et ces cris si près de moi, si redoublés, que je ne doutais point que ce ne fût ici; je crus même entendre qu'on parlait de ma pauvre petitefille; je ne doutais point qu'elle ne fût brûlée je me levai 30 dans cette crainte, sans lumière, avec un tremblement qui m'empêchait presque de me soutenir. Je courus à son

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