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sans armée; de plus, tout le prestige de son nom était évanoui: s'il n'avait, à Granson, perdu que ses richesses, c'est son honneur qu'il venait de laisser à Morat; et comme on ne s'arrête plus sur la pente de la fatalité quand une fois on se met à la descendre, c'est par la perte de la vie qu'il allait couronner le désastre d'une dernière défaite.

En attendant, l'orgueilleux vaincu de Morat ne respirait que pour la vengeance. Lui, qui se croyait un autre Annibal, lui sur qui l'Europe avait les yeux fixés, il ne pouvait rester sous le coup de sa double humiliation; et, soutenu par cette énergie fiévreuse que donne l'espoir de laver une grande honte, il ne songeait qu'à rentrer en Suisse à la tête d'une troisième armée. Mais pour recommencer la guerre il fallait des soldats, il fallait des subsides; et le duc, qui n'avait ni l'un ni l'autre, convoqua les états de chacune de ses provinces afin d'en obtenir les moyens de « recouvrer son honneur. » Ici d'autres mécomptes allaient commencer.

La première protestation partit des états de la Comté de Bourgogne. Le duc, qui les avait réunis dans l'église de Saint-Anatoile à Salins, prit la parole et la garda deux heures. Il fit d'abord entendre aux états qu'il fallait savoir résister à la mauvaise fortune, leur cita l'exemple des Romains après la bataille de Cannes, et dit que les Bourguignons, jadis vainqueurs des Romains, ne devaient pas montrer moins de constance et de fermeté. Venant ensuite à lui-même, il leur parla de sa race, de sa puissance, de ses projets, du royaume de Bourgogne qu'il voulait établir, de la nouvelle armée de quarante mille hommes qu'il se proposait de former, et conclut en taxant chacun de ses sujets au quart de leur avoir.

Les états, épouvantés des extrémités auxquelles le duc voulait les entraîner, auraient désiré lui parler de paix; mais c'était perdre son temps que de prononcer le mot de paix devant un homme dont l'orgueil intraitable n'avait jamais souffert la moindre opposition. Cependant les députés étaient résolus à remplir leur devoir; et leur réponse, bien qu'enveloppée des formes les plus respectueuses, fut aussi ferme que digne. Après avoir donné les louanges accoutumées à la valeur du duc, l'orateur des états lui représenta « que les choses n'étaient pas telles que son ardeur et son courage les lui faisaient voir; que depuis plusieurs années la fleur de la noblesse et de tous ceux qui étaient habitués aux armes avait été enlevée du pays et n'y était pas revenue tant d'apprêts de guerre, tant d'équipages, tant d'artillerie avaient exigé de si fortes dépenses, que la province se trouvait épuisée. Le commerce était interrompu. Les ennemis avaient fait plus d'une course, brûlant les villes et les villages, dévastant les champs. Les terres restaient en friche, et la famine menaçait le pays. L'orateur priait le duc de songer à son père, de glorieuse mémoire, qui avait fait aussi de grandes guerres, mais n'avait jamais mis en oubli le salut du pauvre peuple. La maison de Bourgogne avait bien assez de seigneuries et de puissance, sans qu'il fût besoin de tenter d'autres conquêtes. Du reste, pour montrer à leur prince toute leur bonne volonté, les états offraient de faire un dernier effort, et de lever trois mille hommes qui seraient employés à garder la province contre les courses de l'ennemi. »

Une telle réponse n'était guère de nature à satisfaire le duc; aussi l'accueillit-il avec colère, en disant aux états qu'il avait cru les trouver plus vaillants et plus

dévoués, mais que par bonheur il lui restait d'autres sujets plus empressés à venger leur honneur et celui de leur souverain. Il se trompait. Les états du duché de Bourgogne assemblés à Dijon, ceux des Pays-Bas convoqués à Bruxelles, blåmèrent énergiquement les fautes du prince et déclarèrent qu'ils ne l'aideraient ni d'hommes ni d'argent pour soutenir une guerre injuste. C'est que depuis longtemps on était fatigué de ce maître impitoyable qui se jouait du bien-être comme de la vie de ses sujets, et dont l'orgueil, la tyrannie, l'ambition pesaient à tous : au peuple, qui l'accusait de sa misère; au clergé, qui l'accusait de la lourdeur des impôts; à la noblesse, qu'il ruinait et décimait par ses guerres continuelles: et si la haine universelle qu'on portait au duc s'était contenue tant que sa puissance le rendait redoutable, elle éclatait, maintenant que des revers mérités l'avaient réduit à ne plus être craint. Le duc devint fou de colère il ne parlait que d'envoyer au gibet ou de faire décapiter tous ceux qui ne se mettraient pas corps et biens à sa disposition; mais il s'en tint aux menaces, et il eut raison, car s'il eût essayé des moyens de rigueur, une révolte générale éclatait. S'affaissant alors dans un morne chagrin, il alla s'enfermer au fond du vieux château de la Rivière, près de Pontarlier, et y passa deux mois, sombre, farouche, inabordable, attendant toujours des soldats qui ne devaient pas venir. Pendant ce temps-là, sa fortune achevait de crouler. Ceux de ses alliés qui lui restaient encore l'abandonnèrent, et le duc René II lui reprit en quelques jours la Lorraine. Ce fut avec une petite armée de quatorze ou quinze cents hommes seulement, que le jeune duc reconquit ses États; mais il faut dire que toutes les villes lorraines se déclarèrent en sa faveur, et qu'elles l'aidèrent à chasser leurs garnisons bourguignonnes. Nancy seul opposa de la résistance: les Bourguignons qui s'y trouvaient ne capitulèrent qu'après une défense vigoureuse; et, le 6 octobre 1476, René faisait sa rentrée à Nancy, au milieu des cris de joie de la population.

La nouvelle de ces événements tira le Bourguignon de son inaction funeste. Il rassembla six mille hommes, tant des débris de son armée que des levées comtoises; et, prenant son chemin par Besançon, Vesoul, Châteauneuf, Toul, il arriva, le 22 octobre, sous les murs de Nancy, dont il commença aussitôt le siége. Le duc René se trouvait trop inférieur en forces pour tenter les chances d'une bataille : il sortit de Nancy, après avoir fait promettre aux habitants qu'ils tiendraient deux mois, courut en Suisse demander des secours à ses alliés, et par l'appât d'une forte solde il décida huit mille d'entre eux à s'enrôler. Pendant que René assemblait à Bâle ses auxiliaires, la situation de Nancy devenait chaque jour plus critique la famine y sévissait d'une manière si rigoureuse, que la garnison en était réduite à se nourrir de la chair des chevaux, des chiens, des chats et des rats. Mais, grâce à l'âpreté de la saison, qui faisait périr de froid, de misère ou de maladie l'armée bourguignonne; grâce surtout à la conduite de l'Italien Campo-Basso, l'homme en qui Charles avait le plus de confiance, et qui le trahissait pour se venger d'un soufflet que le duc lui avait donné dans un moment de colère, le siége n'avançait pas.

Enfin le duc René se mit en marche avec ses huit mille Suisses dès qu'il se vit assuré de leurs bonnes dispositions, il s'empressa de mander à tous les commandants des places lorraines de réunir leurs contingents; il grossit son armée, chemin

faisant, de Souabes, d'Alsaciens, de Français, et le 4 de janvier 1477 il arriva près du camp bourguignon avec une vingtaine de mille hommes. La veille, Campo-Basso avait levé le masque en désertant avec ses gens. Vainement conseilla-t-on au duc de Bourgogne de se retirer devant des forces quadruples des siennes : devenu plus irritable par le malheur, et plus absolu dans ses volontés, il rejeta tous les avis, il s'emporta en injures contre les chevaliers qui avaient parlé de lever le siége: « Ce soir, dit-il, nous donnerons l'assaut à la ville, et demain nous livrerons la bataille. » L'assaut fut donné, mais repoussé; on se prépara pour le lendemain à la bataille.

Charles s'arma dès le matin. Comme il mettait son casque, le lion doré de Bourgogne vint à se détacher du cimier et tomba : « C'est un signe du ciel, » dit-il tristement. La bataille s'engagea le dimanche 5 janvier, entre les dix et onze heures. Elle dura peu. Dans les premiers moments, les hommes d'armes de Charles remportèrent quelques légers avantages sur les cavaliers du duc de Lorraine; mais, lorsque les Bourguignons se virent assaillis par l'avant-garde suisse, lorsqu'ils eurent entendu le retentissement des terribles trompes d'Uri et d'Unterwalden qui les avaient tant effrayés à Granson et à Morat, tout fut dit: ils se débandèrent et commencèrent à fuir vers les montagnes voisines. Charles a remarqué ce mouvement. Il pique des deux pour voler sur le point où se montrait le désordre; par ses menaces et ses exhortations, il ramène les fuyards et parvient à rétablir le combat. Efforts inutiles! En un instant l'armée bourguignonne est écrasée : Charles voit tomber autour de lui tous ses plus braves guerriers, il voit se disperser le peu de soldats qui lui restent, et lui-même n'a bientôt plus qu'à chercher son salut dans la fuite. Alors il s'élança de toute la vitesse de son coursier, à travers les rangs ennemis, pour regagner le quartier qu'il avait occupé pendant le siége de Nancy; mais on dit qu'au moment où il faisait franchir un fossé à son cheval, il fut atteint par un gentilhomme lorrain, nommé Claude de Beauzemont, qui l'abattit d'un coup de lance. Le duc se releva et se mit en défense; frappé de deux autres coups, il s'écria Sauve le duc de Bourgogne! Claude de Beauzemont, qui était sourd, et qui crut entendre: Vive le duc de Bourgogne! revint à la charge, fendit la tête à son adversaire, depuis l'oreille jusqu'à la bouche, et passa outre sans savoir à qui son bras avait donné la mort.

Quel contraste et combien sont étranges les vicissitudes de la fortune! Le soir même de la bataille, le duc René, fier, joyeux, salué des acclamations populaires, faisait son entrée triomphale dans sa bonne ville de Nancy. Le surlendemain de cette bataille, on trouvait dans l'étang Saint-Jean un corps mutilé, complétement nu; la moitié de la figure était prise dans la glace, et les bêtes avaient déjà mangé l'autre moitié c'était le cadavre du duc de Bourgogne. On ne le reconnut qu'à quelques signes particuliers.

Telle fut à quarante-quatre ans la fin de ce fameux Charles de Bourgogne, le dernier représentant de la grande vassalité. Celui qui l'avait vaincu par la main des Suisses et des Lorrains, c'était le fondateur de la royauté bourgeoise, c'était Louis XI. Charles de Bourgogne fut le dernier duc de sa race: prince orgueilleux et justement surnommé le téméraire, il n'avait réussi, par ses fautes, son ambition

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et ses rêves de conquête, qu'à consommer la ruine de sa maison; homme d'un caractère sombre, cruel et perfide, nul ne le regretta; personnage extraordinaire, il avait tant occupé les esprits pendant sa vie, que la crédulité populaire en fit une sorte d'être merveilleux après sa mort on fut longtemps sans pouvoir s'imaginer que le grand duc d'Occident, comme on l'appelait, n'existât plus, et cette croyance contribuait à semer sur sa renommée les bruits les plus étranges, à le rendre le sujet de mille histoires fabuleuses. On l'avait vu passer à tel endroit, disaient les il se tenait renfermé dans quelque château, disaient les autres; on le gardait prisonnier en Allemagne, répétait-on plus loin; et l'on s'attendait si généralement à le voir reparaître, que dix ans encore après sa mort, des gens du peuple faisaient la gageure qu'il allait revenir; que des marchands livraient gratuitement leurs marchandises, à la condition qu'on la leur payerait le double lors de son prochain retour. De tout temps les hommes ont eu l'imagination ainsi faite lorsqu'ils voient quelqu'une de ces puissantes individualités agiter dans leurs mains les destinées des peuples, ou remplir du bruit de leur nom les échos du monde, ils se plaisent à leur donner une physionomie à part, à les environner d'un prestige qui les distingue des autres humains; ils semblent s'habituer à ne pas croire leur être matériel plus périssable que leur souvenir et quand arrive le jour où ces brillants météores s'effacent de la terre, l'esprit des masses reste incrédule devant la pensée qu'ils ont à jamais disparu. Sans remonter aux noms des temps antiques, est-ce que FrédéricBarberousse en Allemagne, don Sébastien en Portugal, Charles XII en Suède, n'ont pas été tour à tour marqués du cachet de cette existence posthume? et n'avons-nous pas vu dans notre siècle toute une génération de soldats faire survivre Napoléon à lui-même? Un vieux grenadier à qui l'on disait que son empereur était mort, ne répondait-il pas d'un air profondément convaincu : « Lui mort! on voit bien que vous ne le connaissez pas ! »

che-Comté. ·

les Pays-Bas.

CHAPITRE NEUVIÈME.

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Marie de Bourgogne et Louis XI. — Démembrement des États bourguignons. Le nom de FranRéunion de la Bourgogne à la France. - Événements en Picardie, en Artois, dans - Hugonet et Himbercourt. · Fautes de Louis XI. — Soulèvement de la FrancheComté. Les états de Dôle. - Jean de Chalon-Arlay IV, prince d'Orange. Le sire de Craon.Insurrection de Dôle. — Conduite du prince d'Orange. — Il est nommé lieutenant général. — Organisation des moyens de défense. Les Suisses auxiliaires. - Guillaume de Vaudrey, commandant de Vesoul. Succès des Franc-Comtois. Colère de Louis XI contre le prince d'Orange. — Bataille du pont de Magny. Le sire de Craon à Besançon. -Siége de Dôle. Lettre d'un Gascon. - Défense des Dolois. Claude de Vaudrey à Gray. — Expulsion des Français de cette ville; le capitaine Sallazar. — Victoire des Dolois. La procession commémorative et la devise. — Mariage de Marie de Bourgogne. La Franche-Comté sous la maison d'Autriche. - Reprise des armes en Franche-Comté. - Charles d'Amboise. Charles de Neufchâtel à l'assemblée de Zurich. - Nouveau siége de Dôle. - Attitude des habitants. - Épisode de la forêt de Chaux. – par Sigismond d'Autriche. — Lâche trahison. - Sublime désespoir des Dolois. La cave d'enfer.- Soumission de Salins et de Poligny. Courageuse résistance des Arboisiens. -Soumission du bailliage d'Amont. - Désastre de Vesoul. Charles d'Amboise et les gouverneurs de Besançon. - Guerre dans la montagne. État de la Franche-Comté. - Bataille de Guinegate. Louis XI à Saint-Claude. - Mort de Marie de Bourgogne. - Traité d'Arras. - Derniers jours de Louis XI; Jacques Coictier, de Poligny. Charles VIII, successeur de Louis XI. - Les états de Besançon. Historique de l'imprimerie en Franche-Comté; Salins. Maximilien d'Autriche et Anne de Bretagne. Troisième guerre en Comté. Succès de Maximilien. - Le traité d'association. Le sire de Baudricourt. Journée de Dournon. Paix de Senlis. Franche-Comté rendue à l'Autriche.

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Il y a de ces hommes funestes qui n'apportent avec eux qu'agitation et discordes et ne laissent, après leur disparition, que troubles et calamités tel fut Charles le Téméraire. « Dieu veuille avoir votre âme, beau cousin, disait le duc René de Lorraine en s'approchant du lit de parade où l'on avait déposé le cadavre du prince; vous nous avez fait à tous bien des maux et des douleurs. » Trois siècles plus tard, le roi de France Louis XV, visitant à Bruges le tombeau de Charles et celui de sa fille, s'écriait : « Voilà l'origine de toutes nos guerres. » Ce mot n'était que trop vrai.

La fortune de la maison de Bourgogne, si rudement ébranlée par les fautes et les revers du dernier duc, avait plus que jamais besoin d'un bras puissant pour la soutenir; et c'était aux débiles mains d'une jeune fille de vingt ans, que la tâche d'empêcher le croulement de cette grande fortune se trouvait abandonnée. On comprend par là que la noble maison de Bourgogne, « qui tant avait été riche, glorieuse et honorée de près et de loin,» selon l'expression de Comines, touchait à sa ruine: car, d'un côté, la princesse Maric, faible femme sans expérience, sans éducation politique, ne pouvait rien par elle-même; et, de l'autre, cette jeune héritière ne devait voir personne se lever en sa faveur, la conduite insensée de son père ayant fait périr sur les champs de bataille, ou réduit en captivité, ou jeté dans les bras de la France, les meilleurs chevaliers des Bourgognes et des Pays-Bas. Marie se trou

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