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cidèrent pour ce dernier; mais il s'agissait de passer, et les Helvètes, arrivés à Genève, y trouvèrent un proconsul qui les surveillait : c'était Jules César. Les principaux chefs de l'émigration viennent lui demander la permission de traverser la Province, lui promettant de s'abstenir de toutes hostilités, de ne commettre aucun dégât et de faire respecter les habitants. César, qui n'avait à ce moment qu'une de ses légions auprès de lui, temporise, diffère de répondre d'une manière positive, et inet à profit le délai qu'il obtient, pour faire élever à la hâte entre le mont Jura et le lac Léman, et sur une longueur de dix-neuf milles, un mur de seize pieds de haut, flanqué de tours. Quand les députés helvètes reviennent, ils essuient un refus formel. Irrités de ce contre-temps, ils rassemblent tout ce qu'ils peuvent réunir tant en nacelles qu'en bateaux, et cherchent à passer le Rhône; mais le mur les arrête, mais les Romains les repoussent avec des pertes considérables, et les émigrants tournent leurs vues du côté de la Cluse, le seul passage qui leur restât pour pénétrer dans la Gaule. Ce passage, avons-nous dit, appartenait aux Séquanais; on ne pouvait le franchir sans leur consentement, et les Helvètes connaissaient le courage de ce peuple. Ils recourent à la voie des négociations. Ils s'adressent à l'Éduen Dumnorix, et le prient de s'entremettre en leur faveur auprès des Séquanais, chez lesquels il jouissait d'un grand crédit par son rang et ses largesses. Les Séquanais, circonvenus, laissèrent passer les Helvètes, quoiqu'ils eussent promis aux Romains de défendre l'entrée de leurs montagnes. Arioviste, dont la République romaine avait quelque temps auparavant recherché l'alliance, demeura neutre de son côté.

Les Helvètes, après avoir franchi le pas de la Cluse et traversé le pays des Séquanais, arrivent sur la Saône, qu'ils commencent à passer sans éprouver une grande résistance de la part des Éduens, trop faibles pour arrêter le torrent. L'arrière-garde helvète était encore en deçà de la rivière, lorsque César, à la tête de six légions, apparaît comme la foudre, attaque cette arrière-garde, la taille en pièces, fait jeter un pont sur la Saône et s'élance à la poursuite de l'armée ennemie. Les Helvètes, ébranlés par ce premier revers, envoient des députés à César pour lui proposer une alliance aux termes de laquelle il leur serait assigné des terres dans la Gaule. Au lieu de s'entendre, on s'irrite, on s'humilie de part et d'autre; et les Helvètes, faisant tout à coup volte-face, attaquent l'armée romaine à peu de distance de Bibracte, capitale des Éduens. César avait mis ses troupes en bataille dans une position avantageuse; les Helvètes avaient placé leurs chariots derrière eux, pour montrer qu'ils ne comptaient sur aucune retraite. Le choc fut terrible. César repoussa d'abord l'attaque avec succès; mais, quand il voulut prendre l'offensive et poursuivre ses adversaires, il se vit chargé en flanc et en queue par la réserve des Helvètes. La lutte recommença plus furieuse, et se prolongea longtemps dans les ténèbres. Après des efforts surhumains, les légions romaines rompirent enfin une seconde fois les rangs des Helvètes, forcèrent le rempart de chariots qui fermait leur camp et firent des vaincus un épouvantable carnage. De trois cent soixante-huit mille âmes, les Helvètes se trouvaient réduits à cent trente mille! Les débris de l'armée avaient profité des dernières heures de la nuit pour battre en retraite : César courut sur leurs traces, les atteignit près d'un lieu où s'éleva plus tard la ville de Dijon; et ceux-ci, hors d'état de soutenir un second choc, demandèrent la paix. Ils

eurent à subir les conditions du vainqueur, qui se fit livrer toutes les armes, garda des otages, puis ordonna au reste des Helvètes de retourner dans leur pays pour y relever les villes et bourgades incendiées : César ne voulait pas que l'Helvétie, demeurée vide, fût occupée par les Germains. Cette campagne, achevée l'an 58 avant Jésus-Christ, eut pour César des résultats d'une portée immense elle lui ouvrit la vaste carrière où son ambitieux génie aspirait à s'élancer; elle fut pour lui comme le début de cette prodigieuse épopée qu'il allait écrire avec l'épée sur cette terre des Gaules dont son œil d'aigle entrevoyait l'avenir et la grandeur.

Le désastre des Helvètes porta la terreur du nom de César aux extrémités de la Gaule, mais il fit faire de profondes réflexions aux chefs des Séquanais. Ceux-ci pressentaient, d'un côté, que la nation éduenne, qui s'était placée sous la protection de César, voudrait avec ce redoutable appui reconquérir la prépondérance dans la Gaule Celtique; d'autre part, ils se voyaient opprimés par le despotisme d'Arioviste, dont les exigences grandissaient toujours le chef suève avait maintenant autour de lui cent vingt mille Germains, et il voulait un second tiers de la Séquanie pour vingtquatre mille Harudes récemment arrivés d'au delà du Rhin. Environnés d'ennemis et hors d'état de rien entreprendre, les Séquanais s'effrayèrent de leur situation. Dans la dure alternative ou de passer sous la domination d'Arioviste, ou de subir la protection de César, ils préféraient se soumettre au joug d'un peuple civilisé plutôt qu'à celui d'un peuple barbare, pourvu que les Éduens s'y soumissent avec eux, et ils résolurent de convoquer l'assemblée générale des Gaules pour aviser aux moyens de faire face aux circonstances. L'assemblée se réunit, elle fut nombreuse : les membres qui s'y trouvaient, craignant l'influence d'Arioviste et redoutant la colère de ce chef vindicatif, s'engagèrent par serment à ne point révéler les questions qui seraient discutées. La situation critique de la Séquanie fut exposée avec chaleur par les représentants de cette province, qui firent le sacrifice de leurs prétentions à la prééminence, et déterminèrent l'assemblée à se mettre sous la protection du peuple romain, pour éviter que la Gaule Celtique ne devint la proie d'Arioviste. Il fut unanimement décidé que l'on députerait vers César, à l'effet d'implorer son secours contre les Germains. C'était offrir aux projets de l'ambitieux proconsul une occasion trop belle pour qu'il ne s'empressât de la saisir, car elle servait doublement sa politique en acceptant le rôle de protecteur, il acquérait le droit de s'opposer aux empiétements des Barbares, qu'il voyait avec inquiétude s'habituer à passer le Rhin, et se jeter en si grand nombre dans la Gaule orientale, « que bientôt elle allait tout entière devenir Germanie,» selon l'expression des Éduens. D'autre part, le proconsul, en accordant son alliance aux peuples qui la réclamaient, y trouvait l'avantage de pouvoir s'immiscer dans leurs affaires intérieures, d'entrer sur leur territoire, et de n'en plus sortir avant de s'en être assuré la possession. L'asservissement, voilà ce que coûtait d'ordinaire le patronage du peuple romain.

La députation gauloise vint trouver le proconsul dans son camp. Après l'avoir félicité de ses victoires sur les Helvètes, elle lui demanda de l'entretenir en particulier de choses d'une haute importance. César accorda l'audience sollicitée, et le druide Divitiac, ancien vergobret des Éduens', qui s'était précédemment exilé pour

↑ Chez les Éduens, on nommait vergobret le président élu par le corps des notables. Le vergobret

ne pas souscrire à l'humiliant traité de ses compatriotes avec les Séquanais, fut chargé de porter la parole. Il fit le tableau des dissensions qui avaient partagé les Éduens et les Séquanais, il peignit vivement l'état d'oppression où la Gaule Celtique se trouvait réduite par suite de la tyrannie d'Arioviste; il conclut en demandant au proconsul le secours de ses légions pour contraindre les Germains à repasser le Rhin. Les députés des autres provinces appuyèrent le langage de Divítiac et supplièrent le proconsul de leur accorder sa protection. Les députés des Séquanais gardaient seuls un morne silence: tristes, abattus, immobiles, ils tenaient leurs regards attachés vers la terre. Cette attitude surprit César, qui en demanda la cause. Divitiac reprit la parole: De tous les peuples de la Gaule, dit-il, les Séquanais sont les plus malheureux. Réduits à trembler au seul nom d'Arioviste absent, comme s'il était devant leurs yeux, ils n'osent se plaindre même en secret, ni réclamer un appui. Au moins, les autres Gaulois ont la liberté de fuir; mais les Séquanais, qui ont reçu chez eux Arioviste, qui lui ont livré leurs villes, sont obligés d'endurer tous les tourments.

César avait d'abord accueilli les députés avec bienveillance; lorsqu'il les eut entendus, il releva leur courage avec un ton de voix qui cachait une joie profonde; il leur promit d'être leur intermédiaire auprès d'Arioviste, et de les secourir de toute sa puissance si les négociations étaient infructueuses. Les Gaulois n'avaient pas à craindre que César manquât à sa parole, car lui tout le premier souffrait de voir Arioviste exercer chez eux et sur eux l'autorité d'un maître il n'attendait que le moment où l'on en appellerait à son épée, pour arracher des mains de ce Barbare la proie qu'il convoitait, et pour asservir du même coup à sa domination les peuples qu'il venait protéger. Le proconsul ne perdit pas de temps : il envoya près d'Arioviste une députation chargée de lui laisser le choix d'un endroit intermédiaire pour une entrevue où l'on aurait à traiter des affaires de la République. « Si j'avais besoin de César, répondit le farouche Arioviste, j'irais vers lui; s'il veut de moi quelque chose, qu'il vienne vers moi. Du reste, j'ai peine à comprendre quelle affaire je puis avoir à démêler avec César, dans cette Gaule conquise par mes armes. » Le proconsul lui signifia, par une seconde députation, qu'il eût à ne plus attirer en Gaule de nouvelles bandes d'outre-Rhin, à rendre les otages des familles éduennes et séquanaises, à cesser d'inquiéter les Éduens ou de leur faire la guerre ainsi qu'à leurs alliés. La réponse d'Arioviste fut aussi hautaine que la première : « Je suis maître de ma province gauloise, comme les Romains de la leur. Mon droit vaut autant que celui des Romains. Si l'on avait envie de me disputer ma conquête par la voie des armes, on était libre de l'essayer; mais on apprendrait à connaître la vaillance d'invincibles Germains qui depuis quatorze ans n'avaient pas couché sous un toit. » Ce langage superbe rendait la lutte inévitable: Arioviste et César s'y préparèrent, l'un en appelant d'outre-Rhin de nouvelles bandes, l'autre en traversant la Saône pour entrer dans la Séquanie. Après trois jours de marche, César apprit qu'Arioviste avait conçu le projet de s'emparer de Besançon, et qu'il s'avançait avec toutes ses forces contre cette place. Le proconsul marcha jour et nuit pour prévenir son adversaire :

était une sorte de dictateur qui ne pouvait jamais sortir du territoire national; ses fonctions ne duraient qu'un an.

il le gagna de vitesse, fut reçu par les habitants de Besançon comme un allié, comme un libérateur, et fit de leur ville sa place d'armes.

Besançon, la capitale du pays des Séquanais, était déjà vers ce temps un lieu remarquable: elle occupait, après Bibracte, un des premiers rangs parmi les cités de la Gaule orientale. Quant à l'origine du nom de cette ville et à l'époque où elle fut fondée, on ne sait rien de précis : les études et les recherches n'ont pas manqué à la matière cependant; mais, en définitive, le tout se réduit à des conjectures. Besançon a-t-il été construit par une colonie de Troyens, comme le prétend J.-J. Chiflet; Besançon (Vesontio d'après César, Besantio d'après Ammien-Marcellin, Bissantion d'après les Capitulaires de Charlemagne, Besentio d'après certaines monnaies) vient-il de Vestung, qui signifie forteresse, ou de Bes-on-con, c'est-à-dire roc dans une courbure de rivière, ou bien encore de Wys-sunt-in, mots qui signifient lieu sain sur une rivière, dont les habitants sont pleins de valeur? Ces explications et ces étymologies ont un air trop problématique pour qu'on puisse raisonnablement faire fond sur elles. Quoi qu'il en soit, Besançon était, à l'arrivée de Jules César, la plus forte place des Séquanais, oppidum maximum Sequanorum, comme il l'écrit lui-même. César est le premier qui ait parlé de cette ville, et voici ce qu'il en dit dans ses précieux Commentaires : «Abondamment pourvue de munitions de toute espèce, cette place offre, par sa position naturelle, de grands avantages pour soutenir une guerre. Le Doubs, formant autour de son enceinte comme un cercle parfait, l'environne presque entièrement l'espace que la rivière ne baigne point n'a pas plus de six cents pieds, et cet espace est fermé par une haute montagne, dont le pied touche des deux côtés au Doubs. Un même mur fait de cette montagne une citadelle et la joint à la ville. » Cette description, qui date de dix-neuf cents ans, est encore aujourd'hui d'une rigoureuse exactitude'.

César, après avoir laissé reposer quelques jours à Besançon ses légionnaires, se disposait à marcher contre Arioviste, lorsqu'une sourde terreur se répandit dans le camp elle provenait des récits exagérés que l'on avait faits sur la force et le courage des Germains, sur leur stature colossale, leur air menaçant et farouche. Le mal, dit César, commença par les principaux officiers. Plusieurs lui demandèrent la permission de retourner à Rome; d'autres, retenus par la honte, gardaient le silence, mais laissaient assez voir sur leurs visages le trouble qui les agitait. Ceux-ci faisaient leur testament, ceux-là parlaient de ne pas marcher quand on lèverait les aigles. Les centurions les plus braves, les tribuns eux-mêmes partageaient l'effroi général. César assembla dans son prétoire les officiers de tout grade : « Eh quoi ! leur dit-il, ne connaissez-vous pas les ennemis que nous allons combattre? Ne sont-ce pas là ces Teutons que nos pères ont vaincus au temps de Marius, et sommes-nous devenus inférieurs à nos pères? Qu'importent les avantages que ces Barbares ont remportés sur les Gaulois, plutôt par adresse et stratagème que par la force des armes! Ne venons-nous pas de leur donner la juste mesure de ce qu'ils doivent at

Le tome II des Mémoires et Documents inédits pour servir à l'histoire de la Franche-Comté contient une savante Dissertation de dom Berthod sur les différentes positions de l'ancien Besançon : elle est accompagnée de trois planches gravées, et dont l'une représente Besançon sous les Romains. La physionomie de la ville à cette époque est bien curieuse à étudier.

tendre de nous par la défaite des Helvètes, de ce peuple qui les a vaincus si souvent? Du reste, ajoute César, si je suis abandonné de quelques soldats pusillanimes, je suis certain du moins que la dixième légion ne quittera pas son général, et je marcherai avec elle pour soutenir la gloire du nom romain. » César fut interrompu par les acclamations unanimes: personne n'avait plus peur. Officiers et soldats ne songèrent plus qu'à battre l'ennemi.

César partit de Besançon avec toutes ses légions, renforcées de la cavalerie gauloise. A la septième journée de marche, ses coureurs étant venus l'avertir qu'il ne se trouvait plus qu'à six lieues des Germains, il fit faire halte à ses troupes pour leur donner quelques heures de repos, et prit toutes ses dispositions pour frapper un coup décisif. On croit que ce fut dans les environs de Montbéliard', à cinquante mille pas du Rhin, que les légions romaines s'arrêtèrent. Avant d'en venir aux mains, César eut avec le chef suève l'entrevue qu'il lui avait auparavant demandée : les deux généraux, sans descendre de cheval, conférèrent sur une éminence qui s'élevait entre les deux armées; mais on ne s'entendit pas. Cinq ou six jours se passèrent en vives escarmouches. Arioviste, évitant avec soin la bataille, s'occupait seulement de couper aux Romains les vivres qui leur venaient de Bibracte par la Séquanie. César apprit de quelques prisonniers pourquoi le chef suève refusait d'engager une affaire générale: il sut que les devins avaient consulté le sort et défendaient de combattre avant la nouvelle lune. Le général romain résolut de mettre à profit ces craintes superstitieuses, pour attaquer : le lendemain, il rangea ses troupes auxiliaires devant le camp, forma ses légions sur trois lignes, puis marcha droit à l'ennemi. A son approche, Arioviste sortit enfin d'entre ses chariots avec tous ses guerriers, et se mit en bataille à la hâte. Les femmes germaines encourageaient leurs maris à combattre pour leur liberté; elles les excitaient en leur tendant les bras, en leur montrant leurs enfants.

On chargea des deux parts avec tant de précipitation, que l'on n'eut pas le temps de lancer les javelots; on les jeta pour mettre l'épée à la main. Le combat s'engagea de près avec fureur; mais entre Arioviste et César, c'était la force brutale aux prises avec la force intelligente. De ces deux hommes, l'un agissait en soldat, l'autre en général; l'un combattait avec le bras, l'autre avec la tête; le premier ne connaissait que la fougue désordonnée et sauvage des armées barbares, le second possédait la stratégie froide et savante des armées disciplinées. Arioviste, en un mot, n'avait que la folie de la guerre; César en avait le génie. Cependant le sort de la journée avait un moment paru douteux le grand nombre et le courage désespéré des Germains tenaient la victoire en suspens, lorsque la cavalerie romaine et gauloise s'ébranla, chargea les Germains avec tant d'impétuosité, qu'elle rompit leurs lignes et les fit plier de toutes parts. Ce fut alors un immense massacre : tout ce qui ne parvint pas à repasser le Rhin périt sous le fer de la cavalerie. Le fier Arioviste, perdant à la fois son armée, ses deux femmes et ses filles, ne dut lui-même son salut

1 « J.-J. Chiflet et Schoepflin désignent la plaine de Bavans; dom Jourdain, celle de Granges; et M. de Golbéry, le vaste espace qui sépare le village d'Arcey de ceux de Desendans et Aibre. Cette opinion a en sa faveur la plus grande vraisemblance. » (Ch. DUVERNOY, liv. [er, col. 1714, des Notes et Rectifications de l'édition de Gollut, publiée en 1846.)

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