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mois plus tard, avec son frère. Depuis quelque temps, un parti s'était formé contre Robespierre ainé, Saint-Just et Couthon, et travaillait en secret à les perdre. Robespierre, par la nouvelle direction politique et religieuse qu'il voulait donner à la Révolution, avait blessé quelques-uns de ses collègues du comité de salut public et du comité de sûreté générale, dont il combattait, chez les premiers le système d'extermination, chez les seconds l'esprit d'athéisme; d'autre part, il avait fait trembler, par des allusions où ils s'étaient reconnus, certains Montagnards gorgés de débauches et de rapines, et qu'il appelait lui-même les immoraux, tels, entre autres, que les Tallien, les Legendre, les Bourdon (de l'Oise), les Fouché, les Barras. Mais ceux-ci, appuyés dans le comité de salut public par Collot-d'Herbois et Billaud-Varennes, soutenus dans le comité de sûreté générale par Vadier, Vouland, Amar, attendaient l'occasion de frapper le grand coup. Robespierre la leur fournit. Le 8 thermidor (26 juillet 1794), il prononçait à la Convention un discours où il attaquait les deux comités; le lendemain, jour de la fameuse séance du 9 thermidor, la lutte s'engage. Collot-d'Herbois, ennemi de Robespierre, occupait le fauteuil de la présidence; le côté droit de l'assemblée, le plus nombreux en suffrages, et de qui dépendait l'issue de la lutte, était gagné depuis la veille par les Montagnards compromis. Tallien et Billaud-Varennes commencent l'attaque: le premier demande « que le rideau soit entièrement déchiré; » le second, à défaut de preuves, entasse contre Robespierre les accusations les plus vagues; et lorsque Robespierre paraît à la tribune pour répondre, les cris: A bas le tyran! couvrent sa voix dès les premiers mots. Tallien reprend la parole: il renouvelle les accusations de Billaud-Varennes, il agite dans ses mains un poignard, destiné, dit-il, à percer le cœur du nouveau Cromwell; il fait décréter la permanence de l'assemblée et l'arrestation du commandant de la force armée, Henriot, dévoué à Robespierre. Barrère parle à son tour: il demande que la commune de Paris, où dominait Robespierre, soit tenue de veiller au salut de la représentation nationale, et qu'elle réponde, sur sa tête, de la tranquillité publique. La proposition de Barrère est adoptée sur-le-champ. Robespierre remonte à la tribune et cherche à se faire entendre sa voix est étouffée par les bruyantes clameurs de l'assemblée. « Occupons-nous du tyran,» reprend Tallien, qui continue ses accusations. Robespierre l'interrompant : « C'est faux! je.... » mais une explosion de cris l'empêche de poursuivre. L'assemblée ne voulait prêter l'oreille qu'à ses accusateurs. Epuisé des efforts inutiles qu'il faisait depuis une heure pour obtenir la parole, Robespierre arrête ses regards sur les Montagnards les plus ardents : quelques-uns détournent la tête; d'autres sont comme pétrifiés. Alors, promenant ses yeux abattus sur les divers côtés de l'assemblée : C'est à vous, hommes purs, que je m'adresse, dit-il, et non pas aux brigands.... » On lui répond par de nouveaux cris. Il fait encore un effort: « Président des assassins, dit-il, pour la dernière fois je te demande la parole. Tu ne l'auras qu'à ton tour, » lui répond le président; et Robespierre, aux abois, parcourt les bancs de l'assemblée, qui le repoussent; il revient à sa place, épuisé de fatigue; sa voix s'éteint, sa langue s'épaissit, sa bouche écume Le sang de Danton l'étouffe! s'écrie un député. — C'est donc Danton que vous voulez venger, réplique Robespierre. Le décret d'arrestation contre Robespierre!» s'écrie un autre député; et l'arrestation, mise aux voix, est adoptée au

milieu de tumultueux applaudissements, suivis du cri de « Vive la République! — La République, reprend amèrement Robespierre, elle est perdue; les brigands triomphent. » C'est à ce moment que Robespierre jeune, qui n'était pas accusé, prononça ces nobles paroles : « Je suis coupable comme mon frère; je partage ses vertus, je veux partager son sort. Je demande aussi le décret d'accusation contre moi. » L'assemblée déclare qu'elle comprend dans le décret Robespierre jeune; elle y joint Couthon et Saint-Just, qui assistaient à la séance, calmes et impassibles; elle y ajoute Lebas, qui avait aussi demandé à partager le sort de Robespierre; et les cinq députés sont saisis par les gendarmes, amenés à la barre, conduits ensuite au comité de sûreté générale, et de là en diverses prisons.

Le lendemain, Robespierre comparaissait devant le tribunal révolutionnaire, avec son frère, Lebas, ses deux collègues Saint-Just et Couthon, et dix-sept autres proscrits, au nombre desquels se trouvait René-François Dumas, de Lons-le-Saulnier, ex-président du tribunal révolutionnaire. Le tribunal constata seulement l'identité des vingt-deux accusés, et dans l'après-midi du 10 thermidor, il les faisait conduire à la place de la Révolution, où l'instrument du supplice était dressé. Robespierre monta le dernier sur l'échafaud; un instant après, sa tête tombait.

Ainsi mourut, à trente-cinq ans, l'homme le plus considérable de la Révolution, et qui l'avait assez remplie du bruit de son nom pour en rester le représentant. << Robespierre était incorruptible et incapable de voter ou de causer la mort de qui que ce fût par inimitié personnelle ou par désir de s'enrichir. C'était un enthousiaste, mais il croyait agir selon la justice, et il ne laissa pas un sou à sa mort. Il avait plus de suite et de conception qu'on ne pensait, et, après avoir renversé les factions effrénées qu'il avait eu à combattre, son intention était de revenir à l'ordre et à la modération.... On lui a imputé tous les crimes commis par Hébert, Collot-d'Herbois et autres. Ils ont tout jeté sur lui. »

L'homme qui portait ce jugement sur Robespierre était l'empereur Napoléon.

Réaction thermidorienne.

CHAPITRE CINQUIÈME.

- La jeunesse dorée.

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La Gironde et le royalisme.—Compagnies de Jéhu. Massacres des républicains. Les jéhuistes jugés par Ch. Nodier. Progrès et espérances du royalisme. Les compagnons de Jéhu dans le Jura. Assassinats. Tabey, de Saint-Amour. -Tragédie du pont de Jugnon. - Pichegru; sa conquête de la Hollande. Commencements de sa trahison; sa négocation avec le prince de Condé. - Crime de Pichegru; son rappel de l'armée. - Son séjour à Arbois; ses relations avec Louis XVIII. Le 18 fructidor. - Déportation de Piche

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gru à Cayenne; son évasion. Le général Lecourbe; sa campagne de 1799. — Le général d'Arçon ; les batteries flottantes.- Bichat. Desault. - Victor Hugo et Lamartine.-Cuvier. - Proudhon.— Encore Pichegru. Sa conspiration avec Cadoudal et Moreau,―Arrestation de Pichegru; son suicide.

On donna le nom de thermidoriens aux Montagnards qui avaient fait la journée du 9 thermidor et qui allèrent siéger au côté droit de l'assemblée. Quant aux comités de salut public et de sûreté générale, ils s'aperçurent, dès le lendemain de leur victoire, qu'ils s'étaient tués eux-mêmes en sacrifiant Robespierre: ainsi, lorsque Barrère vint, le 10 thermidor, annoncer à la Convention « que la force du gouvernement allait être centuplée par la chute du tyran, » et qu'il demanda le maintien des lois révolutionnaires, ses paroles furent mal accueillies de toutes parts. C'est qu'on ne voulait plus de la dictature des comités, on ne voulait plus de la terreur; mais, par suite de l'évolution politique des thermidoriens, qui se lançaient dans une voie contre-révolutionnaire où ils entraînèrent avec eux la majorité de l'assemblée, une autre terreur allait surgir. Depuis le 9 thermidor, la réaction relevait la tête : les partis hostiles aux comités et aux Jacobins commençaient à demander des vengeances, et de son côté la presse attaquait avec acharnement « la queue de Robespierre » l'Orateur du Peuple, journal rédigé par Fréron, « invitait la jeunesse à sortir de son sommeil léthargique pour venger les vieillards, les femmes et les enfants, en exterminant les massacreurs. » Une foule de jeunes gens appartenant aux classes moyenne et riche, ou recrutés parmi les habitués de cafés et de spectacles, parmi cette tourbe de libertins égoïstes, désœuvrés et bruyants qui n'aimaient dans l'histoire de France que l'époque de la régence, répondirent à l'appel de Fréron. Ces jeunes gens, qu'on appela les muscadins ou la jeunesse dorée, se réunirent en groupes nombreux, et, parcourant les rues avec des bâtons plombés, ils livrèrent aux agents de la terreur, aux Jacobins, aux ouvriers des faubourgs, une guerre à outrance. Paris devint un champ de bataille. La Convention, par sa politique maladroite, secondait ces essais contre-révolutionnaires: ainsi, elle rappelait dans son sein les soixante-treize députés proscrits pour avoir protesté contre la journée du 31 mai, elle décidait que les Girondins mis hors la loi cesseraient d'être poursuivis, et elle décrétait d'arrestation les Jacobins les plus marquants; elle révoquait les mesures d'expulsion contre les prêtres et les nobles, et elle obligeait tous les membres des municipalités et comités révolutionnaires à rendre compte de leur gestion; elle faisait ouvrir les prisons aux suspects, et elle ordonnait la fermeture du fameux club

des Jacobins, le défenseur et le propagateur le plus influent, depuis 1789, des principes et des idées de la Révolution.

Ce qui se passait à Paris se répétait dans les provinces; les représentants en mission y organisaient le mouvement réactionnaire, selon les vues des thermidoriens : ils faisaient dissoudre les Sociétés populaires, les comités, les conseils, les municipalités, enfin tout ce qui, dans l'ordre administratif, judiciaire et politique, était imprégné de l'esprit jacobin, et les reconstituaient avec les éléments du parti réacteur; ils proscrivaient des administrations les républicains éprouvés, pour y pousser des fédéralistes; ils ordonnaient l'élargissement des détenus, et ils faisaient désarmer, arrêter, emprisonner les terroristes, comme on appelait les Jacobins et les serviteurs du gouvernement tombé, ou plutôt comme on appelait tous ceux qui avaient participé d'une manière quelconque à l'œuvre de 93. La réaction thermidorienne marchait à pas aussi violents que rapides: elle devait être dépassée cependant. Derrière le parti des Girondins, qui maintenant dominait la Révolution, apparaissait le royalisme, qui ne cachait plus ni son drapeau ni ses poignards; et tandis qu'à Paris, la Gironde, l'emportant à son tour sur la Montagne, exerçait contre celle-ci de sanglantes représailles, suppliciait, déportait, emprisonnait soixante-deux de ses membres, à l'est et dans le midi de la France le royalisme, croyant tout légitime contre les républicains, les poursuivait dans les rues et dans les promenades, les traquait jusque dans leur domicile, les égorgeait jusque dans les prisons; il organisait une nouvelle terreur, sans autre motif que la vengeance; il enrégimentait, sous le nom de compagnies de Jéhu ou du Soleil, des bandes composées en partie de fils de famille aux passions exaltées et violentes, en partie de jeunes gens perdus de débauches et de dettes; et ces bandes ne combattaient pas : elles assassinaient. Il y eut des villes, il y eut des départements où les compagnons de Jéhu commirent d'épouvantables atrocités à Lyon, ils enfoncèrent les portes des prisons, massacrèrent quatre-vingt-dix-huit détenus et les jetèrent dans le Rhône; à Nîmes, à Tarascon, à Aix, ils allèrent par deux fois chercher au fond de leurs cachots une foule de captifs coupables de républicanisme, et après les avoir impitoyablement égorgés, ils dansèrent des farandoles autour de leurs cadavres; à Marseille, deux cents malheureux, entassés au fort Saint-Jean, furent mitraillés, asphyxiés, massacrés dans leur prison, et les assassins marchèrent à cette boucherie humaine, le crucifix en tête à l'abomination du crime, c'était joindre l'horreur du sacrilége. Des milliers de républicains périrent dans cette Saint-Barthélemy de patriotes. Chaque jéhuiste se fit bourreau, bourreau tuant sans raison comme sans nécessité, uniquement pour assouvir des inimitiés personnelles; et, ce qu'il y avait de plus hideux dans ces hideuses tragédies, les meurtriers ne cachaient pas le poignard qui frappait, ils le tenaient hors du fourreau; ils ne frémissaient pas à l'aspect du sang versé ainsi, ils mettaient de l'orgueil à exagérer le nombre des victimes immolées de leur main. « Ce fut, dit Charles Nodier, ce fut un étrange, un épouvantable spectacle! On n'a peut-être jamais vu aussi longtemps chez un peuple l'autorité légale mise en interdit, et la vengeance arbitraire hardiment érigée en face de la loi. Ce n'était pas une question, c'était un droit! On exécutait un assassinat comme un jugement, et les gens qui passaient n'avaient rien à dire. La théorie du meurtre

était montée dans les hautes classes. Il y avait dans les salons des secrets de mort qui épouvanteraient les bagnes. On faisait Charlemagne à la bouillote pour une partie d'extermination, et on ne prenait pas la peine de parler bas, pour dire qu'on allait tuer quelqu'un. On n'avait jamais vu tant d'assassins en bas de soie....

La classe proscrite, continue Nodier, s'était jetée d'abord avec empressement dans les prisons pour y chercher un asile. Quand cette triste sauvegarde de l'infortune eut été violée, comme tout ce qu'il y avait de sacré chez les hommes, comme les temples et les tombeaux, l'administration essaya de pourvoir à la sûreté des victimes en les dépaysant, pour les soustraire au moins à l'action des vengeances particulières. On les envoyait à vingt, à trente lieues de leurs femmes et de leurs enfants, parmi des populations dont elles n'étaient connues ni par leurs noms ni par leurs actes, et la caravane fatale ne faisait que changer de sépulture. Les jéhuistes se livraient leur proie par échange d'un département à l'autre, avec la régularité du commerce. Jamais la conscience des affaires ne fut portée aussi loin que dans cette horrible comptabilité. Jamais une de ces traites barbares qui se payaient en têtes d'homme ne fut-protestée à l'échéance. Aussitôt que la lettre de voiture était arrivée, on balançait froidement l'avoir et le devoir, on portait la créance en avance, et le mandat de sang était soldé à vue. C'était un spectacle dont la seule idée révolte l'âme, et qui se renouvelait souvent. Qu'on se représente une de ces longues charrettes à ridelles sur lesquelles on entasse les veaux pour la boucherie, et là, pressés confusément, les pieds et les mains fortement noués de cordes, la tête pendante et battue par les cahots, la poitrine haletante de fatigue, de désespoir et de terreur, des hommes dont le plus grand crime était presque toujours une folle exaltation dissipée en paroles menaçantes. Oh! ne pensez pas qu'on leur eût ménagé à leur entrée ni le repas libre des martyrs, ni les honneurs expiatoires du sacrifice, ni même la vaine consolation d'opposer un moment une résistance impossible à une attaque sans péril. Le massacre les surprenait immobiles; on les égorgeait dans leurs liens, et l'assommoir rouge de sang retentissait encore longtemps sur des corps qui ne sentaient plus.... Tout cela ressemblait étrangement aux exécutions des cannibales, et, comme chez eux, l'affreux sacrifice se passait au bruit des chants. Dans la bouche des tueurs, c'était le Réveil du Peuple, qui allait toujours augmentant d'éclat et de sauvage expression à mesure que les fumées du sang leur montaient au cerveau; c'était le refrain de la Marseillaise, qui expirait de mort en mort dans la bouche des mourants.... L'aspect de ces tragédies devait être plus sinistre encore dans les cachots, où, à l'exception du geôlier consterné qui ouvrait la porte, l'action se passait tout entière entre Marius et le Cimbre. L'assassin s'arre tait quelque temps sur le seuil pour exercer son regard à l'obscurité du souterrain; il le promenait ensuite avec une cruelle avidité dans tous ses recoins, jusqu'à ce qu'il eût à demi discerné sur une poignée de paille quelque chose qui palpitait d'épouvante. Alors le tigre bondissait en poussant son cri de mort, et l'on n'entendait plus qu'un gémissement. Quels adversaires, grand Dieu! quel combat! quel champ de bataille! quelle histoire!'»

Souvenirs et portraits de la Révolution, pages 114, 150 et suivantes, édition de 1841. On trouve dans ce livre de notre célèbre compatriote (Ch. Nodier était, comme on le sait, de Besançon),

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