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Les maîtres de d'Alembert étaient de celui qu'on appelait Janséniste, car, dans les disputes de ce genre, on cherche toujours à rendre ses adversaires odieux par un nom de secte dont ils ont grand soin de se défendre, espèce d'hommage qu'ils rendent à la raison. D'Alembert fit, dans sa première année de philosophie, un commentaire sur l'épître de S. Paul aux Romains, et commença comme Newton avait fini; ce commentaire donna de grandes espérances à ses maîtres : les hommes distingués dans la littérature ou dans les sciences, montraient alors presque seuls à la nation l'exemple d'une indifférence salutaire : on se flatta que d'Alembert rendrait au parti de Port-Royal une portion de son ancienne gloire, et qu'il serait un nouveau Pascal.

Pour rendre la ressemblance plus parfaite, on lui fit suivre des leçons de mathématiques; mais bientôt on s'aperçut qu'il avait pris pour ces sciences une passion qui décida du sort de sa vie : en vain ses maîtres cherchèrent à l'en détourner, en lui annonçant que cette étude lui dessécherait le cœur (ils ne sentaient pas sans doute toute la force de l'aveu que renferme cette expression): d'Alembert fut moins docile que Pascal, jamais on ne put lui faire regarder l'amour un peu exclusif des vérités certaines et claires, comme une erreur dangereuse, ou comme un penchant de la nature corrompue.

En sortant du collége, il jeta un coup d'œil sur le monde, il s'y trouva seul, et courut chercher un asile auprès de sa nourrice; l'idée consolante, que sa fortune, toute médiocre qu'elle était, répandrait un peu d'aisance dans cette famille, la seule qu'il pût regarder comme la sienne, était encore pour lui un motif puissant: il y vécut près de quarante années, conservant toujours la même simplicité, ne laissant apercevoir l'augmentation de son revenu que par celle de ses bienfaits, ne voyant dans la grossièreté des manières de ceux avec lesquels il vivait, qu'un sujet d'observations plaisantes ou philosophiques, et cachant tellement sa célébrité et sa gloire, que sa nourrice qui l'aimait comme un fils, qui était touchée de sa reconnaissance et de ses soins, ne s'aperçut jamais qu'il fût un grand homme : son activité pour l'étude, dont elle était témoin, ses nombreux ouvrages dont elle entendait parler, n'excitaient ni son admiration, ni le juste orgueil qu'elle aurait pu ressentir, mais plutôt une sorte de compassion: Vous ne serez jamais qu'un philosophe, lui disait-elle; et qu'est-ce qu'un philosophe! c'est un fou qui se tourmente pendant sa vie, pour qu'on parle de lui lorsqu'il n'y sera plus.

Dans cette maison, d'Alembert s'occupait presque uniquement de géométrie, achetant quelques livres, allant chercher dans les bibliothèques publiques ceux qu'il ne pouvait acheter: souvent il se présentait à lui des vues nouvelles, il les suivait, il goûtait déjà le plaisir de faire des découvertes; mais ce plaisir était court, il consultait les livres, et voyait avec un sentiment un peu pénible, que ce qu'il croyait avoir trouvé le premier, était déjà connu : alors il se persuada que la nature lui avait refusé le génie, qu'il devait se borner à savoir ce que les autres auraient découvert, et il se résigna sans peine à cette destinée; il sentait que le plaisir d'étudier, même sans la gloire, suffirait encore à son bonheur. Cette anecdote que nous tenons de lui

même, nous paraît un fait moral bien précieux; il est rare de pouvoir observer le cœur humain si près de sa pureté naturelle, et avant que l'amour-propre l'ait corrompu.

Cependant on fit apercevoir à d'Alembert qu'avec une pension de douze cents livres, on n'était pas assez riche pour renoncer aux moyens d'augmenter son aisance; on lui fit sentir la nécessité de prendre un état, car celui de géomètre n'en est pas un, et même les places où les connaissances mathématiques sont nécessaires, ne donnent pas cette heureuse indépendance que le jurisconsulte et le médecin sans fortune obtiennent dès les premiers pas de leur carrière. D'Alembert étudia d'abord en droit et y prit des degrés, mais il abandonna bientôt cette étude : l'ouvrage de Montesquieu n'existait point encore, on ne prévoyait pas la révolution qu'il devait produire dans nos esprits; l'étude du droit ne pouvait paraître que celle de l'opinion, de la volonté, du caprice des hommes, qui, depuis trente siècles, avaient joui ou abusé du pouvoir, en Grèce, à Rome et chez les Barbares: comment un jeune géomètre n'eût-il pas été bientôt dégoûté de pareils objets, sur lesquels il trouvait à exercer sa mémoire bien plus que sa raison? Il préféra donc la carrière de la médecine, mais la passion de la géométrie lui faisait encore négliger ses nouvelles études, et il prit le parti courageux de se séparer des objets de sa passion; ses livres de mathématiques furent portés chez un de ses amis, où il ne devait les reprendre qu'après avoir été reçu docteur en médecine, lorsqu'ils ne seraient plus pour lui qu'un délassement, et non une distraction.

Cependant poursuivi par ses idées, il demandait de temps en temps à son ami un livre qui lui était nécessaire pour se délivrer de cette inquiétude pénible que si peu d'hommes connaissent, et que produit le souvenir confus d'une vérité dont on cherche en vain les preuves dans sa mémoire; peu à peu tous ses livres se retrouvèrent chez lui : alors, bien convaincu de l'inutilité de ses efforts pour combattre son penchant, il y céda, et se voua pou toujours aux mathématiques et à la pauvreté ; les années qui suivirent cette révolution, furent les plus heureuses de sa vie, il se plaisait à, en répéter les détails : à son réveil, il pensait, disait-il, avec un sentiment de joie, au travail commencé la veille, et qui allait remplir la matinée; dans les intervalles nécessaires de ses méditations, il songeait au plaisir vif que le soir il éprou vait au spectacle, où, pendant les entr'actes, il s'occupait du plaisir plus grand que lui promettait le travail du lendemain.

En 1741, il entra dans l'académie des sciences; il s'en était fait connaître par un mémoire où il relevait quelques fautes échappées au père Reinau, dont l'Analyse démontrée était alors regardée en France Comme un livre classique ; et c'était en l'étudiant, pour s'instruire, que le jeune géomètre avait appris à le corriger.

Il s'était occupé ensuite d'examiner quel devait être le mouvement d'un corps qui passe d'un fluide dans un autre plus dense, et dont la direction n'est pas perpendiculaire à la surface qui les sépare lorsque cette direction est très-oblique, on voit le corps, au lieu de s'enfoncer dans le second fluide, se relever et former un ou plusieurs ricochets, phénomène qui avait amusé les enfans long-temps avant la décou

verte des premiers principes des sciences, et que cependant, jusqu'à d'Alembert, on n'avait pas encore bien expliqué.

Deux ans après son entrée à l'académie, il publia son traité de Dynamique.

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Dans la science du mouvement, il faut distinguer deux sortes de principes; les uns sont des vérités de pure definition, les autres sont ou des faits donnés par l'observation, ou des lois générales déduites de la nature des corps considérés comme impénétrables, indifférens au mouvement, et susceptibles d'en recevoir de ces derniers principes, celui de la décomposition des forces était le seul vraiment général qui fût connu jusqu'alors; et joint à ces vérités de définition, sur lesquelles Huyghens et Newton n'avaient rien laissé à découvrir, il avait suffi pour établir leurs sublimes théories, et pour résoudre ces problèmes de statique, si célèbres dans le commencement de ce siècle. Mais si les corps ont une forme finie, si on les imagine liés entre eux par des fils flexibles, ou par des verges inflexibles, et qu'on les suppose en mouvement, alors ces principes ne suffisent plus, et il fallait en inventer un nouveau; d'Alembert le découvrit, et il n'avait que vingt-six ans : ce principe consiste à établir l'égalité, à chaque instant, entre les changemens que le mouvement du corps a éprouvés, et les forces qui ont été employées à les produire, ou, en d'autres termes, à séparer en deux parties l'action des forces motrices, à considérer l'une comme produisant seule le mouvement du corps dans le second instant, et l'autre comme employée à détruire celui qu'il avait dans le premier: ce principe si simple, qui réduisait à la considération de l'équilibre toutes les lois du mouvement, a été l'époque d'une grande révolution dans les sciences physico-mathématiques. A la vérité, plusieurs des problèmes résolus dans le traité de Dynamique, l'avaient déjà été par des méthodes particulières; différentes en apparence pour chaque problème, elles n'étaient sans doute réellement qu'une seule et même méthode, sans doute elles renfermaient le principe général qui y était caché, mais personne n'avait pu l'y découvrir : et si on refusait, sous ce prétexte, à d'Alembert la juste admiration qu'il mérite, on pourrait, avec autant de raison, faire honneur à Huyghens des découvertes de Newton, et accorder à Wallis la gloire que Léibnitz et Newton se sont disputée. Les découvertes successives qui forment les sciences, naissent les unes des autres ; celle qui appartient exclusivement à un seul homme, est due à son génie aidé des travaux de ceux qui l'ont précédé, lui ont aplaui la carrière, et ne lui ont plus laissé qu'un dernier obstacle à vaincre mais parmi ces découvertes, il en est qui, par leur étendue, leur influence sur le progrès général des sciences, la nombreuse suite de théories nouvelles qui n'en sont que le développement, semblent former une classe particulière, et mériter à leur inventeur un rang à part dans le nombre déjà si petit des hommes de génie.

Telle a été celle du principe de d'Alembert; déjà, en 1744, il l'avait appliqué à la théorie de l'équilibre et du mouvement des fluides, et tous les problèmes résolus jusqu'alors par les géomètres, étaient devenus en quelque sorte des corollaires de ce principe: mais

il avait fallu employer en même temps les hypothèses ingénieuses de Daniel Bernoulli, que leur accord avec les phénomènes les plus généraux de l'hydraulique, permettait presque de regarder comme des faits. Dans la théorie des fluides, comme dans celle du mouvement des corps susceptibles de changer de forme, le principe de d'Alembert, lorsqu'on l'employait seul, conduisait à des équations qui échappaient aux méthodes connues, et cette première découverte semblait rendre nécessaire celle d'un nouveau calcul; d'Alembert en eut encore l'honneur dans un ouvrage sur la théorie générale des vents, couronné par l'académie de Berlin, en 1746, il donna les premiers essais du calcul des différences partielles; l'année suivante, il l'appliqua au problème des cordes vibrantes, dont la solution, ainsi que la théorie des oscillations de l'air et de la propagation du son, n'avaient pu être données que d'une manière incomplète par les géomètres qui l'avaient précédé, et ces géomètres étaient ou ses maîtres ou ses rivaux.

L'invention de ce calcul est encore une de ces découvertes destinées à être dans les sciences une époque mémorable; elle le mérite d'autant plus, qu'en donnant un nouvel instrument d'un usage très-étendu, elle a montré en même temps la route qu'il fallait suivre pour en former d'autres du même genre; et toutes les parties de l'analyse où l'on considère des équations dont l'intégrale peut contenir des fonctions arbitraires de quantités variables, doivent être regardées comme des branches du calcul de d'Alembert, quels que soient la forme de ces arbitraires et le système de différentiation qui les ait fait évanouir.

Dans cette pièce sur la théorie des vents, il ne considéra que l'effet qui peut être produit par l'action combinée de la lune et du soleil sur le fluide dont la terre est enveloppée; il examina quelle figure l'atmosphère doit prendre à chaque instant, en vertu de cette action, la force et la direction des courans qui en résultent, et les changemens que doit produire sur leur direction et sur leur vitesse, la forme des grandes vallées qui sillonnent la surface du globe.

Les changemens de température, produits dans l'atmosphère par la présence du soleil, sont une autre cause générale, régulière, et susceptible d'être mesurée; d'Alembert se borne à en remarquer l'existence : il aurait fallu, pour la calculer, adopter quelque hypothèse sur les lois de la dilatation de l'air, sur l'intensité de l'action de la chaleur du soleil aux différentes hauteurs, et pour des couches d'air plus ou moins denses; ses recherches n'eussent servi qu'à donner une preuve de plus de son génie pour l'analyse, mais sans conduire à aucun résultat réel; il n'eût travaillé que pour la gloire, et il voulait réserver ses forces pour des ouvrages utiles aux progrès des sciences.

Il lui restait encore à donner un moyen d'appliquer son principe au mouvement d'un corps fini, d'une figure donnée ; et en 1749, il résolut le problème de la précession des équinoxes. L'axe de la terre ne répond point toujours au même lieu du ciel, mais il se dirige successivement vers tous les points d'un cercle parallèle au plan de l'orbite terrestre ; et par une suite de ce mouvement. les équinoxes

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et les solstices répondent, dans la même période, à toutes les parties du zodiaque ce phénomène, connu sous le nom de précession des équinoxes, a été observé par les anciens; Hipparque en avait supposé la période de 25200, et les modernes, par des observations plus exactes, l'ont fixée à environ 720 ans de plus. Ce mouvement en longitude n'est pas le seul qu'éprouve l'axe de la terre ; il en a un autre en latitude, bien plus petit, qui n'est qu'une espèce de balancement, et dont la période est de dix-huit seulement; cette nutation n'a été découverte que dans ce siècle par Bradley, et jusqu'à lui on la confondait avec les mouvemens irréguliers, propres aux étoiles fixes. Newton attribuait avec raison la précession des équinoxes à l'effet de l'attraction de la lune et du soleil sur la terre; il savait que notre planète est un sphéroïde aplati vers les pôles, et que ces deux astres étant mus dans des plans où ils n'agissent pas d'une manière semblable sur les parties semblablement disposées autour de l'axe de la terre, doivent altérer son mouvement de rotation; mais ce n'était pas assez. Newton avait appris le premier aux philosophes à n'admettre pour vraies que des explications calculées, qui rendent raison du phénomèue en lui-même, de sa quantité et de ses lois; aussi essaya-t-il de déterminer l'effet de l'attraction de la lune et du soleil sur le mouvement de l'axe de la terre; mais les méthodes d'analyse et les principes mêmes de mécanique nécessaires pour une solution directe, manquaient à son génie, et il fut obligé d'admettre des hypothèses qui ne le conduisirent à un résultat conforme à l'observation, que par la compensation des erreurs produites par chacune d'elles : vingttrois ans après sa mort, cette limite qu'il semblait avoir posée, n'avait pas été franchie; d'Alembert en eut la gloire, il expliqua également le phénomène de la nutation, nouvellement découvert, et répara l'honneur de la France, ou plutôt du continent, qui jusqu'alors n'avait eu rien à opposer aux découvertes de Newton.

Un seul géomètre, Euler, eût pu disputer cette gloire à d'Alembert; mais en donnant une solution nouvelle du problème, il avoua qu'il avait lu l'ouvrage de d'Alembert, et fit cet aveu avec cette noble franchise d'un grand homme qui sent qu'il peut, sans rien perdre de sa renommée, convenir du triomphe de son rival.

En 1752, d'Alembert publia un traité sur la résistance des fluides, auquel il donna le titre modeste d'essai, et qui est un de ses ouvrages où l'on trouve le plus de choses originales et neuves.

La simple supposition que chaque élément de la masse fluide, en changeant de forme à chaque instant, conserve le même volume, lui suffit pour appliquer son principe aux questions les plus difficiles, et il est conduit à des équations de la nature de celles dont sa nouvelle analyse peut donner la solution : les réflexions sur les causes générales des vents contenaient le germe de ces découvertes; mais ici elles sont développées, et la théorie du mouvement des fluides est enfin véritablement assujétie au calcul.

A la même époque, d'Alembert avait donné, dans les mémoires de l'académie de Berlin, des recherches sur le calcul intégral, où la méthode de Jean Bernoulli, pour les fonctions rationnelles, était per

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