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Voilà comment les nobles fils de la Franche-Comté comprendront leur rôle d'hommes libres, et comment ils mériteront qu'un jour l'écrivain militaire marquis de Montglat, qui les aura vus à l'œuvre, écrive pour eux cette phrase, où tout leur caractère est peint:

«Les peuples de ce pays sont si amateurs de leurs franchises, qu'ils hasarderaient leurs biens et leurs vies pour les maintenir, et aimeraient mieux perdre tout ce qu'ils ont au monde, que de changer de domination: ce qui fait qu'il est plus difficile qu'on ne pense de les assujettir, d'autant qu'on ne peut le faire qu'à coups d'épée, et qu'il faut abattre le dernier de cette nation avant que d'en être le maître! » Un peuple pour lequel on écrit de semblables lignes est un grand peuple et nous, descendants de ces Franc-Comtois à l'âme antique, nous devons être fiers d'avoir eu pour aïeux des hommes qui sentaient, qui agissaient, qui se dévouaient ainsi.

CHAPITRE CINQUIÈME.

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Philippe le Hardi, duc de Bourgogne. · Louis de Male; sa fille; sa mère.

le Hardi. Louis de Male et les Flamands.

Mariage de Philippe Philippe le Hardi et ses frères. - Les Gantois; Philippe Artewelde; bataille de Rosebecq. Mort de Marguerite Ire. - Louis de Male, comte de Bourgogne; sa mort. Philippe le Hardi, comte de Bourgogne. Philippe le Hardi et les Flamands; traité de paix. - Philippe le Hardi et la Comté de Bourgogne. Le parlement de Dôle. Les lettres de commandise. La réunion des états; la bourgeoisie. — Philippe le Hardi et l'archevêque de Besançon. Les bourgeoisies du prince. Les habitants de Morteau. — Mécontentement de la noblesse; Jean de Chalon-Arlay, prince d'Orange. Guillaume Faguier et Jean de Chalon. - Arrestation et condamnation de ce seigneur. Gérard d'Athier et Philippe le Hardi. Révocation des libertés comtoises. Douleur et colère. Humbert de Thoire-Villars. Sédition à Besançon. Situation de Philippe le Hardi; sa mort; son caractère; ses actes.

Charles V dit le Sage, successeur du roi Jean au trône de France, avait été sacré à Reims le 19 mai 1364: le 31 du même mois, Charles confirmait à son frère Philippe la donation du duché de Bourgogne, que le roi Jean avait faite à celui-ci en septembre 1363. C'était un acte impolitique: il créait cette seconde maison de Bourgogne qui devait rivaliser avec la maison de France, renouveler la grande féodalité et bouleverser le royaume pendant un siècle! Philippe, jeune prince beau, vaillant, disert, ambitieux, et le premier de ces quatre éclatants personnages historiques dont Brantôme a dit : « Je crois qu'il ne fut jamais quatre plus grands ducs les uns après les autres comme furent ces quatre ducs de Bourgogne'; » Philippe avait montré de bonne heure qu'il serait homme d'un haut caractère. A quinze ans il donnait déjà des preuves d'un courage chevaleresque et d'une fierté royale; ce qui lui valut l'épithète de Hardi il fut ainsi surnommé, « soit, dit Gollut, pour ce que d'un cœur assuré, hardi et résolu, il combattit sur le corps de son père et à la garde d'iceluy en la journée de Poitiers..., soit pour ce qu'il donat un soufflet à un des grands seigneurs d'Angleterre, pour autant que ce grand seigneur, que l'on dict avoir été le duc de Lancastre, en servant les rois de France et d'Angleterre, avoit présenté service au roy d'Angleterre, avant que d'aller au roy françois; adjoustant sur le soufflet « Quoy! oses-tu bien servir le roy d'Angleterre le premier, quand le roy « de France se treuve présent! » Ce que le roy Édouard III d'Angleterre, qui faisoit compte des actes généreux autant ou plus que d'autres choses du monde, maguifiat grandement, et luy dict alaigrement et d'une voix joïeuse : « Vous estes « Philippe le Hardi. » Déjà duc de Bourgogne, l'ambitieux Philippe avait voulu devenir comte de Bourgogne en prétendant que la Comté était un fief masculin et en en obtenant l'investiture de l'empereur d'Allemagne Charles IV, au détriment de la palatine Marguerite Ire : mais on a vu comment les hauts barons comtois s'étaient

Philippe le Hardi, Jean-sans-Peur, Philippe le Bon, Charles le Téméraire.

opposés à ses prétentions; comment Charles V, roi de France, douloureusement affecté de la guerre entre les deux Bourgognes, y avait mis fin par la reconnaissance des droits de la légitime héritière. Vers le même temps, Charles V poursuivait une grande affaire, qui fut menée à bien avec le concours de Marguerite, et qui fit de Philippe le Hardi le plus puissant seigneur féodal de l'Europe.

L'héritier présomptif de l'Artois et de la Comté de Bourgogne était Louis de Male, fils de la palatine Marguerite, et comte de Flandre, de Nevers et de Réthel. Louis de Male n'avait qu'une fille c'était cette même Marguerite de Flandre, mariée en 1360 au duc Philippe de Rouvre et demeurée veuve au bout de quelques mois. La jeune Marguerite, appelée à réunir un jour cinq comtés sur sa tête, se trouvait donc être, sous le rapport de la richesse comme au point de vue politique, un magnifique parti. On le savait bien en Angleterre. Depuis plusieurs années, le souverain de ce royaume, Édouard III, recherchait la main de Marguerite pour l'un de ses fils, pour Edmond, duc de Cambridge, et même, durant un voyage fait à Londres en 1364 par Louis de Male, le mariage avait été conclu; mais il fallait une dispense du pape (les deux jeunes princes étaient parents), et le saint-père, après avoir longtemps différé cette dispense, la refusa définitivement. Il cédait en ceci aux pressantes sollicitations du roi de France Charles V, qui de son côté avait demandé pour son frère Philippe le Hardi la main de l'héritière de Flandre: Louis de Male s'était refusé à l'accorder, d'abord parce qu'il en voulait au roi de France, qui lui retenait injustement les villes de Douai, Orchies et Lille, et ensuite parce qu'il voyait les Flamands se prononcer avec énergie contre cette alliance. Charles V cependant ne s'était pas rebuté: un jour il sort de Paris, accompagné de la comtesse Marguerite, mère de Louis de Male, et se rend à Tournai, où il mande au comte de se trouver; mais Louis de Male prétexte une maladie pour ne pas venir à l'entrevue. En présence de ce mauvais vouloir, la palatine Marguerite sent sa fierté se révolter; et comme elle avait à cœur d'unir sa petite-fille à Philippe le Hardi, elle prend une résolution aussi noble que patriotique. Elle fait d'abord comprendre à Charles V que le comte son fils ne voudra rien écouter tant qu'on ne lui restituera pas Douai, Orchies, Lille; elle engage le roi, elle le décide à céder sur ce point, puis elle se rend elle-même à Malines auprès de son fils. Elle commence par lui parler de l'alliance avec l'Angleterre, lui remontre les dangers qu'elle doit avoir pour la France, les dommages qu'elle peut causer à ses propres sujets de Flandre; elle en vient ensuite aux concessions du roi Charles V; enfin, d'une voix pleine de prières et de larmes, elle adjure son fils de consentir au mariage de Marguerite avec le duc de Bourgogne. Sur la raison alléguée par le comte, qu'il a donné sa parole au roi d'Angleterre « Mon fils, s'écrie Marguerite en écartant brusquement sa robe et découvrant son sein, moi ta mère, comtesse et palatine de Bourgogne et d'Artois, te prie de faire en ces noces ce que ton roi et moi ta mère, désirons; autrement, si tu refuses, je te jure que je jetterai aux chiens cette mamelle que je touche, et la trancherai en ta présence, pour un opprobre éternel sur ton nom, et pourvoierai que toi ou les tiens ne puissent jouir des pays et seigneuries qu'il a plu à Dieu me donner. Ne pense pas que je veuille permettre que les Anglais se glorifient et s'avantagent du mien, et qu'ils s'en puissent servir pour la ruine de ma maison. Non, non ; je sais

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comment j'y dois pourvoir si toi-même ne trouve le remède, faisant ce de quoi, moi ta mère, te prie et tant instamment te requiers. »

Ce mouvement d'une dignité toute romaine et cette énergique apostrophe prononcée d'une voix accentuée par le courroux produisent sur l'âme du comte une impression décisive: il se jette aux pieds de sa mère en protestant de son affection pour elle, il la supplie d'oublier ses ressentiments, et lui promet de ne donner à Marguerite d'autre époux que Philippe de Bourgogne; seulement il demande qu'on ne se hâte pas de conclure le mariage, afin de lui laisser le temps de dégager sa parole vis-à-vis le roi d'Angleterre.

Voilà comment la Comté de Bourgogne, où le nom seul d'Anglais était une injure, échappa à la domination de ce peuple abhorré; mais disons-le, la France ne sait pas assez qu'elle doit à Marguerite, la noble comtesse de Bourgogne, une éternelle reconnaissance pour sa généreuse et patriotique démarche. En effet, si le duc de Cambridge eut obtenu la main de la jeune héritière, la Flandre, l'Artois, la Comté de Bourgogne, les comtés de Nevers et de Réthel, devenaient la propriété de l'Anglais; et l'acquisition de ces belles et riches provinces, jointe au nombre de celles qu'il possédait déjà en France depuis le traité de Brétigny, lui assurait une prépondérance dont on n'ose calculer tous les résultats.

Ce brillant mariage, destiné à faire de Philippe de Bourgogne le plus puissant des princes de l'Europe qui ne portaient pas la couronne royale, fut conclu le 12 avril, dans les premiers jours de 1369 (l'année commençait alors à Pâques), et le 19 juin suivant, les neces se célébrèrent à Gand, au milieu d'une grande magnificence. Peu de temps après, les nouveaux époux se rendirent à Dijon, la capitale du duché de Bourgogne, où la noblesse presque entière des deux Bourgognes vint les complimenter. Des fêtes et des réjouissances marquèrent leur séjour dans cette ville.

Durant les années qui suivirent, Philippe le Hardi s'occupa fort peu des affaires de son duché, lequel avait bien besoin cependant de soulagements et de réformes; mais Charles V avait besoin aussi du bras de ses plus habiles capitaines pour reprendre aux Anglais les provinces qu'ils tenaient en France, et comme le roi avait la plus haute confiance dans les talents militaires et la bravoure de son frère Philippe, il l'envoyait tantôt en Champagne, tantôt en Picardie, tantôt en Guienne ou en Normandie, partout enfin, combattre les ennemis du royaume. Pendant ce tempslà survenaient en Flandre des événements qui réclamèrent à leur tour l'intervention du duc de Bourgogne. Louis de Male son beau-père, prince orgueilleux, brutal et débauché, s'aliénait de plus en plus l'esprit des Flamands, en attaquant ouvertement leurs priviléges pour donner satisfaction à sa haine contre la bourgeoisie, en leur imposant des tributs illégaux pour subvenir à ses prodigalités, en excitant les rivalités des principales villes pour affaiblir leur influence. Mais, à la fin, la patience manqua aux Flamands, et les plus bouillants d'entre eux, les Gantois, se confédérèrent sous le nom de blancs-chaperons (an 1379), massacrèrent un des baillis de Louis de Male, pillèrent plusieurs châteaux, et, entrainant dans le mouvement Bruges, Ypres, Courtrai et d'autres cités, ils vinrent, avec les milices réunies de ces différentes villes, assiéger Oudenarde, où s'était retirée presque toute la noblesse flamande. Les insurgés, au nombre de soixante mille, bien armés, bien pourvus des

choses nécessaires à la guerre, ne pouvaient manquer de réduire Oudenarde, sinon par attaques, du moins par famine. Louis de Male le comprit, et, d'après les conseils de la palatine Marguerite sa mère, il se résolut à traiter, en chargeant le duc de Bourgogne son gendre de s'interposer entre ses sujets et lui. Le duc vint à Arras. Son esprit conciliant, l'affabilité de ses manières, la douceur de son langage ramenèrent les Flamands à des sentiments moins hostiles; ils acceptèrent les propositions du duc, et la paix fut conclue. Elle ne devait pas être de longue durée.

D'Arras, Philippe le Hardi se rendit au Mans pour attendre au passage une armée anglaise qui se dirigeait, par la Beauce et le Maine, vers la rivière de Sarthe ce fut là que le duc se proposait d'arrêter les Anglais, et il allait leur livrer bataille, lorsqu'on apprit que Charles V venait de mourir (16 septembre 1380). On signa une trève.

Charles V descendait dans la tombe au moment où le royaume avait plus que jamais besoin d'une main habile et ferme, et le fils qu'il laissait comme successeur était un enfant de douze ans à peine aussi le nouveau règne devait-il être pour la France un des plus désastreux qu'elle eût encore traversés, car ce règne n'allait pas durer moins de quarante-deux ans ! Au début, on voit les trois oncles paternels de Charles VI, les ducs d'Anjou, de Berri, de Bourgogne, et son oncle maternel, le duc de Bourbon, se disputer la tutelle, se disputer la régence, et, ne songeant chacun qu'à leurs intérêts personnels, donner l'exemple, les uns d'une rapacité sans égale, les autres d'une prodigalité sans limites. Plus tard, ces mêmes hommes, au lieu d'apporter à l'éducation du jeune prince une sollicitude intelligente et profitable à la chose publique, s'efforceront à l'envi d'étouffer les bons instincts de son cœur : ils le laisseront grandir dans une ignorance extrême, mais en revanche ils éveilleront ses goûts pour les plaisirs, les fêtes, les exercices chevaleresques; ils le rendront incapable de s'occuper des affaires de l'État, mais en retour ils lui apprendront que les plus glorieux triomphes d'un roi sont les triomphes remportés sur ses peuples. Plus tard encore, lorsque Charles VI voudra gouverner lui-même, le malheureux sera frappé de démence en traversant une forêt, et depuis cette époque jusqu'à sa mort, la France, déchirée par les factions, livrée aux guerres civiles, humiliée sous les victoires de l'étranger, la France présentera le plus douloureux des spectacles et souffrira tout ce qu'une nation peut souffrir. Un seul, parmi ces princes de la fleur des lis, montrera quelque pudeur, quelque dignité même au milieu de l'abaissement général : c'est Philippe le Hardi. Tout en travaillant à élever la fortune de sa maison ducale, il n'oubliera pas que le royaume est sur le penchant de sa ruine: il le défendra vaillamment contre les ennemis du dehors; il essayera de l'arracher aux périls de l'intérieur et de remettre un peu d'ordre dans l'administration. Par son activité, ses talents, ses vues politiques, il neutralisera l'influence de ses autres frères; il acquerra sur les affaires du gouvernement une prépondérance marquée; enfin, durant les vingt dernières années de sa vie, il sera le roi de la France. Il est vrai que la cour, jalouse de l'ascendant du duc, cherchera par tous les moyens à l'entraver dans sa marche; et c'est de cette jalousie que naîtront, entre les maisons de Bourgogne et d'Orléans, les germes de cette haine héréditaire qui porteront un jour des fruits si funestes.

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