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qu'à la fuite; César le poursuivit jusqu'au Rhin et put l'apercevoir parmi le petit nombre de ceux qui réussirent à s'échapper à l'aide de nacelles trouvées sur le rivage. Arioviste alla mourir de désespoir en Germanie.

Cette éclatante victoire ne laissa plus à la République romaine d'ennemis sur la rive gauche du Rhin, et César, triomphant, ramena ses légions dans la Séquanie. A Rome, on n'eut qu'un cri d'admiration pour l'homme qui venait d'anéantir en une seule campagne les Helvètes et les Germains. L'enthousiasme ne fut pas moins grand chez les Éduens et les Séquanais que sur les bords du Tibre; mais ces peuples ne tardèrent pas à s'apercevoir qu'ils n'avaient fait que changer de maître. Les Séquanais surtout étaient pleins d'inquiétude : ils voyaient César agir en chef suprême dans leur pays, y mettre avant la saison ses soldats en quartier d'hiver, lever des contributions, s'emparer du gouvernement, faire et défaire à son gré les alliances. Disons, en passant, que, durant le quartier d'hiver de cette année, César envoya son lieutenant Labiénus réparer les bains de Luxeuil; du moins, c'est ce que semble prouver une inscription trouvée dans cette ville en 17551. César agissait ainsi envers les Séquanais pour les punir de s'être toujours montrés en opposition avec les intérêts de la politique romaine : il abaissa leur puissance en détachant d'eux leurs alliés et clients; il les déposséda de leur crédit en leur enlevant la prééminence qu'ils exerçaient dans la Gaule. C'étaient là pour les Séquanais les premiers bienfaits de cette fatale amitié romaine dont ils avaient eu le malheur d'implorer l'intervention. « Que nous réserve-t-on? se demandaient-ils avec tristesse. Pouvons-nous espérer de vivre libres, ou n'aurions-nous fait que nous donner un autre maître?» Un événement vint les éclairer sur leur sort. César, qui se cherchait des points d'appui dans la Gaule, avait gagné par ses menées une des plus puissantes tribus de la Belgique, celle des Rèmes (Reims), et quelques-unes de ses légions s'étaient rapprochées du pays des Rèmes. La nouvelle s'en répand aussitôt parmi les autres tribus belges; elle éveille leurs alarmes et cause partout une grande fermentation. Résolues unanimement à ne pas tolérer ce redoutable voisinage des Romains, qui menaçait leur indépendance, les tribus belges se liguent et lèvent trois cent mille hommes. César était à ce moment dans la Gaule Cisalpine. Informé de ce qui se passe, il franchit en toute hâte les Alpes, court rejoindre, avec deux nouvelles légions qu'il amène avec lui, son armée cantonnée dans la Séquanie, et se porte en quinze jours du Doubs sur la Marne. Il n'attendait qu'une occasion comme celle-là pour jeter son épée dans la balance, pour commencer ouvertement sa guerre de conquête. Mais avant de quitter la Séquanie, il jeta le masque : s'imposant en maître aux habitants, il les traita comme des vaincus, et laissa des forces dans leur pays pour assurer la tranquillité de ses cantonnements.

César entra chez les Belges à la tête de soixante mille hommes: il rencontra les

1 Voici cette inscription telle qu'elle est rapportée dans le tome Ier, page 46, des Mémoires et Documents inédits pour servir à l'histoire de la Franche-Comté :

LIXOVII THERM.

REPAR. LABIENUS
JUSS. C. JVL. CÆS.
IMP.

confédérés sur les bords de l'Aisne, détruisit une partie de leur armée, s'empara de leurs places et s'avança sur le territoire des Nerviens (Hainaut), le plus farouche et le plus belliqueux de tous les peuples de la Gaule. Les Nerviens, renforcés des Atrébates (Artois) et des Véromanduens (Vermandois), attendirent César sur les bords de la Sambre: ils furent entièrement exterminés. De soixante mille combattants que comptaient les Nerviens au commencement de la guerre, cinq cents à peine échappèrent sans blessures! Des rives de la Sambre, César se porta chez les Aduatiques (Namur), qui tentèrent en vain de résister à ses armes : ils furent écrasés, et cinquante-trois mille d'entre eux, vendus à l'encan. Après ces trois victoires consécutives, que couronna la soumission des Armoricains, la ligue formée contre César n'existait plus, et la Belgique était réduite à l'impuissance. Ainsi se termina la première campagne de César dans les Gaules; elle fut suivie de quatre autres, pendant lesquelles ce conquérant, toujours servi par la fortune et son génie, promena partout ses aigles victorieuses les Morins (Boulonnais), les Ménapes (Flandre et Brabant), les Éburons (Liégeois), les Trévires (Trêves), les Lexoviens (Lizieux), les Vénètes (pays de Vannes), les Calètes (pays de Caux), les Aulerces (pays d'Évreux), les Carnutes (Orléanais), les Turons (Touraine), les Pictons (Poitou), les Andes (Anjou), les Lémovices (Limousin), et maints autres peuples de la Gaule, se levèrent en vain pour sauver leur indépendance: ils tombèrent tour à tour, sanglants et mutilés, sous l'épée de César. Jamais tant de victimes n'avaient été sacrifiées pour un triomphe plus injuste, et l'histoire n'avait pas encore enregistré l'hécatombe de tant de nations immolées par l'ambition d'un homme. Le silence de l'esclavage régnait sur la Gaule: elle n'avait pas dit son dernier mot cependant! Elle était vaincue, mais non soumise; elle était frappée à la tête, mais non au cœur. Qu'on lui laisse le temps d'essuyer le sang qui dégoutte de son front, qu'on lui laisse le temps de reprendre haleine, et César apprendra qu'il ne l'a pas tuée sous ses grands coups d'épée. En effet, la Gaule allait se redresser frémissante et terrible.

César, après ses prodigieuses campagnes, s'était hâté de revenir en Italie pour se rapprocher d'un autre théâtre d'événements, car ce puissant génie conduisait de front la politique et la guerre. Tout en frappant la Gaule, il ne cessait d'avoir les yeux sur Rome il savait que là les partis se déchiraient et que la République se débattait dans de sanglantes convulsions; il savait que là, des deux rivaux qu'il y avait laissés, l'un, Crassus, venait de périr dans sa guerre contre les Parthes, et que l'autre, Pompée, n'était plus de taille à lui disputer la dictature. Pompée représentait à Rome la cause des patriciens; César, la cause des plébéiens: en d'autres termes, ils y continuaient la lutte de Marius et de Sylla, cette vieille lutte des petits et des pauvres avec Marius, contre les riches et les grands avec Sylla. Mais entre César et Pompée, ce qui rendait les chances inégales, c'était la différence des positions respectives: Pompée, homme médiocre, ne se trouvait diriger qu'un sénat corrompu, déconsidéré, gangréné; César, homme extraordinaire, disposait d'une forte et vaillante armée qui l'adorait, et puis il arrivait de contrées lointaines d'où il rapportait de la gloire, du prestige et de l'or: de la gloire pour les yeux à séduire, du prestige pour les imaginations à fasciner, de l'or pour les consciences à gagner. Les victoires de César dans les Gaules expliquaient sa puissance sur les esprits; mais si

l'on veut connaître la source et l'immensité des richesses qu'il possédait, une phrase de Suétone va nous l'apprendre : « Les villes, les temples, les trésors de la Gaule, dit cet historien, avaient été pillés avec une incroyable cupidité, bien plus pour leur opulence que pour leurs crimes. » César tenait à Pise une sorte de cour, où un consul lui vendait sa neutralité pour huit millions, et un tribun son alliance pour douze millions!

Or, tandis que César s'occupait en Italie des intérêts de son ambition personnelle, les vaincus de la Gaule relevaient la tête et songeaient à la vengeance. Irrités de leurs revers, et frémissant de voir des étrangers commander en maîtres chez eux, mettre la main à leurs affaires intérieures, administrer et gouverner, ils s'étaient dit qu'il fallait en finir avec l'insolence et la tyrannie de ces oppresseurs des nations. << Brisons nos chaînes! avaient-ils répété, et mourons tous plutôt que de ne pas reconquérir notre vieille gloire, mourons tous plutôt que de perdre cette liberté que nos pères nous ont transmise. » L'immense conjuration s'organisa dans le plus profond mystère; armes, vivres, chevaux furent amassés silencieusement. Les Carnutes se déclarèrent les premiers: ils avaient fait solennellement jurer aux députés des peuples gaulois, ils leur avaient fait jurer sur les étendards de la nation réunis en faisceau, qu'on ne les abandonnerait pas quand une fois ils auraient poussé le cri de délivrance. Au signal convenu, les Carnutes se portent en armes sur Génabe (Orléans), massacrent les marchands romains établis dans cette ville et les jettent à la Loire. En trois jours, la nouvelle de ce massacre se répand à travers la Gaule, au moyen de cris répétés de village en village. Aussitôt les Arvernes proclament ouvertement leur indépendance; les Sénones, les Parises, les Pictons, les Santons, les Cadurces, les Turons, les Aulerces, les Andes, les Lémovices, les Armoricains suivent l'exemple des Arvernes. Les Belges et les Séquanais, surveillés par les légions romaines, frémissent de ne pouvoir prendre part au mouvement. Les confédérés ont décerné le commandement suprême à Vercingétorix, jeune seigneur arverne renommé par sa vaillance et son génie, et l'un des principaux moteurs de l'insurrection. Pour la première fois les Gaulois cherchaient leur salut dans l'unanimité des efforts et l'unité du pouvoir : ils avaient compris que le courage et le patriotisme ne suffisaient pas, mais qu'avant tout ils devaient marcher unis, se serrer les uns contre les autres et se confondre dans une vaste confraternité d'armes, afin de ne plus former qu'un peuple agissant, frappant et combattant comme un seul homme. Ce fut en l'année 53 avant Jésus-Christ qu'eut lieu ce grand soulèvement. Vercingétorix organisa vigoureusement la résistance: il exécuta d'immenses préparatifs avec une célérité digne de César; il arma jusqu'aux serfs des campagnes, en déclarant que les traîtres seraient brûlés vifs, et les réfractaires mutilés. Il envoya Luctère, l'un de ses meilleurs lieutenants et son ami, dans le pays des Rutènes (Rouergue), tandis qu'il se portait lui-même contre les Bituriges, clients des Éduens et restés fidèles avec eux à l'amitié romaine; mais, les Éduens n'ayant pas voulu secourir les Bituriges, ceux-ci mécontents passèrent du côté de Vercingétorix. Le plan de Vercingétorix était d'attaquer, avec le gros de son armée, les légions cantonnées chez les Belges, et son lieutenant Luctère devait se précipiter du haut des Cévennes sur la Province romaine, pour fermer à César le chemin de l'Italie. L'ac

tivité surhumaine de César et son incroyable audace déjouèrent ces habiles combinaisons. Le grand capitaine a tout compris, tout deviné : il accourt des Alpes sur le Rhône avec la rapidité de la foudre, délivre en passant la Province romaine que Luctère avait déjà envahie, marche vers les Cévennes qu'il franchit à travers six pieds de neige, et tombe comme une avalanche au milieu des Arvernes épouvantés. A la nouvelle de cette irruption soudaine, Vercingétorix revient sur ses pas pour défendre l'Arvernie: mais César se dérobe; il remonte le Rhône, traverse à marches forcées le territoire des Éduens et court se mettre à la tête des dix légions auxquelles il a donné rendez-vous chez les Lingons (Langres). Vercingétorix, informé trop tard de cette jonction, ramène son armée chez les Bituriges et ravage le pays des Éduens, dans l'espoir d'attirer César au secours de ses alliés; mais il apprend que César enlève les principales villes des Sénones (pays de Sens), qu'il saccage et brûle Génabe, qu'il vient de se rendre maître de Noviodun (Nevers), et qu'il s'avance contre Avaricum (Bourges), capitale des Bituriges. La position devenait extrême; Vercingétorix essaya d'en sortir par une des résolutions les plus sublimes dont l'histoire ait gardé le souvenir : il poussa le conseil suprême de la confédération gauloise à décider que, pour affamer les Romains, on détruirait toutes les villes, bourgades et maisons de campagne dans les contrées qui étaient le théâtre de la guerre. L'immense sacrifice s'accomplit sans murmure en un seul jour, plus de vingt villes des Bituriges furent livrées aux flammes; les villes des Carnutes, des Turons, des autres tribus voisines eurent le même sort. De toutes parts ce n'étaient qu'incendies, et les Romains se voyaient avec terreur enfermés dans un vaste cercle de feu. Seulement, quand on parla de brûler Avaricum, le courage faillit aux Bituriges ils se jetèrent aux pieds de Vercingétorix, le suppliant de ne pas les forcer à détruire de leurs propres mains la plus belle ville de la Gaule, l'ornement et la gloire de leur pays. Vercingétorix céda, mais à regret : l'événement justifia ses prévisions.

César avait mesuré d'un coup d'œil les conséquences fatales que pouvait avoir pour lui la résolution exécutée par les Gaulois : il se voyait dans la position la plus terrible s'il ne parvenait à s'assurer une ressource contre la famine; et, la capitale des Bituriges restant seule debout au milieu de la destruction générale, il se dirigea rapidement sur elle. Le siége en fut poussé avec une extrême vigueur. Avaricum était bien défendu; Vercingétorix y avait jeté dix mille hommes d'élite, et les habitants montraient les dispositions les plus vaillantes: la grande armée gauloise, campée à quelques lieues de là, coupait les vivres aux Romains, communiquait avec les assiégés, ne les laissait manquer de rien, tandis que les Romains enduraient la faim, le froid et tous les désavantages d'une saison rigoureuse. Si la bravoure et le dévouement eussent suffi pour fatiguer un adversaire et ruiner ses espérances, les Bituriges auraient pu compter sur le succès et voir, du haut de leurs murs, l'armée romaine s'éloigner humiliée et découragée mais rien ne lassa la constance de César; son génie devait encore lui donner la victoire. Après vingt-six jours de siége, il emporta la ville d'assaut, fit passer au fil de l'épée femmes, enfants, vieillards; et sur quarante mille personnes, huit cents à peine échappèrent au massacre.

Ce grand désastre n'abattit pas les courages. Vercingétorix se reporta chez les Arvernes, pour défendre Gergovie leur capitale; et lorsque César arriva devant

Gergovie, il aperçut les nombreux bataillons de Vercingétorix rangés en lignes formidables sur les hauteurs qui dominaient la ville. César campa dans la plaine. Les défenseurs de Gergovie étaient des hommes aussi vaillants et dévoués que les défenseurs d'Avaricum, et résolus comme eux à triompher ou mourir; mais ils furent plus heureux que leurs compatriotes. César avait emporté d'assaut la capitale des Bituriges; il échoua devant la capitale des Arvernes, malgré toute la puissance de ses efforts; et l'armée romaine eût été complétement défaite sans la fameuse dixième légion. L'invincible César avait enfin essuyé un revers: les conséquences menaçaient d'en être terribles. L'annonce de ce revers excita parmi les populations gauloises une sensation immense et les remplit d'une confiance démesurée, car elles y virent la promesse de nouveaux succès qui ne finiraient qu'avec la ruine des Romains. Ainsi est façonnée l'âme de ceux que la haine ou le désespoir poussent à s'insurger contre un oppresseur : il leur semble si naturel et si légitime de traduire en faits leurs désirs, en réalités leurs espérances, que la moindre faveur de la fortune les enivre. C'est ce qui arriva chez les Gaulois s'exagérant, avec leur esprit si facile à passionner, l'importance de l'échec essuyé par César, ils crurent que ce général était perdu, qu'il allait être forcé d'abandonner sa conquête et de repasser honteusement les Alpes. A vrai dire cependant, le prestige de la fortune de César semblait près de s'évanouir; son échec devant Gergovie venait de détacher de lui les alliés dont il avait le plus besoin : les Éduens, honteux de leur rôle, et jaloux de se relever aux yeux de leurs compatriotes, qui les accusaient avec indignation de trahir la cause nationale, les Éduens s'insurgent à la voix de Viridomare et du vergobret Convictolitan et poussent le cri de guerre contre les Romains. A Noviodun (Nevers), à Matisco (Mâcon), à Cabillonn (Chalon), dans toutes les villes éduennes, les Romains sont massacrés. Cette réaction portait aux dispositions militaires de César un coup d'autant plus terrible, qu'il tirait des Éduens une grande partie de sa cavalerie, et que leur territoire, par sa position géographique, coupait en deux le théâtre de l'insurrection. César semblait perdu : il pouvait encore gagner le chemin de la Province romaine; mais il veut rallier les quatre légions de Labiénus et cherche à traverser la Loire. Il en trouve tous les passages gardés par les Éduens et se voit enfermé dans un pays hostile, couvert de ruines, avec la grande armée de Vercingétorix derrière lui. Pour un autre général et d'autres soldats que César et ses légionnaires, cette barrière eût été insurmontable; mais les légionnaires de César ne craignaient pas plus les éléments que les hommes : ils traversent à gué la Loire, en ayant de l'eau jusqu'aux épaules, en tenant leurs armes élevées au-dessus de leurs têtes; ils arrivent ainsi de l'autre côté du fleuve, et César gagne rapidement le pays des Sénones, où son lieutenant Labiénus vient le rejoindre avec ses quatre légions.

Ce fut, à la nouvelle de ces événements, un long tressaillement de joie parmi les Gaulois ils se montraient pleins de dévouement et d'enthousiasme; ils voyaient déjà leur ennemi terrassé, la gloire de leurs armes vengée, leur nationalité reconquise. A Bibracte se tint une assemblée solennelle des délégués de la Gaule; toutes les nations y furent représentées, à l'exception des Lingons, des Trévires et des Rèmes, les seules tribus restées fidèles à la fortune de César. Les Éduens réclamèrent la prééminence dans la conduite des affaires de la confédération; mais les

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